Chapitre du 13 décembre 2009

Abbaye de Scourmont

 

Prologue de la Règle de saint Benoît

 

Écoute, fils, les préceptes du Maître

et incline l’oreille de ton coeur ;

reçois volontiers l’enseignement d’un Père aimant

et accomplis-le efficacement,

afin de retourner par le labeur de l’obéissance

à Celui dont tu t’es détourné par la paresse de la désobéissance.

          Ces deux premiers versets du Prologue de la Règle donnent déjà toute l’orientation non seulement de la Règle, mais de la vie monastique elle-même. Celle-ci n’est pas présentée comme un état, mais comme un cheminement.  On parle facilement de nos jours de l’état monastique ou de l’état religieux, et on le présente parfois comme un état de perfection. Les Anciens, y compris Benoît, parlaient plutôt de « voie », et donc de cheminement. 

 

          Ce cheminement est perçu comme un retour. Ceci implique une vision tout à fait positive de la nature humaine, qu’on trouvait déjà dans des écrits du monachisme primitif comme la Vie de saint Antoine par Athanase d’Alexandrie. Nous n’avons pas ici la théologie de l’image de Dieu, qu’on retrouve chez les Pères de l’Église et ensuite dans toute la spiritualité médiévale ;  mais nous avons la vision selon laquelle nous sommes issus de Dieu ; nous nous sommes éloignés de Lui, et nous devons retourner à Lui. C’est là le but de toute vie humaine. C’est évidemment aussi le but de la vie monastique chrétienne, mais celle-ci implique l’utilisation de moyens particuliers.

          Cette vision toute positive du monachisme chrétien est très différente de la pensée gnostique et dualiste, qui se développait à la même époque.  Pour les diverses écoles du gnosticisme, nos âmes sont des étincelles de divinité qui sont tombées dans la matière et qui doivent se libérer de tout ce qui est matériel et temporel, afin d’être réintégrées à la divinité.  Pour Benoît, c’est tout l’être, l’homme tout entier – esprit, âme et corps – qui s’est détourné de Dieu et c’est donc l’être tout entier qui doit retourner à Dieu.         

          La personne à qui s’adresse ce Prologue, et donc toute la Règle, a la qualité de fils.  La plupart des traductions françaises rendent « Obsculta, o fili » par « Écoute, mon fils... ». C’est évidemment une traduction légitime du point de vue grammatical ;  mais je crois que l’addition de l’adjectif « mon » est déjà une interprétation réductrice.  Personnellement je tends à croire que l’auteur du Prologue ne s’adresse pas au lecteur comme à son fils (un peu comme Dom Gabriel Sortais qui commençait toujours ses conférences aux communautés ou ses lettres par « chers fils ») mais qu’il reconnaît plutôt – ou en tout cas reconnait aussi – au lecteur sa qualité de fils ... par rapport au Père éternel le pius pater, ou le père aimant dont il parle tout de suite après.         

          L’attitude fondamentale première du Chrétien, et donc du moine, est donc de se reconnaître fils de Dieu et donc frère du Christ, qui est le premier né d’une multitude de frères.  Et donc, dans ce mouvement de retour au père dont on s’est détourné, on peut voir en filigrane la parabole de l’Enfant prodigue.  Nous sommes tous cet enfant prodigue qui, par la paresse de la désobéissance s’est éloigné de Dieu et qui, par le labeur de l’obéissance revient à lui, et qui est toujours reconnu et embrassé come fils, même s’il se juge indigne de ce titre.

          Se reconnaître comme fils implique en tout premier lieu une attitude d’écoute.  « Écoute, fils, les préceptes du Maître ».  Qui est ce maître ?  De nombreuses possibilités d’interprétation ont été avancées par les commentateurs de la Règle.  Je ne crois vraiment pas que le maître dont il soit question ici soit l’auteur de la Règle. Il s’agit plutôt du Christ, qui, au moment même où il donnait à ses disciples l’exemple du service, au dernier Repas, leur disait : « Vous m’appelez Maître et je le suis... ».

          Il convient donc d’écouter les préceptes du Maître, qui se résument dans les deux préceptes de l’amour de Dieu et du prochain et de recevoir l’enseignement du Père, que le Fils Unique nous a transmis : « Tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître... » C’est l’enseignement qu’on trouve dans tout l’Évangile, mais particulièrement dans les paraboles.

          L’écoute dont il est question dans ce premier mot du Prologue (Obsculta), c’est donc tout d’abord l’Écoute de la Parole de Dieu, où se trouve tout l’enseignement du Christ notre Maître.  Cet enseignement, il ne faut pas simplement le connaître intellectuellement ;  il faut l’entendre avec un coeur ouvert (avec les oreilles du coeur, dit le texte).  Il faut le « recevoir », un peu comme les grands documents fondateurs d’une famille spirituelle, ou les décisions d’un Concile œcuménique, doivent être « reçus » (ce qui prend souvent quelques générations) et être finalement mis en pratique d’une façon intégrale et pratique (efficaciter cumple) – ce qui, pour un Concile œcuménique, semble devoir prendre au moins un siècle.

          L’écoute dont il est question au début de ces deux versets, et l’obéissance mentionnée à la fin des mêmes versets, sont une seule et même chose.

          Il est aussi intéressant de voir que l’obéissance (qui sera si importante dans toute la Règle, est présentée comme un labeur (labor) et que la désobéissance est présentée comme un paresse (desidia). Nous verrons plus loin que ce labeur, dans la vie cénobitique, consiste à vivre selon une Règle commune et que la paresse consiste à vivre selon sa fantaisie personnelle ou son goût du moment.

          En ce Temps de l’Avent, écoutons la voix de Celui qui vient – celui qui est venu d’auprès du Père pour nous montrer le chemin du retour vers le Père.

Armand Veilleux