1 mars 2020 - premier dimanche de Carême « A »

          Dieu a créé l’homme et la femme à son image. Il en a fait des êtres de communion et a même insufflé en eux son propre souffle, son esprit de communion.  Et il leur a fait un don extrêmement dangereux, celui de la liberté. Depuis lors -- depuis le premier homme et la première femme jusqu’à nous -- l’être humain est soumis à la tentation, c’est-à-dire au tiraillement entre l’appel à la communion, qui est un appel à la plénitude de vie, et la tendance à refuser la communion pour se replier sur soi.

 

          Ce repli sur soi, qui est d’abord oubli de l’autre, puis facilement rejet de l’autre, est à l’origine de tous les égoïsmes, de toutes les tensions entre personnes et entre communautés ou nations, et de toutes les guerres.

          Dans le beau récit mythique de la création, plein d’une grande révélation sur Dieu et sur l’homme, que nous trouvons au début du Livre de la Genèse, il y a tout d’abord un dialogue entre Dieu et sa créature avec qui Dieu veut tout partager. La première tentation a été celle de refuser ce dialogue, cette altérité, cette situation où il y avait don et réception de vie et d’amour, dans le fol espoir de s’identifier à l’autre. « Vous serez comme des dieux », dit le tentateur.  Tentation aussi de préférer la connaissance à l’amour. « Vous connaîtrez le bien et le mal », ajoute le tentateur.

          Dès que la relation d’amour avec Dieu est brisée, toutes les autres formes de communion en sont affectées. L’homme domine la femme, la compétition entre les deux frères Caïn et Abel débouche sur le meurtre de l’un par l’autre. Et c’est le début d’une longue histoire de guerres fratricides, qui n’est pas encore terminée – nous en avons de nombreux exemples de nos jours.

          Lorsque le Fils de Dieu s’est fait l’un de nous, en assumant notre humanité, il a assumé toutes nos tentations. C’est ce que les Évangélistes essaient de mettre en lumière, dans ce récit qu’ils ont placé en tête de l’Évangile, au début de la vie publique de Jésus.

En Jésus l’humanité a une deuxième chance. C’est comme une nouvelle création. Le même Esprit qui avait plané sur le chaos initial au moment de la création pour y engendrer la vie, et qui avait été insufflé dans le premier homme – ce même Esprit est descendu sur Jésus lors de son baptême. Le même Esprit qui avait fait aux premiers humains le don merveilleux mais terrible de la liberté, met aussi Jésus face à des choix importants en le conduisant dans la solitude où, comme Adam et Ève au paradis terrestre, il fera la rencontre du tentateur.

Chaque fois que l’être humain se retrouve au désert, dans la solitude, il doit faire le choix entre se replier sur soi dans cette solitude, ou en faire un instrument de communion. La communion est toujours entre des personnes ayant chacune leur identité.  Plus l’identité est claire et bien affirmée, plus la communion avec l’autre est possible. C’est le sens du désert où est plongé Jésus – qui n’est pas un désert géographique avec un nom, comme le désert de Juda, où prêchait Jean-Baptiste, mais simplement un désert symbolique, le désert absolu. « Jésus fut conduit par l’Esprit dans le désert » dit simplement l’Évangéliste.

Dans ce désert où l’être humain se perçoit lui-même dans son unicité, la tentation est de se refermer sur soi, de ne rechercher que la satisfaction de ses besoins et de ses désirs individuels, de tout ramener à soi.  C’est l’essence de chacune des tentations à laquelle est soumis Jésus. 

Il y a tout d’abord la tentation d’utiliser une sorte de pouvoir magique pour satisfaire sa faim. Chez chacun de nous, il y a cette tendance à vouloir satisfaire ma faim, mon besoin d’argent, mon besoin de reconnaissance, ma vanité.  Jésus multipliera les pains un jour, mais ce sera par compassion pour la faim des autres, pour nourrir les foules. Ce sera un geste de communion et non de repli sur soi.

La deuxième tentation est celle d’utiliser Dieu comme un magicien pour répondre à tous mes caprices.  « Jette-toi du haut du temple ; et Dieu enverra ses anges te prendre dans leurs mains avant que tu ne touches le sol. » Le dieu proposé ici par le tentateur, c’est le dieu magicien que nous prions dans beaucoup de nos dévotions plus ou moins superstitieuses où nous voulons mettre Dieu à notre service plutôt que d’entrer en véritable communion d’amour avec Lui.

Mais la tentation la plus profonde, la plus enracinée au coeur de l’être humain, est celle du pouvoir. Elle consiste à se réfugier dans le désert absolu, la solitude hautaine de celui qui veut tout mettre – les choses et les hommes – à son service. Pour avoir ce pouvoir, il suffit de vendre son âme au diable. « Tout cela m’appartient », dit le démon en montrant à Jésus tout l’univers. Je te le donne, si tu veux bien m’adorer.  Dans l’exercice du pouvoir – qui est tout autre chose que l’autorité – tous les autres sont niés comme êtres de relation. Toutes personnes et toutes choses deviennent des objets permettant d’assouvir la soif de pouvoir qui est la pire forme d’isolement que puisse connaître l’homme et qui le rend incapable de véritable communion. (Dans le même récit, dans l’Évangile de Luc, le démon dit à Jésus : « Je te donne tout ce pouvoir, qui m’appartient et que je donne à qui je veux ». Pour Luc, le pouvoir est diabolique !)

Chacune de ces tentations, nous les voyons quotidiennement en action, si nous ne sommes pas aveugles, dans chacune de nos vies personnelles, dans tous les groupes où nous vivons, que ce soit nos familles ou nos communautés, dans les tensions politiques au sein de notre pays, comme entre les pays sur la scène internationale.

Il ne faut pas espérer que ces tentations disparaissent. Elles font partie de notre condition d’humains dotés de liberté. Mais Jésus nous a révélé à travers sa vie d’homme qu’il est possible de les vaincre, qu’il est possible que les forces de communion et de vie soient plus fortes que l’attrait du repli sur soi et de la mort.

C’est en vivant en communion avec Lui, que nous pouvons trouver la force de vaincre ce penchant vers le néant.  L’Eucharistie que nous célébrons ensemble ce matin est à la fois l’offrande qu’il nous fait de cette communion et notre acceptation de cette offrande.

Armand VEILLEUX