PREMIÈRE PARTIE

LES ACTEURS DE LA RENCONTRE

CHAPITRE I

LE SUJET DE L’EXPÉRIENCE RELIGIEUSE

 

Dans lamaison de mon Père

il y abeaucoup de demeures.

Jean 14,2

Lesujet de l’expérience spirituelle... Ce thème est d’une importance sifondamentale qu’on l’aborde avec crainte. Et pour embrasser ce qu’en disenttoutes les mystiques de l’Orient et de l’Occident, qui pourrait se targuerd’avoir la compétence voulue ? On ne peut donc que recourir à un survol ouplutôt tâcher de détecter des lignes de force. Devant des lecteurs formés, cene peut être qu’un rappel, mais qui n’est pas inutile. Nos lectures nousmettent plus souvent en présence de discussions sur l’objet de l’expériencereligieuse ; or ce sont les diverses manières d’envisager le sujet humain quiconditionnent les options différentes de la mystique.

Lestrois niveaux du moi

Ily a déjà un certain nombre d’années, j’assistais à Louvain à une conférence duPère Yves Raguin sur l’approche des religions non chrétiennes. N’ayant pasenregistré son texte, je ne puis le reproduire. Mais je me souviens qu’ilcommençait d’une façon très psychologique par nous faire sentir trois niveaux du moi. Voici en somme cequ’il disait :

Première constatation d’un homme qui a beaucoup voyagé : toutes lesgrandes villes du monde se ressemblent. Enseignes lumineuses au néon,réfrigérateurs, lignes de bus, coca-cola… Cela me rappelle le Père RenéVoillaume arrivant à Calcutta. Je le pilotais et m’attendais à des surprises desa part. Il me dit seulement : « Ces grandes cités modernes sont toutesles mêmes ; vous me diriez qu’on est à New York, à Tokyo, à Paris... »

Mais si l’on se préoccupe de parler aux gens, de voir ce qu’ilspensent, comment ils envisagent la vie, on remarque vite qu’au-delà de cetteécorce d’une sorte d’uniformité toute superficielle, se découvre, au niveau desconstructions rationnelles, des cultures, une étonnante diversité, voire desoppositions qui semblent irréductibles : les philosophies, les nationalismes,les options politiques, les écoles d’art...

Cependant cette diversité n’est pas dernière et pour qui parvient àpénétrer à un degré plus profond, au cœur de la nature humaine, au plus secretde ses espoirs, de son désir, on atteint à un niveau foncier, enveloppé demystère mais plus réel que tout le reste. Et peut-être en ce fond,de nouveau tous les hommes sont-ils unis,proches, semblables. C’est là que Dieu nous crée à son image, qu’il réside etnous ouvre à l’infini. C’est le lieu réservé de la soif du vrai, de la poésie,de la mystique. Ici point n’est question des luttes de la pensée, puisqu’on aquitté la sphère des constructions secondes et qu’on boit à la source.

En d’autres mots,nous pourrions dire que nous sommes dans des sphères concentriques. La pluséloignée est en contact permanent avec le monde sensoriel, c’est l’animal ennous, qui relève de la biologie, de la médecine, de la mécanique. La sphèrenuméro deux est l’ensemble complexe de toutes nos facultés, celles donts’occupent des philosophes comme Aristote, les psychologues, les moralistes.Mais ce n’est pas le moi profond, le noyau de notre être, qui seul est précieuxinfiniment et capacité de l’Absolu.

Je ne crois pas metromper en disant que c’est là qu’il faut se situer si l’on veut faire unrapprochement valable avec les âmes d’une autre culture, d’un autre âge, d’uneautre religion. C’est en ce sens que j’ai aimé cette réflexion d’un jeuneAnglais devenu à Oxford novice bouddhiste : « Si tous les hommess’adonnaient à la méditation, toutes les religions se rencontreraient. »

L’intérioritéselon Jean Tauler

L’auteurspirituel qui me semble avoir le mieux expliqué la chose est le dominicainrhénan du XIVesiècle, JeanTauler.Il distingue dans l’unité bien affirmée de l’être humain trois ordres dedéveloppement vital. « L’homme est composé de trois hommes qui n’en fontcependant qu’un. Le premier est l’homme extérieur, animal sensible. Le secondest l’homme raisonnable. Le troisième est le Gemüt, la partie supérieure de l’homme. Tout cela réuni ne faitqu’un homme, bien qu’il puisse y avoir diverses volontés dans ces trois hommes,chacun voulant à sa façon » (LXIV, 4).La distinction des deux premiers hommes, ditle Père Hugueny, de la vie de sensibilité et de la vie de raison, est un faitd’expérience commune sur lequel nous n’avons pas à insister. C’est au sujet dutroisième homme, de l’homme intérieur,que nous avons besoin de plus amples explications.

Anous en rapporter au texte précité et même aux différents passages du mêmesermon où il est parlé de Gemüt,ceGemütserait tout l’homme intérieur. Mais il n’en est qu’un des éléments et sedistingue du fond de l’âme (der Grund der Seele, sermon LVI, 5).« Si le Gemüt est en parfaitedisposition, il a une inclination à se replier vers le fond, dans lequel reposel’âme céleste au-dessus de toutes les facultés. » L’homme intérieur estdonc composé d’un double élément, du fondet du Gemüt. Expliquant lesdiversnoms qu’on peut donner à l’âme,Tauler nous dit : « L’âme s’appelle aussi mens (c’est le terme augustinien). Enfants, c’est ici le fond danslequel gît cachée la véritable image de la Sainte Trinité, et ce fond est sinoble qu’on ne peut lui donner aucun nom propre ; parfois on le nomme le fond et parfois la cime de l’âme .Mais il n’est pas plus possible de lui donner un nom, qu’il n’est possible dedonner un nom à Dieu. Et celui qui pourrait voir comment Dieu habite dans cefond serait bienheureux de cette vision. La proximité et la parenté que l’âmea, dans ce fond, avec Dieu sont si ineffablement grandes qu’on n’oserait etqu’on ne pourrait en parler beaucoup  (LVI, 5). »

Tauler ne dit plus,comme on reprochait à Eckhart de l’avoir dit, que la mens, le fond de l’âme, est quelque chose d’incréé ; mais c’estquelque chose qui est au-dessus de tous nos concepts humains et qui a cetteineffable propriété d’être ce par quoi Dieu s’unit à nous, de l’unionmystérieuse qui parfait en nous l’image de la Sainte Trinité.

Le fondde l’âme, essence ou faculté ?

Icile Père Hugueny, que nous suivons dans son exposé, se demande si ce fond estune faculté spéciale. Il semblerait d’abord que non... Cette distinction dufond et des facultés est clairement exposée dans le passagesuivant : « Au milieu du silence, fut dit en moi un verbemystérieux. Où est le silence et le lieuoù ce verbe est dit ? C’est dans le plus pur que l’âme peut offrir, dans cequ’elle a de plus noble, dans le fond, bref, dans l’essence de l’âme. C’est làqu’est le profond silence, car là n’a jamais pénétré aucune créature, ni aucuneimage. Ici l’âme n’exerce aucune action et n’a aucune connaissance, elle nesait plus rien d’aucune image, rien d’elle-même ni d’aucune créature. Toutesses activités, l’âme les exerce par ses facultés : ce qu’elle connaît,elle le connaît par l’intelligence ; quand elle pense à quelque chose,c’est avec la mémoire ; doit-elle aimer ? elle le fait avec lavolonté. C’est donc qu’elle agit avec les facultés, et non avec l’essence. Etchacune de ses activités est toujours liée à quelque image intermédiaire. Maisdans l’essence, il n’y a aucune sorte d’activité  . » A s’en tenir à ce passage, on croirait bien que Tauler met lacontemplation dans l’essence même de l’âme. Mais chez lui, comme chezEckhart , les mots faculté et essence n’ont pas le même sens que dansnos traités de philosophie.

Cequelque chose qu’on reproche à Eckhart d’avoir dit incréé, et qu’Eckhart nousdit être une passivité intellectuelle distincte de l’essence de l’âme, c’estbien cette capacité de contemplation dont Tauler écrit : « Decette noblesse intérieure, cachée dans le fond de l’âme, beaucoup de docteursont parlé. L’un l’appelle une étincelle del’âme, un autre un fond ou une cime, un troisième le principe de l’âme.Saint Albert le Grand l’appelle une image dans laquelle est représentée et oùréside la Sainte Trinité. Cette étincelle s’enfuit vers les sommets où est savraie place, jusque par delà ce monde, où l’intelligence ne peut pas la suivre,car elle ne repose pas avant d’être retournée dans le Fond d’où elle provientet où elle était en son état d’incréée (LXIV, 2). » Si Tauler appellele fond une pure et simple substance del’âme, c’est un peu à la manière d’Albertle Grand, voulant distinguer une faculté de contemplation : unedivine passivité, fermée à toute action des créatures, ouverte à l’actionimmédiate de Dieu, avide de le recevoir. A côté d’elle, il y a le Gemüt, un vouloir foncier qui , au degré supérieur de l’union contemplative,après nous avoir entraîné vers Dieu, nous donne la pleine conscience de l’unionmystique. C’est à cet instant que se parfait en nous l’image de la SainteTrinité.

Laissonsmaintenant Tauler. Et pournous reposer quelque peu de ces considérations abstraites, entrons en contactavec des hommes vivants dont l’expérience a montré combien la connaissancemystiquediffère des acquisitions denotre intelligence discursive. Pour ne point faire de jaloux, je prendrai mesdeux exemples, qui me semblent typiques, à saint Ignace et à saint Benoît.

Sur larive du Cardoner

AManrèse,le chevalier converti selivrait dans la solitude à de grandes austérités. Celui qui s’appellera lePèlerin raconte comment « Dieu le traitait de la même manière qu’un maîtred’école traite un enfant qu’il instruit ; et, que ce fût à cause de sa rudesseet de son esprit non cultivé, ou parce qu’il n’avait personne qui l’enseignât,ou à cause de la ferme volonté que Dieu lui-même lui avait donnée de le servir,il jugeait clairement et il a toujours pensé que c’était Dieu qui le traitait de cette manière... Un jour, il allaitpar dévotion à une église distante d’un peu plus d’un mille de Manrèse, sur lechemin qui longe la rivière (le Cardoner). Tout à ses dévotions, ils’assitquelque temps, la face tournéevers la rivière qui coulait plus bas. Pendant qu’il était assis là, les yeux deson esprit commencèrent à s’ouvrir. Ce ne fut pas une vision, mais il connut etcomprit beaucoup de choses, aussi bien des choses de la vie spirituelle que deschoses de la foi et de la science, et cela dans une telle lumière que tout luiparaissait nouveau... Il reçut de telles clartés dans l’entendement que,lorsqu’il se rappelle tous les secours qu’il a reçus de Dieu et toutes leschoses qu’il a apprises durant toute sa vie (jusqu’à l’âge de soixante-deuxans), qu’il les réunit en une somme, il ne lui semble pas que cela atteigne cequ’il reçut dans cette circonstance. Et cela se passa de manière à lui donnerune telle lumière dans l’entendement qu’il lui semblait être un autre homme etavoir un autre esprit que celui qu’il avait auparavant . »Quand on songe que saint Ignace n’est pas un lyrique et pèse ses mots...

Lavision de Benoît

L’exempledes Dialogues de saint Grégoire leGrand est archiconnu. Les bénédictins le connaissent par cœur. J’aimeraispourtant qu’ils le ré-entendent aujourd’hui en ayant la fraîcheur d'âme, et lasurprise, du diacre Pierre qui l’entendit la première fois. La scène se passe,comme vous le savez, au Mont Cassin, peu de temps avant la mort du Père desmoines. « Alors que les disciples dormaient encore, l’homme du Seigneur,Benoît, veillait déjà, prévenant l’heure de la prière nocturne. Debout devantsa fenêtre, il priait le Seigneur tout-puissant, quand soudain, à cette heurede nuit, il vit fuser une lumière qui chassait les ténèbres et brillait d’unetelle splendeur que sa clarté eût fait pâlir celle du jour. Tandis qu’il laregardait, quelque chose d’extraordinaire se produisit : ainsi qu’il leracontait plus tard, le monde entier se ramassa devant ses yeux comme en unseul rayon de soleil (velut sub uno solisradio collectus).

Pierre (le diacre) : Je ne puis l’imaginer,n’ayant jamais expérimenté rien de semblable. Comment peut-il se faire que lemonde entier soit vu par un seul homme ?

Grégoire: Pierre, retiens ce que je te dis :pour qui voit le Créateur(animae videnti Creatorem), la créationentière est courte. Si peu qu’il ait entrevu la lumière de Dieu, tout ce quiest créé lui devient trop étroit ; car la lumière de la contemplationintérieure élargit la mesure de l’âme (mentislaxatur sinus), et à force de s’étendre en Dieu elle est plus haute que lemonde. Que dirai-je ? L’âme du contemplatif (videntisanima) se dépasse elle-même lorsque dans la lumière de Dieu elle est ravieau-dessus d’elle ; et en regardant sous elle, de là-haut, elle comprend combienest borné ce qu’au sol elle nepouvaitsaisir. Cet homme ne put avoir cette vision que dans la lumière de Dieu. Quoid’étonnant alors, s’il vit le monde entier ramassé devant lui, puisqu’il étaitsoulevé hors du monde, dans la lumière de l’esprit (in mentis lumine)? Quand on dit que le monde fut ramassé devantses yeux, ce n’est pas que le ciel et la terre se soient contractés ; maisl’âme du voyants’était dilatée. Ravien Dieu, il put sans difficulté voir tout ce qui est au-dessous de Dieu. Quandla prodigieuse lumière resplendit aux yeux de son corps, son esprit reçut unelumière intérieure qui montrait à l’âme du voyant, ravie vers les choses d’enhaut, combien toutes les choses d’en bas étaient petites. »

Bien que cette pagede saint Grégoire n’ait point de prétention technique, on se rappellera qu’ilinsista, dans sa troisième homélie sur Ezéchiel, sur une opposition devenueclassique : d’une part, lanotitia, qui est une connaissanceintellectuelle, fruit d’une méditation sur les mystères révélés par la foi ; del’autre, les ailes, le volatus,l’envol extatique qui nous soulève au-dessus de nous-même. Ou, pour en revenir à Tauler, une faculté de connaissance autrement large,autrement profonde que notre raison discursive : Mentis laxatur sinus... Videntis animus est dilatatus.

L’anattādu bouddhisme

Maisvous avez hâte d’entendre parler des religions orientales. Envisageons d’abordle bouddhisme, pour commencer par le plus difficile. En effet, je dois résoudrela quadrature du cercle : expliquer en quoi consiste le sujet de l’expériencespirituelle dans une religion qui n’admet aucun sujet, comme d’ailleurs aucunobjet à valeur métaphysique. Les chrétiens d’Occidents’en étonnent et sont souvent mal informés. Ou pour employer uneexpression judicieuse de César dans sa Guerrecivile : Quae volumus, ea credimuslibenter ; et quae sentimus ipsi, reliquos sentire speramus. « Nouscroyons volontiers ce qui correspond à nos désirs ; et les sentiments que nouséprouvons nous-mêmes, nous souhaitons que les autres les éprouvent aussi. »Alors on suppose les bouddhistes beaucoup plus proches de nos conceptionsqu’ils ne le sont en réalité. Ainsi, on voudrait qu’ils adorent un Dieupersonnel, ou qu’ils s’expriment mal quand ils disent qu’il n’y en a point. Jepuis rappeler à ce propos qu’ayant assisté à toutes les séances, souventlongues et dialoguées, de la BuddhistSociety d’Oxford en 1963 – 64, je ne me souviens pas avoir jamais entenduprononcer le nom de Dieu. Quant au moi personnel, on en discutait, pourrépondre aux questions d’auditeurs éberlués par une doctrine qui récuse le moisous toutes ses formes.Mais les bonnesintentions ont la vie dure. Et l’on verra longtemps encore des chrétiensvouloir persuader les bouddhistes que, pour qu’il y ait transmigration, il fautqu’il y ait quelqu’un qui transmigre et que celui qui atteint l’illuminationtant cherchée soit une personne. A quoi les vrais bouddhistes répondent avecpersévérance par la négative. C’est ce qu’on a justement appeléLesparadoxes du bouddhisme. Nous ne pouvons, mus par une fausse sympathie, faire comme s’ilsn’existaient pas, car ce serait nous condamner d’avance à de cruellesdéceptions.

Pour rappel, le projet du bouddhisme n’est nullementde parvenir à une union d’amour entre l’homme et Dieu, puisque Dieu n’est pasen cause et que même le corps humain est conçu autrement (nous en reparlerons).Mais on tâche, comme dans l’hindouisme, d’échapper au cycle infernal desréincarnations, puisque l’existence est douleur. Que l’exclusion d’un sujetréel soit bien la doctrine authentique du bouddhisme, il suffit pour s’enconvaincre de lire, par exemple, l’attrayant petit volume que publia le lamaChögyam Trungpa sous le titre Pratique dela voie tibétaine. Au-delà du matérialisme spirituel. Ce livre est plein de sagesse et de pénétration. Mais on y verra, dès lepremier chapitre, sous couleur de pourfendre un « matérialismespirituel », un abattage en règle de tout ce qui fait le support de lapersonne. Il est foncièrement antimétaphysique.Ce qui n’empêche évidemment pas ce moine de dire d’excellentes choses contre lafaçade de ce monde et de pousser à un détachement radical.

J’étaisà la Chartreuse de Parkminster. Un moine bouddhisteles avait visités, passant en coup de vent dans les cloîtres quisont, je crois, les plus longs du monde, mais où l’on ne voit strictementpersonne, les chartreux vivant en reclus. Et comme je manifestais une assezgrande estime du bouddhisme, le Prieur me répliqua : « Qu’est-ce qu’une vie intérieure sans Dieu ? »

Ilconvient aussi de mettre en garde des gens bien intentionnés ou tropenthousiastes contre les ambiguïtés du langage. Je ne veux pas dire qu’ilfaille se mettre à l’étude du sanskrit ou du pāli, quoique la chose soitéminemment utile. Mais ce qui est requis, c’est une ascèse du vocabulaire. Desmots tels que libération ou salut, illumination ou éveil, foi, ont, dans un contexte bouddhiste, un sens technique trèsprécis, de même que le mot incarnationsi on veut l’utiliser, en hindouisme, pouravatāra.Il n’est pas jusqu’à des vocables aussigénéraux et inoffensifs que vérité,lumière, illumination, paix ou bienveillancequi ne revêtent, dans les religions d’Asie, un sens très différent de celuiqu’ils ont en théologie catholique ou simplement dans l’usage ordinaire desphilosophes d’Occident. Il faut le savoir et en tenir compte ; sinon, ondevient la proie facile de tous les syncrétismes, qu’ils soient naïfs oucalculés.

Pas demoi personnel

J’ailu avec intérêt le livre de ChögyamTrungpa : Pratique de la voietibétaine. C’est du bouddhisme pur, bien que le lama fasse preuve, dans sesanalyses souvent subtiles, d’une bonne connaissance de nos psychologies desprofondeurs. Il semble spécialement apte à démasquer les ruses de l’ego. S’il y a une leçon qu’il inculque àlongueur de pages, c’est de « voir les choses telles qu’elles sont ».Mais qu’on y prenne garde : il ne s’agit pas des res uti sunt in se de saint Thomas d’Aquin. En bouddhisme, il n’y apas d’in se, ni dans les choses nidans l’homme. Point de noumène, mais le seul enchaînement des phénomènes quinous lient à la transmigration, ou la suite des états mentaux, dont il importede remarquer la genèse sans leur conférer le support d’un moi métaphysique.« Voirles choses telles qu’elles sont » vise, dans le contexte, à libérerles malades que nous sommes des multiples illusions ou névroses que cette voieespère guérir, sans faire appel, comme le ferait un chrétien, au secours d’unDieu Père. On a souvent l’impression de se mouvoir dans la dialectique d’unepsychothérapie plutôt que d’une religion.

Sil’on ouvre maintenant un livre plus technique, tel que l’ouvrage du Père JosephMasson : Le bouddhisme, chemin delibération , onaura les textes les plus clairs sur l’impermanence de toute chose (anicca), mais aussi de l’homme, à causede son caractère composé. Non seulement le corps humain est impermanent, maisil n’est en soi que la réunion accidentelle et impersonnelle des quatreéléments primaires. De même dans les autres éléments, spirituels, de sonexistence, les khandha, l’homme estimpermanent, précaire.Quant au total de l’être humain, il est encore moins solide et unifié que sescomposants, matériels et spirituels. Le Milinda-Pañhacompare l’homme à un char. Comme celui-ci se compose artificiellement departies : roues, essieu, timon, caisse ... , dont aucune n’est vraiment,substantiellement, le char, ainsi en va-t-il de tout homme.

Impermanents,les êtres sont aussi insubstantiels(anattā). Le soi-disant homme« n’est nulle part » et il doit avouer: « Je ne suis une réalitépour personne. » Cette façon de voir les choses est capitale en bouddhisme; on la retrouve partout, et à toutes les époques. Un ancien texte dit, et ilest cité par un auteur actuel : « On dit : une personne, comme existantseulement en tant que désignation conventionnelle, mais pas en tant que réalitésubstantielle . »« La misère existe, mais il n’y a pas de miséreux. Il n’y a pas d’agent,on ne trouve que l’action. Un chemin existe, mais il n’y a pas de voyageur .» Mgr Lamotte résume l’opinion bouddhique en cette courte phrase : « Jene suis qu’une file, toujours renouvelée, de phénomènes momentanés. »

Lecatéchisme moderne de Subhādraest catégorique : « Le Bouddha considère comme une erreur la croyanceà une âme immortelle. Le bouddhisme n’enseigne pas latransmigration d’une âme, mais la formation nouvelle d’unindividu dans le monde matériel des phénomènes, en vertu du vouloir-vivre (tanhā) et du caractère moral (karma).

Q.- L’ego est-il identique à ce qu’on appelleune âme ?

R.- Non. L’ego n’est pas une entité durable,une substance immatérielle, mais une condition donnée surgissant des cinqéléments .»

« Le cœur du message, c’est bien lerenoncement absolu à l’idée et au culte d’un moi substantiel. »

Lesgrands courants spirituels de l’Inde

Quand des jésuitesspécialistes de l’hindouisme, et quivivent en Inde, publièrent une série d’études sur cette religion, on donna àl’ouvrage le titre La quête de l’éternel,éternel, bien entendu, n’étant pas une personne, mais un adjectif neutre. C’estle sanskrit amritam, un état de l’âmetel qu’il puisse durer toujours et dépasse la mort. C’est l’idéal que l’onretrouve sous-jacent aux efforts multiples et variés des dévots et des ascètesde l’Inde. Nous sommes obligés de faire court ; voyons comment, chacun avec sonaccent propre, les systèmes de l’hindouisme ont cette base commune.

Pour les Jaïns et les yogis du Sāmkhya,on vise à la libération de l’âme individuelle, considérée comme une monadeéternelle, dont l’être se trouvait, à l’origine, hors de l’espace et du temps.Il faut la libérer de tout ce qui n’est pas éternel, c’est-à-dire du corps, desémotions et de la pensée discursive. La félicité de la libération consiste doncen un isolement (kaivalyam),isolement et retrait de l’âme à l’intérieur d’elle-même, d’une essenceintemporelle. Le yoga, qui futspécialement associé à cette école Sāmkhya,était premièrement une technique psychologique, pour découvrirl’immortalitéde votre propre âme en ladistinguant et la séparant à la fois de l’ego empirique et du monde objectif.Comme le bouddhisme primitif, le Sāmkhyaest un milieu essentiellement athée.
D’ailleurs, quelles que soient les écoles, il s’agit pour l’âme d’être libéréede l’étreinte du monde phénoménal et de l’ego. Pour l’Indien, c’est le rôleessentiel de la religion : la question de l’existence et de la nature de Dieu,en définitive, est d’importance secondaire. Ainsi parle le Professeur Zaehnerdans son beau livre de synthèse Inde,Israël, Islam.

La fameuse doctrine de l’Advaitaest assez connue en Occident, Shankara en étant le maître le plus achevé. Voussavez qu’il s’agit de l’identité reconnue entre le moi profond de l’homme, ātman, et le substrat divin maisimpersonnel du monde, brahman.Le système est complexe et ne manque pas de subtilité, mais il professenettement un monisme panthéiste assez radical.

Un des meilleursspécialistes du Vedānta, OlivierLacombe, terminait ainsi sa préface au livre du Père P. Johanns, La pensée religieuse de l’Inde :« Voie unitive est d’ailleurs trop peu dire, du point de vue du Vedāntin : c’est d’identité stricte avec l’Absolu universelqu’il a soif. Métaphysique profonde, monolithique, drastiquement unilatérale,malgré la faculté d’accueil et la condescendance dont elle fait preuve aussilongtemps que son intuition fondamentale n’est pas en cause. Spiritualitéd’immanence que travaille cependant une ardente passion de la pureté et del’inviolabilité divines, sauvegardées, en définitive, par le sacrifice de touteréalité finie .»

On notera qu’unetelle expérience d’immersion dans le Tout, de fusion avec l’infini du cosmos,d’identification avec le Soi du monde, ne peut être considérée comme unprivilège exclusif de l’Inde. Nous ne parlons pas ici du Père Le Saux, qui futgratifié de cette expérience profonde de l’Advaitaet sut la faire pressentir en termes émouvants, par exemple dans sacontribution au Congrès de Bangalore.Sa dépendance vis-à-vis de l’hindouisme est par trop manifeste. Mais sansoublier que des individus isolés peuvent en Occident être les bénéficiairessilencieux d’une telle « grâce », qu’il suffise de rappeler MaîtreEckhart, dont les hindous font grand cas.

Il y eut aussiPlotin, dont l’expérience merveilleuse mériterait une étude à ce point de vue.Il est pathétique de sentir, toutefois, dans les dernières pages des Ennéades, combien il lutte, pourrait-ondire, entre sa conception hellénique où rien ne se passe d’irrationnel etd’imprévu, et d’autre part un envahissement par une Personne vivante, comme entémoignent ses comparaisons : un père, un époux... On a même relevé une telleexpérience cosmique, voire « océanique », chez saint Bernard. Maischez lui, plus encore que chez Eckhart, on ne peut isoler ces faveurs ducontexte général de sa vie mystique, qui est toute pénétrée du personnalismechrétien. Ce qui est propre à l’Inde, c’est d’avoir systématisé cette mystiquede la nature, et de luiavoir accordé un tel prix qu’elle s’interdisait en principe de la dépasser, luiconférant une valeur ultime.

Comme l’a noté avecjustesse le Père Raguin à Bangalore : « On peut vraiment dire que, dans lechristianisme, existe aussi l’expérience du « non-personnel » en Dieu .»Mais cette expérience de la Nature ne peut être exclusive de Dieu commePersonne.

Quant aux divers mouvements de la bhakti,dévotion amoureuse envers une incarnation de la divinité, je n’aurais pasl’envie d’en affaiblir l’impact sur toute sensibilité religieuse. Cettetendance a produit des prières ou effusions admirables que nous goûtons dans laBhagavad-gītā, lesmerveilleux poètes shivaïtes de l’Inde du Sud, ou des mystiques aussiattachants que Kabīr, Tulsīdās, Tukārām ou Caitanya.Mais pour être sincère, il faut reconnaître que cet amour personnel n’est pas dernier, qu’il se subordonne, commetoujours en Inde, à une finalité d’absorption dans le divin, par identification. La chose apparaîtclairement dans les études les plus objectives du système de Rāmānuja,qui fut le grand théoricien de la bhakti.Malgré son opposition à Shankara, pour lui le monde matériel, les âmes et Brahman sont une même réalité.

En concluant àBangalore son bel exposé sur les poètes religieux de l’Inde méridionale, lePère M. Dhavamony devait bien reconnaître : « Aussi le théismeshivaïte qui, parmi tous les systèmes hindous, est le plus proche du théismejudéo-chrétien, n’échappe-t-il pas complètement à un certain semi- panthéisme .»

Il y aura toujoursune difficulté de fond à bien saisir, pour nous chrétiens, quel est ce moi quipasse par des expériences spirituelles dans les diverses formes des religionsnon révélées. Mieux vaut être mis en garde, car il ne serait pas sage de voiren ces moines bouddhistesou ces sannyāsīs de l’Indedes chrétiens qui n’ont pas su s’exprimer.

L’exposé quiprécède se veut loyal. Il n’en faudrait pas conclure qu’une divergence dedoctrines à un niveau si fondamental exclut désormais tout dialogue. C’est mêmele contraire que nous tâcherons de montrer. Mais il nous faut d’abord explorerdavantage en quoi consiste le bouddhisme tibétain et la place considérable qu’yoccupe l’institution monastique.

NOTES