Un grand formateur monastique, Dom Anselme Le Bail,  (1878-1956 ; abbé de Scourmont 1913-1956)

 Contexte historique

Les années et même les siècles qui précédèrent le Chapitre d'Union de 1892 avaient été difficiles pour l'Ordre. Il y avait eu, bien avant la Révolution Française, la naissance des Congrégations, puis l'apparition des Observances et ce qu'on appela à juste titre la "guerre des Observances". La période de la Révolution avait été marquée par l'Odyssée incroyable de dom Augustin de Lestrange et par toutes les fondations nées durant cette aventure, suivies de la restauration des communautés en France après la Révolution. Si cette époque ne manqua pas d'hommes et de femmes de grande valeur et si l'on ne saurait assez admirer la générosité et la persévérance de ces pionniers, leur dépendance de la grande tradition spirituelle de Cîteaux était souvent plutôt ténue. Il suffit pour s'en convaincre de considérer ce qui faisait l'objet de la plupart de leurs discussions en Chapitres de Congrégations. Mêmes les aspects les plus spirituels de ces mouvements de réforme devaient beaucoup plus à des courants spirituels propres au XIXe siècle qu'à une influence spécifiquement monastique et encore moins à une influence proprement cistercienne.

 

 

Providentiellement, l'union des Congrégations issues de La Trappe, qui donna naissance à l'Ordre Cistercien de la Stricte Observance (d'abord appelé Ordre des Cisterciens Réformés de Notre Dame de la Trappe) se produisit à un moment très favorable dans la vie de l'Église. Les années de 1892 à 1914 furent des années de grande vitalité spirituelle. Ce fut l'époque de grandes conversions dans le monde des lettres : celles de Verlaine, Bloy, Huysmans, Claudel, Péguy, Psichari, Massignon. Ce furent aussi les années où Bergson, au Collège de France, redécouvrait la connaissance amoureuse des mystiques et où Blondel, revenant à la démarche ontologique augustinienne, enseignait que la déification était la transcendance logique de toute action humaine.

 

Dans cette période de 1892 à 1914, quelques grands abbés marquèrent profondément l'orientation de notre Ordre, en redécouvrant sinon l'esprit authentiquement cistercien, du moins la dimension spirituelle et même contemplative de la vie monastique. Le rôle de deux maîtres spirituels, dom Jean-Baptiste Chautard et dom Vital Lehodey, mérite d'être particulièrement souligné. Tous deux furent à la fois des hommes d'action infatigables en même temps que de grands spirituels. On connaît les interventions de Chautard auprès de Clémenceau pour défendre les monastères contre la vague de suppressions, en soulignant précisément leur dimension spirituelle et contemplative. C'est aussi l'époque où l'Ordre s'ouvrait à l’Extrême-Orient ; et tous les deux, Chautard et Lehodey, furent personnellement impliqués dans ce mouvement de fondations en pays lointains, qui annonçait la grande expansion de notre Ordre quelques années plus tard. On peut dire cependant que si ces grands maîtres s'étaient nourris d'un contact personnel avec la Règle de saint Benoît et avaient une certaine connaissance de saint Bernard, leur contact avec la tradition proprement cistercienne était limité.

Entre les deux Guerres Mondiales, ce fut non seulement une période de grande croissance numérique de l'Ordre, mais aussi celle où l'on redécouvrit l'esprit cistercien, et toute la richesse spirituelle des grands maîtres de la spiritualité cistercienne, à commencer par saint Bernard. De ce point de vue, personne n'eut plus d'influence sur l'Ordre que dom Anselme Le Bail et tout le mouvement – spirituel d'abord, intellectuel ensuite – qu'il suscita.

 

Les circonstances difficiles d'un abbatiat

Pour bien apprécier ce qu'Anselme Le Bail a pu réaliser dans sa communauté de Scourmont et dans l'Ordre tout entier, il faut garder en mémoire les circonstances difficiles dans lesquelles il eut à exercer son service abbatial.

 

Élu abbé le 4 octobre 1913, il fut mobilisé moins d'un an plus tard et servit comme aumônier militaire jusqu'en avril 1919. Durant toute cette période, il resta constamment en contact avec les membres de sa communauté, dont plusieurs servaient aussi dans l'armée et il continua leur formation à travers une revue qu'il publiait régulièrement sous le titre « Le moine soldat ». À peine deux ans après son retour à Scourmont, l'Ordre lui confiait une mission très difficile au Congo, où l'abbaye de Westmalle avait fondé en 1894 le monastère de Bamania qui était graduellement devenu une congrégation missionnaire plus qu'un monastère cistercien. Cette mission l'occupa durant deux bonnes années.

 

Présent ou absent de Scourmont, Anselme Le Bail était l'âme de sa communauté, qui ne cessait de se développer durant toute cette période dans la ligne spirituelle que lui traçait son abbé, fidèle à sa devise : Abba, pater. Sous sa direction, la communauté de Scourmont développait un esprit propre, qui suscitait à la fois admiration et méfiance dans l'Ordre. Si bien que le Chapitre Général, tout en utilisant largement les talents et l'expérience de dom Anselme, ne manquait pas de lui asséner de temps à autre un coup de cravache. Au Chapitre de 1930, on lui interdit formellement de prêcher des retraites en dehors des monastères cisterciens – il en avait prêchées dans divers monastères bénédictins – et on lui interdit également de s'absenter plus de 24 heures de son monastère, sans la permission écrite, renouvelée pour chaque voyage, de son Père Immédiat. En 1937 on lui enjoint de faire enlever les lavabos qu'il avait fait mettre dans les cellules du dortoir « contre la tradition de l'Ordre ». Mais, en général, c'est la confiance qui prévaut. Aussi est-il l'une des chevilles ouvrières de toutes les Commissions que crée le Chapitre Général au fil des années. En 1920 il est membre de la Commission chargée d'aider le Définitoire à mettre les Constitutions d'accord avec le Droit Canon. À partir de 1922 et pour très longtemps, il est membre de la Commission d'architecture, qui doit approuver tous les projets de construction dans l'Ordre. En 1922, il est membre de la Commission chargée de trouver la solution finale à la question de la fondation de Westmalle au Congo. En 1933, il est membre de la Commission spéciale pour les Collectanea qui lui tiennent tant à coeur et dont il est à vrai dire le père. À partir de 1932 il est secrétaire de la Commission de Liturgie et, en 1937, il est membre d'une Commission chargée de revoir les Us des moniales.

 

Entre-temps, le nombre des moines croissant à Scourmont, dom Anselme pense à une fondation et fait un voyage en Espagne en 1926 à la recherche d'un endroit propice qu'il ne trouve pas. Mais en 1928 il accepte de reprendre Caldey, île monastique depuis le Ve siècle que vient de quitter une communauté monastique anglicane convertie au catholicisme. Il y conduit le groupe des fondateurs en janvier 1929.

 

Puis vient la deuxième Guerre Mondiale. En 1939, à la suite de la déclaration de guerre de l'Angleterre et de la France à l'Allemagne, 24 moines sont mobilisés. En mai 1940, lors de l'invasion de la Belgique et du déclenchement des hostilités sur le front ouest, sont mobilisés tous les religieux âgés de moins de 35 ans. Dom Anselme demeure stoïquement sur place avec environ un tiers de la communauté, qui doit finalement abandonner le monastère, occupé par les Allemands jusqu'à la fin de la guerre. De nouveau, il lance sa revue « Le moine soldat » pour continuer son activité pastorale auprès des moines qui sont au front.

 

Tout juste avant la deuxième Guerre Mondiale, dom Anselme Le Bail avait perçu la nécessité pour l'Ordre de s'ouvrir au dialogue avec les traditions religieuses non-chrétiennes d'Extrême-Orient, en relation avec un Le Saux et un Monchanin. Ce dernier était venu donner une conférence à la communauté de Scourmont à l'automne de 1938, en partance pour les Indes. Dom Anselme avait longuement conversé avec lui, invitant le père Albert Derzelle à se joindre à leur entretien. Il fut même convenu que le père Albert rejoindrait Monchanin au Tamil Nadu l'année suivante, après six mois de sanskrit à Paris, pour l'aider à préparer une fondation monastique. L'île de Caldey étant britannique, dom Anselme avait perçu Caldey comme une étape vers une fondation en Inde ; mais la guerre mit fin à ce projet qui fut en quelque sorte supplanté, dans les années 1950 par la grande vague de fondations en Afrique, Scourmont y fondant Mokoto. Mais un disciple de dom Anselme, le père Francis Mahieu (Acharya), entré à Scourmont précisément en vue d'une fondation en Inde, réalisa à son propre compte cette fondation qui, comme dom Anselme l'avait d'ailleurs prévu, dut se faire en dehors de l'Ordre. Elle fut finalement ré-incorporée à l'Ordre tout récemment, la boucle étant ainsi refermée.

 

Toutes ces activités n'empêchèrent pas dom Anselme de publier dès 1924 L'Ordre de Cîteaux – La Trappe, dans la collection Letouzey, ainsi que plusieurs articles sur la spiritualité cistercienne, dont le très important article « saint Bernard » du Dictionnaire de Spiritualité.

 

 

 

 

Un formateur avant tout

Cette activité, si importante fût-elle pour l'Ordre, était secondaire pour Anselme Le Bail. Elle n'était d'ailleurs qu'une sorte de rejaillissement à l'extérieur de son action au sein de sa propre communauté. De celle-ci il se voulait le « père », mais dans le sens le plus conforme possible à la grande tradition chrétienne. Il était avant tout un éminent « formateur », toujours soucieux de faire naître et croître le Christ dans sa communauté et dans chacun de ses membres.

Dans une notice inédite sur La formation à Scourmont, au chapitre consacré à la période de dom Anselme Le Bail, le père Colomban Bock énumère les neuf caractéristiques suivantes de l'abbatiat de dom Anselme :

 

1) Retour à la spiritualité bénédictine et cistercienne par l'enseignement de la Règle de saint Benoît ;

2) Retour à la pureté de l'idéal monastique du premier Cîteaux par l'enseignement de la spiritualité cistercienne ;

3) Réforme des études et introduction d'un humanisme monastique ;

4) Restauration de la liturgie par l'enseignement de l'esprit de la liturgie et par l'étude de la liturgie cistercienne ;

5) Constitution d'un programme de formation monastique et sacerdotale ;

6) Constitution d'une bibliothèque monastique adaptée à ces différents objectifs ;

7) Constitution de Maîtres ès choses spirituelles et d'un corps professoral qualifié ;

8) Introduction d'un équilibre entre les exigences de l'obéissance et la sainte liberté des enfants de Dieu ;

9) Appel au sens de la responsabilité personnelle, respect de la personnalité et encouragement des initiatives individuelles.

 

 

Son itinéraire personnel

On pourrait facilement imaginer qu'Anselme Le Bail soit arrivé à Scourmont avec une excellente formation intellectuelle et que, sur la base de ses propres compétences, il se soit efforcé de transformer la communauté en une communauté d'intellectuels. Ce n'est aucunement le cas. Le jeune frère Anselme, arrivé au noviciat en 1904, à l'âge de 26 ans, après cinq ans de noviciat et de voeux temporaires chez les Pères du Saint-Esprit à Paris, avait une formation intellectuelle qui ne sortait pas de l'ordinaire. Son premier contact avec la Règle de saint Benoît, durant son noviciat, fut un véritable "coup de foudre". Il se mit tout de suite à l'étudier à fond, à l'analyser et à la commenter. Elle éclaira toute sa vie de moine, de maître des novices et d'abbé.

 

Quelques années plus tard, en 1909, dom Norbert Sauvage, qui avait perçu les talents innés de formateur de père Anselme, le nomme maître des Convers et aussi des novices convers (dont le noviciat était alors distinct de celui des novices choristes). À ceux-ci le père Anselme enseignait non seulement la Règle, mais aussi la liturgie qui était devenue une des principales nourritures de sa vie spirituelle. Personne d'autre, à cette époque, n'aurait pensé enseigner la liturgie aux convers, si ce n'est leur donner un cours de rubriques. Le jeune père Anselme leur expliquait les cycles liturgiques à la façon de dom Guéranger, et le sacrifice de la messe. Il composa à leur intention un petit travail intitulé « L'Office divin du frère convers cistercien » (1910) où il présentait l'Office des Paters et des Avés comme véritable « prière de l'Église ».

 

En 1911, il devient maître des novices de choeur. Il reprend alors ses notes de noviciat et entreprend un exposé complet de la doctrine de saint Benoît à partir du texte même de la Règle. À une époque où à peu près tout le monde, y compris dans les monastères, utilise le manuel de Rodriguez pour la formation religieuse, Anselme Le Bail croit que la Règle doit être le manuel de formation du moine. Il les forme aussi à la liturgie, à l'oraison contemplative et à la vie intérieure. Dom Godefroid Bélorgey, qui fut son novice durant la deuxième partie de son noviciat, se plaira à dire qu'il devait toute sa formation monastique, toute sa doctrine et son grand attrait pour l'oraison et la vie intérieure à dom Anselme Le Bail.

 

Durant ses deux ans comme maître des novices, il met au point un programme complet de noviciat et rédige deux articles sur « La règle de saint Benoît, manuel de spiritualité » et « La liturgie dans la formation des novices », qui seront présentés par dom Norbert Sauvage au Chapitre Général de 1913, lors de la retraite des supérieurs à Cîteaux.

 

En 1913 dom Anselme Le Bail devint abbé. Divers pères maîtres se succédèrent durant les années de la guerre. Après celle-ci il nomma à cette fonction le père Godefroid Bélorgey, qui la remplit de 1919 à 1928. Avec ce tandem extraordinaire, ce furent des années d'or pour la formation à Scourmont. Dom Anselme continuait de s'occuper activement de la formation des novices, comme du reste de la communauté. Après la Règle et la liturgie, il avait « découvert » les Pères cisterciens, et en particulier saint Bernard. Aussi, à partir de 1923, il inaugure un cours de spiritualité cistercienne et donne lui-même un exposé d'une heure chaque semaine aux novices. Désormais, sa grande préoccupation est cependant la formation monastique de l'ensemble de la communauté.

 

La formation de la communauté

L'expression "humanisme monastique" utilisée par le Père Colomban Bock, exprime bien l'attitude et l'aspiration de Dom Anselme. Il voulait faire de tous les moines de sa communauté des hommes capables de se conduire en adultes et soucieux de développer leur personnalité. Il voulait leur apprendre l'art de la réflexion, les habituer à penser par eux-mêmes, à pénétrer le sens de la vie chrétienne et monastique et les exigences de leur état. Il voulait qu'ils embrassent librement la rectitude de vie, non par crainte, mais en toute liberté, par amour de Dieu. Il voulait être l'abba qui enseigne, encourage et éclaire, et non pas le gendarme qui surveille et corrige.

 

Son enseignement était enraciné dans la tradition, tout particulièrement la tradition cistercienne, pour laquelle il avait un profond respect. Mais cela ne l'empêchait pas de repenser constamment la tradition, de poser les questions sous un jour nouveau, de stimuler la curiosité intellectuelle et le travail personnel. Sa grande rigueur intellectuelle l'obligeait à analyser à fond et dans tous les détails une question ou une situation avant de commencer à en évaluer les divers éléments et de commencer à construire une synthèse. Et il s'efforçait de même de développer chez les moines de sa communauté un grand sens critique. Il envoya plusieurs d'entre eux faire des études universitaires poussées, en Écriture Sainte, théologie et droit canon. Ce n'était aucunement du pur intellectualisme, mais bien l'établissement d'une base sur laquelle construire une vie spirituelle éclairée et épanouie.

 

Toutes les questions qu'il abordait, il les étudiait à fond. C'est ainsi que, dans ses chapitres quotidiens, commentant la Règle durant une trentaine d'années, il passa deux ans et demi sur le chapitre 7, et aussi longtemps sur le thème de la prière. Ses sermons (on ne parlait pas d'homélies à cette époque) pour les professions solennelles de moines sont de véritables traités de spiritualité, prenant facilement une question d'actualité comme point de départ. C'est ainsi qu'en 1940, quelques jours avant l'invasion de la Belgique, à l'occasion d'une profession solennelle, il définit publiquement la ligne de conduite à tenir en cas de guerre. Le sermon qu'il prononce lorsque la communauté est expulsée de Scourmont en 1942, sans savoir si elle pourra revenir, est un véritable chef-d’œuvre.

 

Une formation intellectuelle sérieuse était impossible sans une bonne bibliothèque. Dom Anselme consacra beaucoup d'efforts à la création d'une des plus belles bibliothèques monastiques de l'Ordre, qui compta dès lors toutes les grandes collections, comme la patrologie grecque et la patrologie latine, la collection des Conciles de Mansi, les Grands dictionnaires, comme celui de Spiritualité, les Acta Sanctorum des Bollandistes. Sachant se faire aider en ce domaine comme dans tous les autres, il confia la constitution des divers secteurs de la bibliothèque à plusieurs personnes compétentes. Le père Joseph Canivez monta la bibliothèque de Droit canon. Celle d'Écriture Sainte relevait du père Alphonse Bernigaud et du père Benoît Attout, celle de philosophie dépendait du père Ignace Van Vlasselaer et celle de théologie du père Thomas Litt.

 

Il encouragea la publication des ouvrages de ses religieux les plus compétents, en particulier celle des Acta Capituli Generalis du Père Canivez, un ouvrage de base utilisé depuis lors par tous les historiens de l'Ordre, et qui n'a toujours pas été remplacé, même s'il date.

 

Dès 1923 dom Anselme avait imaginé et proposé la publication d'une collection d'écrits des auteurs cisterciens des premiers siècles de l'Ordre. Il avait fait le plan détaillé et précis de ce qui serait un corpus cistercien complet, dont de nombreux éléments n'ont toujours pas été publiés. Les seules choses qui s'en rapprochent de nos jours sont la grande collection Cistercian Fathers publiée depuis trente ans par Cistercian Publications, une maison d'édition mise sur pied par la Conférence Régionale cistercienne des USA, et la collection Pain de Cîteaux du père Robert Thomas. Présenté au Chapitre Général de 1924 ce projet ne fut pas retenu, étant considéré alors comme trop intellectuel. La Revue Collectanea, dont la publication fut finalement approuvée dix ans plus tard au Chapitre Général de 1933, fut en quelque sorte une solution de repli. Grâce à son premier rédacteur en chef, le père Camille Hontoir, moine de Scourmont, et à toute l'attention que lui donna dom Le Bail lui-même, la Revue servit dès le point de départ à faire connaître les Pères cisterciens et à donner le goût de les lire.

 

Un compte rendu si bref soit-il de l'activité formatrice de dom Anselme Le Bail ne serait pas complet si l'on ne mentionnait son activité infatigable pour la formation des moniales dans les monastères dont il avait la charge, Soleilmont et N.-D. de la Paix. Il s'occupa personnellement du transfert de cette dernière communauté de Fourbechies à Chimay, en 1919. Entre 1928 et 1937 il s'occupa de la formation de la cinquantaine de jeunes filles que dom Simon Dubuisson, abbé de Tilburg et ancien moine de Scourmont, envoya se former à Chimay et qui en partirent toutes ensemble le 15 juillet 1937 pour fonder Berkel. Il prêcha aussi de très nombreuses retraites dans d'autres monastères de moniales.

 

Durant les dernières années de sa vie, passées dans un fauteuil roulant, à la suite d'un accident cérébral, il continua de former sa communauté par sa présence silencieuse et priante, alors même que le soin de la communauté était confié à un administrateur apostolique, dom Guerric Baudet, qui devint son successeur en 1956.

 

L'héritage de dom Anselme Le Bail

À Scourmont, la présence et l'influence de dom Anselme se sentent à tous les coins du cloître. Mais qu'en est-il de son influence sur l'Ordre ?

 

C'est à lui que l'Ordre doit tout le mouvement de « redécouverte » de nos Pères Cisterciens tout au long des trois derniers quarts du XXe siècle. On peut se demander toutefois si ce mouvement a toujours conservé l'orientation que dom Anselme lui avait donnée et l'esprit qu'il lui avait insufflé. Dom Anselme avait su allier à une grande rigueur scientifique une égale liberté d'esprit et un profond esprit de prière. On ne peut dire que les "sessions" sur nos Pères cisterciens qui n'ont cessé de se multiplier depuis une quarantaine d'années aient toujours eu les mêmes caractéristiques. De nos jours, les écrits des auteurs du XIIe siècle sont facilement utilisés comme lectio divina, souvent sans l'effort préalable d'une étude sérieuse qui permettrait d'en saisir le véritable sens. Cela aboutit à utiliser ces textes, un peu ésotériques pour un moderne, dans le but de susciter en soi des sentiments religieux agréables. De plus, si les écrits de certains de nos Pères ont connu des éditions critiques d'une solide valeur scientifique, toutes les publications sur les auteurs cisterciens n'ont pas la même rigueur et une bonne partie relève plutôt du genre fervorino, qui aurait suprêmement déplu à dom Anselme.

 

La méthode de ce dernier était différente et beaucoup plus exigeante. La première étape était une analyse aussi sérieuse – et même technique – que possible du texte, afin de bien percevoir le message de l'auteur, en le remettant dans son contexte historique et spirituel. La deuxième étape consistait en un effort de réflexion personnelle et d'assimilation de ce message, dans une attitude de prière. Enfin la troisième étape consistait non pas à s'inculturer au passé (la grande tentation de la formation monastique d'aujourd'hui) mais à assimiler la sève spirituelle reçue à travers le contact avec les Pères cisterciens pour réinventer sans cesse une spiritualité cistercienne enracinée (on dirait aujourd'hui « inculturée ») dans le monde où nous vivons. Les chapitres de dom Anselme à l'occasion de professions solennelles sont de beaux exemples d'une doctrine monastique solidement enracinée dans la tradition, mais aussi la manifestation d'un esprit très libre qui sait et ose repenser sans cesse cette tradition en fonction du contexte vécu immédiat.

 

Dom Anselme Le Bail a peu publié. Il a cependant énormément écrit, non pas en vue de publications ultérieures, mais à la fois pour assimiler tout ce qu'il apprenait de la Règle et des Pères et pour préparer son enseignement à la communauté de Scourmont. S'il n'a pas hésité à écrire l'article du Dictionnaire de Spiritualité sur saint Bernard, à une époque où celui-ci était assez mal connu et quelques autres études sur la vie cistercienne, il ne s'est jamais reconnu une vocation d'écrivain. Il était avant tout un formateur. Toute son activité était orientée vers la formation des moines de sa communauté, qu'il voulait des hommes adultes, imprégnés de l'Évangile, de la Règle de saint Benoît et des Pères cisterciens, vivant librement et lucidement la tradition reçue dans le monde d'aujourd'hui.

 

Abbaye N.-D. de Scourmont, Armand VEILLEUX, ocso

B – 6464 FORGES abbé