Cîteaux à la recherche

son identité

(Traduction française d’une conférence prononcée en mai 1977 à la Cistercian Conference de l’Institut Cistercien de l’Université de Kalamazoo. Cette traduction fut publiée dans les Collectanea, 1977, pp 273-285)

L'ORDRE CISTERCIEN DE LA STRICTE OBSERVANCE DE 1955 A 1975

 

La tradition cistercienne est non seulement quelque chose du passé mais bien une réalité vivante, toujours en voie de transformation. Dans cette communication je voudrais analyser l'évolution de l'Ordre cistercien à l'inté­rieur de l'observance trappiste de 1955 â 1975. Le choix de ces deux dates ne répond à aucun critère absolu. Si j'ai choisi 1955 comme point de départ, ce n'est pas tellement parce que c'est l'année de mon entrée dans l'Ordre, mais bien plutôt parce que c'est le moment où certaines adaptations impor­tantes furent votées définitivement par le Chapitre général. 1975 est la date du dernier Chapitre général des abbesses qui faisait suite au Chapitre général des abbés de l'année précédente.

Je ne prétendrai pas faire une histoire complète de l'Ordre durant ces vingt ans. Je voudrais simplement décrire brièvement son évolution au cours de cette période, analyser quelques-uns des aspects les plus importants de cette évolution et enfin offrir au moins un début d'interprétation de ce qui s'est passé.

I - BRÈVE DESCRIPTION DE L'ÉVOLUTION DANS L'ORDRE

1) Les adaptations de 1955

Dés 1946 quelques membres du Chapitre général avaient proposé cer­taines adaptations. Dom Dominique Nogues, alors Abbé général, avait réagi fortement, menaçant de démissionner si quelque chose de ce genre se faisait. En réalité rien ne fut fait. La même question fut soulevée de nou­veau lorsque Dom Gabriel Sortais devint Abbé général en 1951, Après consultation auprès du Pape, de la Congrégation des Religieux et des abbés de l'Ordre, Dom Gabriel proposa une série d'adaptations qui furent votées provisoirement au Chapitre général de 1953 et confirmées au Chapitre général de 1955 pour être approuvées par le Saint-Siège au cours de l'année suivante,

Les plus importantes de ces adaptations furent la suppression du petit office de la Sainte Vierge qui était récité avant chaque heure de l'office canonial, la réduction de l'office des morts à seulement quelques fois par année, ainsi qu'un nouvel horaire donnant un peu plus de temps au sommeil. De tels changements peuvent nous sembler aujourd'hui de bien peu d'im­portance, mais ils signifiaient beaucoup en 1955 et ils furent le début d'une nouvelle période dans l'histoire de l'Ordre.

2)Développement des études et de la formation

Au même moment, faisant suite à des directives données par le Saint-Siège, on déploya de grands efforts pour améliorer la qualité de la forma­tion dans les monastères de l'Ordre, et une nouvelle maison d'études appelée Monte Cistello fut construite à Rome. Cette maison allait avoir un impact important sur les développements futurs dans l'Ordre.

3) Unification

Le troisième grand changement dans l'ordre, du temps de Dom Gabriel, fut l'unification de nos communautés, c'est-à-dire la suppression de la division des communautés en deux catégories. C'est un projet qui était cher à Dom Gabriel, mais qui ne fut complètement réalisé que deux ans après sa mort. J'en parlerai plus longuement un peu plus loin.

La principale caractéristique de toutes les adaptations réalisées au cours des quelque dix premières années de la période que nous étudions est qu'elles étaient centrées sur la personne. Leur but était de favoriser une meilleure vie de prière, un plus grand développement humain et spirituel ainsi qu'une participation plus totale dans la vie de la communauté locale.

Évidemment, cette période fut également marquée par la forte person­nalité de Dom Gabriel. Il était cependant peut-être un peu moins autoritaire que l'on a coutume de le penser. Sa grande sensibilité le rendait conscient des besoins des moines et des moniales de l'Ordre. Il avait l'habitude de consulter abondamment avant d'élaborer une solution à un problème. Mais une fois qu'il avait vu ce qui devait être fait, il savait utiliser son ascendant pour amener le Chapitre général à voter cette solution et à la réaliser. Ce type de leadership fort et très efficace n'aurait probablement pas duré bien longtemps après les changements des mentalités à l'époque conciliaire. Dom Gabriel mourut en 1963.

4)Changements structurels de 1963 à 1975

L'évolution des années suivantes fut centrée sur les structures plus que sur les personnes. Les changements structurels qui furent alors réalisés ou bien étaient des conséquences des adaptations de la décennie précédente ou bien étaient demandés par les documents conciliaires et l'évolution culturelle du temps. Un nouveau type de leadership était requis et, de fait, le leader­ship de Dom Ignace Gillet fut très différent. Il laissa beaucoup plus de place à l'exercice de la collégialité dans l'élaboration des solutions à de nouveaux problèmes.

Durant cette période, les Conférences régionales qui avaient fait leur apparition au début des années 60 acquirent une importance de plus en plus grande dans la vie de l'Ordre. Une Commission centrale s'est créée en 1963-1964, qui devait se transformer en un Consilium generale en 1967, pour devenir le principal Conseil de l'Abbé général, avec comme première fonction la préparation du Chapitre général. Et finalement un certain type de pluralisme fut introduit dans la législation de l'Ordre qui s'était signalé dans le passé par son uniformité.

II -- QUELQUES-UNS DES ASPECTS LES PLUS IMPORTANTS DE CETTE ÉVOLUTION

1) Formation

Dans le passé, les Trappistes ont eu une réputation d'ignorantisme, qu'ils n'étaient pas sans mériter quelque peu. Il arrivait souvent que les maîtres des novices et les abbés étaient choisis parmi les personnes qui avaient reçu une formation avant leur entrée dans l'Ordre, ayant appartenu soit au clergé séculier soit à un Ordre religieux actif. Dom Gabriel se plaignit souvent de l'infantilisme qu'il constatait dans les maisons de l'Ordre, même auprès d'abbés et d'abbesses. Le développement des études et l'amélioration de la qualité de la formation en général dans la plupart de nos monastères ont certainement été remarquables. L'étude des Pères cisterciens en particu­lier a été améliorée de façon considérable. Cependant, il est encore souvent très difficile, même dans d'assez grandes communautés, de trouver quel­qu'un qui soit réellement qualifié pour devenir abbé ou maître des novices. Je crois que la raison en est que ce que nous avions considéré comme un problème de formation était plutôt un problème de structure. Quelque chose dans les structures actuelles de notre vie cistercienne rend difficile à qui­conque de continuer de mûrir normalement après son entrée en commu­nauté. Il se peut aussi que nos efforts en vue d'une meilleure formation aient été orientés de façon trop exclusive vers l'enseignement d'un « modèle >} monastique et pas suffisamment vers la découverte intérieure que chacun doit faire de sa propre vocation personnelle à l'intérieur du contexte d'une vie commune et d'une recherche commune.

Quant à Monte Cistello, son importance pour le développement de l'Ordre lui est venue probablement non pas tant des études en elles-mêmes que du sens d'appartenance à un même Ordre qu'il a développé en multi­pliant les contacts entre les moines et entre les communautés. Même si le « taux de mortalité » a été assez élevé chez les anciens étudiants romains, on ne doit pas oublier quand même que plusieurs ont servi et continuent de servir leur communauté dans des fonctions diverses telles que celles de professeurs, maîtres des novices, abbés, etc...

2) Unification

Même si la plupart des anciens frères convers étaient des hommes d'une grande humilité qui avaient délibérément choisi une vie d'humble service, il apparaissait de moins en moins tolérable, au commencement des années 50, de conserver dans nos communautés la distinction entre deux classes de religieux dont l'une avait assez peu de droits. Les Chapitres généraux de 1955 et 1957 prirent quelques décisions pour assurer aux frères convers une meilleure formation ainsi que la possibilité d'une participation plus totale dans la vie de la communauté, spécialement par la liturgie. Après quelques années de consultation, Dom Gabriel proposa le choix entre deux solutions. La première consistait à conserver la structure actuelle, tout en prenant quelques mesures de façon à améliorer la situation des frères con­vers. La seconde solution était de créer une situation totalement nouvelle dans laquelle tous seraient moines avec les mêmes droits, mais avec une diversité de rôle au sein de la communauté. C'est cette seconde solution qui fut choisie par le Chapitre général de 1962. Lorsque Dom Gabriel mourut en 1963, il avait presque terminé un long document sur cette question, qui serait la base pour les décisions finales du Chapitre général de 1965.

Il fut toujours entendu que l'humble « vocation » des frères convers devait être conservée. Mais on n'arriva jamais à exprimer clairement ce qu'on entendait par cette expression : « la vocation des frères convers », et cela est resté jusqu'à nos jours la source de difficultés et de tensions en certains endroits. -Les uns comprirent que les frères convers devaient con­server leurs droits de rester un groupe différent dans la communauté et que les communautés devraient continuer à recevoir comme postulants les jeunes gens qui désiraient appartenir à ce groupe, et qu'ils devraient avoir leur propre noviciat, etc... Mais la plupart comprirent que, dans une com­munauté unifiée et sans classes, il y aurait plutôt la possibilité laissée d'une grande variété de « vocations » personnelles, chaque moine établissant avec son abbé l'équilibre qui lui conviendrait personnellement entre travail manuel, office divin, prière privée, lectio divina, etc. C'était certainement là le sens de la décision prise par le Chapitre général de 1965. Malheureuse­ment le décret accordé par le Saint-Siège réintroduisit les deux classes en distinguant entre les frères « choro addicti » et les frères « choro non addicti ». J'espère que lorsque nous rédigerons nos nouvelles constitutions - si nous arrivons jamais à le faire - nous pourrons clarifier cette situa­tion. Actuellement il semble que plusieurs trouveraient plus facile de revenir à la situation antérieure avec les deux classes plutôt que de faire face au défi de créer un nouveau type de communautés unifiées et pluralistes !

3) Conférences régionales

Dès que le Chapitre général de 1960 eut décidé de réduire la fréquence des Chapitres généraux à tous les deux ans, le désir fut exprimé d'avoir des réunions régionales d'abbés. Mais la peur du régionalisme était alors telle que le Chapitre général, tout en autorisant des rencontres informelles et ami­cales entre les abbés, précisa que ceux-ci ne devraient jamais prendre position comme groupes sur quelques questions que ce soit. La situation évolua rapidement cependant et lorsqu'en 1965 le Chapitre général renversa ce vote, les Conférences régionales avaient déjà pris un rôle important dans l'Ordre, surtout pour la préparation du Chapitre général. Depuis ce temps leur importance n'a cessé de croître, comme lien entre les communautés locales et le gouvernement central de l'Ordre.

En beaucoup d'occasions il fut proposé de donner aux Conférences régionales un statut juridique clair, mais chaque fois l'idée fut rejetée bien que le Chapitre général ait confié à ces Conférences régionales l'étude et même en certains cas la décision d'un nombre de plus en plus grand de questions. L'opinion générale était que l'absence de structure ou de statut juridiques leur permettrait d'évoluer plus librement, selon la situation et les besoins propres à chaque pays. Cela a certainement été le cas durant un certain temps. Mais ce vide juridique a maintenant commencé à avoir des effets secondaires regrettables. L'un de ces effets est la création d'un certain type d'oligarchie.

Lorsque la Commission centrale et, plus tard, le Consilium generale furent créés, la crainte fut exprimée qu'un certain type d'oligarchie ne s'in­troduisît dans le gouvernement de l'Ordre. II semble maintenant que c'est plutôt à travers le système des Conférences régionales qu'un tel pouvoir oligarchique se soit introduit de façon subreptice.

Quelques régions, à cause de leur dimension, de leur situation géogra­phique, des compétences de certains de leurs membres ainsi que d'autres facteurs, exercent une influence décisive non seulement sur la préparation du Chapitre général mais aussi sur la prise de décisions elle-même. parce qu'il arrive parfois qu'on retrouve quelques personnes plus influentes dans chacune de ces quelques régions, une petite « intelligentzia » peut facilement assumer une influence envahissante sur l'évolution - ou parfois sur l'absence d'évolution - dans l'ensemble de l'ordre.

Les abbés qui n'appartiennent à aucune région ou encore qui appartien­nent à une région restreinte ou géographiquement défavorisée, ont peu de chance de faire autre chose que de donner leur vote au Chapitre général pour l'une ou l'autre des solutions élaborées avant le Chapitre par les Con­férences régionales influentes, et qui ont été retenues par le Consilum generale. Ils n'ont pas la possibilité d'intervenir au moment crucial où les questions sont formulées. Ceci peut arriver spécialement lorsque le status quaestionis a été élaboré avant le Chapitre à travers des contacts et des ententes entre deux ou trois régions, comme ce fut le cas en 1974 pour la décision concernant la durée de la fonction abbatiale.

Un autre inconvénient de s'en remettre trop uniquement aux Conférences régionales pour la préparation du Consilium generale et du Chapitre général est que ce processus ne permet que bien peu aux institutions, à la pensée créatrice et aux expériences prophétiques des moines de la base d'atteindre le Chapitre général à travers tout le processus d'écrémage des réunions régionales et du Consilium générale. La pensée créatrice et l'expérience pro­phétique sont toujours le fait d'une petite minorité. Cette petite minorité a bien peu de chances de se voir mentionnée dans un rapport local et encore moins dans un rapport régional, car ces rapports doivent donner une image générale - et nécessairement un peu plate - des choses. Tout ceci pour faire voir qu'un statut juridique bien défini et clairement délimité devrait être donné aux Conférences régionales si nous voulons établir dans l'ordre une véritable collégialité et le respect du droit de chaque abbé et de chaque moine d'y participer.

4)Les deux branches de l'Ordre

Il faudrait un livre entier pour traiter de la question de la relation entre la branche féminine et la branche masculine de l'Ordre. Je voudrais simple­ment mentionner qu'en ce domaine également il serait grand temps de mettre au point une situation juridique plus claire.

En 1958, les abbesses de l'Ordre tinrent une première réunion à Cîteaux pour examiner les adaptations à faire à leurs coutumes, dans la ligne du Chapitre général des abbés de 1955. Une autre réunion du même genre se tint en 1968, à la suite du Chapitre général d'aggiornamento des abbés de 1967. Far la suite les abbesses tinrent leurs deux premiers Chapitres géné­raux, en 1971 et 1975. Durant ces quelque vingt dernières années les moniales de notre Ordre ont été de plus en plus tiraillées entre l'aspiration à une plus grande autonomie et le désir de demeurer à l'intérieur du même Ordre que les moines. Elles se sont montrées particulièrement réticentes aux pressions exercées sur elles par le Saint-Siège pour les libérer complètement de l'influence du Chapitre général des moines.

Actuellement leur situation juridique n'est pas claire du tout. Durant un certain temps, on considéra que cette absence de structures rigides et claires favorisait une évolution normale et fructueuse de la situation, et avec raison. Pour le moment cependant, comme c'est le cas pour les Conférences régionales, ce manque de clarté dans le statut juridique commence à avoir des effets négatifs. Des questions importantes ne sont pas résolues ni par le Chapitre général des abbés qui n'a pas d'autorité sur la branche féminine, ni par le Chapitre général des abbesses qui n'a pas encore, ou ne croit pas avoir, les pouvoirs législatifs suffisants. De plus, la plupart des questions vraiment importantes traitées par l'un ou l'autre des Chapitres sont en réalité des questions a mixtes >r qui concernent tous les cisterciens. S'il arrive par exemple que l'un ou l'autre des Chapitres rejette un type de communauté ou un type de leadership comme étant non cistercien, une telle décision implique des prémisses qui concernent tous les membres de l'Ordre. Si les moniales continuent de faire partie de l'Ordre tout en ayant leur propre Chapitre général séparé, des liens juridiques et des modes de communication autres que le fait d'avoir le même Abbé général et des Pères immédiats devront être trouvés.

5) Pluralisme

Un dernier et des plus importants aspects de l'évolution de l'Ordre durant cette période, que je voudrais analyser, est le pluralisme. Malgré une forte tradition d'uniformité, le pluralisme existait de facto dans l'Ordre bien avant la promulgation du Statut sur l'Unité et le Pluralisme par le Chapitre général de 1969, bien qu'il ne fût pas admis dans la législation. Ainsi, chaque Chapitre général avait coutume de voter une liste - parfois assez longue - d'exceptions et de dispenses accordées à certains monastères. Lorsque le Saint-Siège ratifia en 1956 les décisions du Chapitre général de 1955, il permit aux monastères qui désiraient conserver le petit office de la Sainte Vierge de le faire, avec la permission de l'Abbé général et de son Conseil. Dom Gabriel, que l'idée d'une diversité d'observances entre les communautés effrayait, fit un tel plaidoyer contre l'usage de ce privilège que personne ne le demanda. Il mentionna ce fait au cours du Chapitre général suivant comme un signe d'unité et de bon esprit dans l'Ordre ! Mais le Chapitre général de 1967, permettant aux monastères de faire des expériences, spécialement en matière de liturgie, introduisit officiellement et de facto beaucoup de pluralisme dans l'Ordre.

Si surprenant que cela soit, il ne semble pas qu'il y ait eu plus de plura­lisme dans l'Ordre après la promulgation du Statut sur l'Unité et le Pluralisrne 1969, qu'il y en avait auparavant - peut-être un peu moins. Et je crois pour ma part que ce statut n'a pas été la bénédiction que l'on a pensée, et cela pour plusieurs raisons. En premier lieu, le pluralisme ne fut pas choisi et accepté comme un moyen positif d'exprimer, de plusieurs façons complémentaires, les diverses facettes du charisme cistercien, mais bien comme un moyen d'éviter une scission dans l'Ordre- une scission qui, de toute façon, ne se serait très probablement pas réalisée. Ce qui arriva en fait c'est que le statut fut à la fois une confirmation du statu quo et un instrument de contrôle. D'une part, pour les communautés qui ne désiraient faire aucune évolution, il confirma leur droit à ne pas être interpellées et à ne pas être poussées dans la voie du renouveau. D'autre part, les normes et les directives que contenait le statut ont été utilisées dans les Visites régu­lières et aux Chapitres généraux de et 1974 pour exercer un contrôle plus rigide qu'auparavant sur les expériences qu'avaient permises le Chapitre général de 1967. Tout cela explique pourquoi le Chapitre général de 1969, tout en étant d'une certaine façon un sommet dans l'histoire de l'Ordre, a marqué également le début d'un ralentissement dans le mouvement de renouveau de l'Ordre.

III - UNE CRISE D'IDENTITÉ

Après cette analyse de l'évolution de l'Ordre durant les vingt der­nières années, je voudrais offrir un début d'interprétation. Certains psychologues font une importante distinction entre « identification » et « identité » dans le développement d'une personne. L'enfant s'identifie avec ses parents ou avec un héros, et le jeune homme avec le rôle qu'il joue ou les choses qu'il accomplit. Si quelqu'un arrive à dépasser cette étape de l'identification et devient adulte, il découvre son vrai « moi » et il parvient ainsi à l'étape de l'identité, - ce qui ne se réalise pas sans passer d'abord à travers une crise. Ceci vaut d'un groupe aussi bien que d'un individu et mon opinion est que l'Ordre a vécu une longue crise d'identité au cours des vingt dernières années. Jusqu’à 1969 il s'est orienté vers une identité renouvelée ; mais depuis 1969, et spécialement depuis 1971, je crains qu'il ne retourne graduellement â la situation moins exigeante d'une identification â un « modèle » canonisé. Il est tellement plus facile et plus sécurisant de s'iden­tifier avec un glorieux passé que d'affronter carrément de nouveaux défis I Cette crise d'identité que je viens de mentionner concerne l'identité du moine cistercien et de la communauté cistercienne aussi bien que la nature de l'Ordre et le rôle du Chapitre général.

1)Identité du moine cistercien

Dés que quelques aspects de notre vie furent modifiés en 1955 la question pouvait se poser aussi au sujet de n'importe quel autre aspect était-ce là quelque chose d'essentiel à l'identité cistercienne ? Comment distinguer ce qui est propre au charisme cistercien et ce qui dépend simple­ment d'un contexte culturel du passé ? Où se trouve la ligne de séparation entre ce qui est authentiquement monastique et ce qui ne l'est pas ? Quels sont les critères que nous avons pour répondre à de telles questions ? Écrivant aux abbés de l'Ordre après la réunion de Westmalle au sujet du projet de six moines d'Achel de faire un nouveau type de fondation simpli­fiée, Dom Ignace mentionnait la nécessité de rédiger une définition de la vie cistercienne qui puisse servir de critère pour juger les autres projets sem­blables qui pourraient être présentés. Plusieurs définitions de la vie monasti­que et cistercienne furent composées durant les années suivantes mais aucune d'elles ne fut jugée complètement satisfaisante. Le Chapitre général de 1969 décida de rédiger non pas une définition mais une déclaration qui serait l'affirmation des valeurs que les Cisterciens d'aujourd'hui se sentent appelés à vivre et qui constituerait en même temps un engagement à les vivre. Une telle déclaration, de par sa nature même, demande à être continuellement adaptée selon la nouvelle perception que nous pouvons avoir des exigences de Dieu sur nous comme Cisterciens du XXe siècle, Malheureusement la tentation était grande de considérer cette déclaration plutôt comme la description d'un modèle auquel nous devrions nous identifier pour au moins les quelques prochaines générations, et nous avons succombé à cette tentation.

2)Identité de la communauté locale

Le type de communauté unifiée décidé par le Chapitre général de 1965 a été une très sérieuse innovation, dont les conséquences ont à peine été perçues jusqu'à maintenant. Le fait d'accepter une grande pluralité à l'inté­rieur de la même communauté et de remplacer la distinction entre deux classes par la reconnaissance et le respect de la vocation individuelle de chaque moine impliquait un type différent de formation et aussi un style nouveau de leadership. La décision de sur le pluralisme, exigeant un dialogue et un consensus communautaires, aussi bien que la décision de 1974 concernant la durée de la fonction abbatiale ont aussi modifié considé­rablement l'équilibre interne entre les divers éléments de la vie d'une com­munauté cistercienne. Une étude détaillée et multidisciplinaire des implica­tions pour les communautés locales des décisions des trois ou quatre derniers Chapitres est grandement nécessaire.

3)La nature du Chapitre général

Durant des siècles le Chapitre général avait été essentiellement un organe de contrôle consistant avant tout dans la lecture des cartes de visite. Lorsque les Chapitres généraux de 1953 et 1955 consacrèrent la plus grande partie de leur temps à discuter d'adaptation, le rôle du Chapitre général était évidemment modifié. Cela devint encore plus évident après que les Chapitres généraux de et 1969 eurent entrepris de réviser les Constitutions et de modifier les structures du gouvernement de l'Ordre, Le contrôle exercé par le Chapitre général sur les communautés locales avait toujours été considéré comme l'exercice de son rôle pastoral. Après que le Chapitre général de 1969 eut, à travers le Statut sur l'Unité et le Pluralisme, redonné aux communautés locales une grande partie des responsabilités qui avaient été réservées dans le passé au gouvernement central de l'Ordre, la manière dont le Chapitre général pourrait et devrait exercer à l'avenir son rôle pastoral à l'égard des communautés locales devenait moins claire.

Au Chapitre général de cette question de l'identité et de la nature du Chapitre général fut explicitement soulevée. aucune réponse claire ne fut donnée, bien qu'il y eût confrontation entre deux conceptions diffé­rentes. Pour certains le Chapitre général, spécialement à notre époque de renouveau, devrait exercer avant tout un rôle d'inspiration, alors que d'autres pensaient qu'il devrait conserver tout d'abord une fonction de contrôle. Cette dernière position a certainement prévalu en 1971 et en 1974 ! En 1974, nous sommes revenus à la vieille méthode consistant à lire un rapport sur chaque maison de l'Ordre ; et cette méthode est encore utilisée actuellement au Chapitre général de 1977. Cette méthode a certainement quelques avantages, mais il faudrait une uniformité beaucoup plus grande dans la façon dont les rapports sont préparés pour quelle soit réellement efficace. Cette méthode a aussi ses limites. Que faire avec ces rapports après qu'on les a entendus ? Il y a des abbés qui s'attendent à ce que le Chapitre général apporte des solutions aux problèmes locaux. Il est en effet plus facile de dire â un moine: « Ceci est défendu par le Chapitre général » que de l'aider à voir par lui-même si oui ou non ce qu'il désire faire est compatible avec sa vocation monastique f Mais plusieurs autres abbés sont tout à fait conscients que la plupart des problèmes les plus sérieux qu'ils rencontrent sont des problèmes concernant des personnes. Au sujet de ces problèmes, un Chapitre général ou même une Visite régulière ne peuvent rien et les abbés attendent autre chose de l'un et de l'autre.

4)Nature de l'Ordre

Reliée à cette question de la nature du Chapitre général se pose aussi celle de la nature de l'Ordre. L'Ordre est-il d'abord « une communauté de communautés » s'aidant mutuellement dans leur recherche, ou bien est-il une structure juridique destinée à protéger les communautés locales contre elles-mêmes ? Le fait d'appartenir â un Ordre international devrait élargir nos horizons et nous donner une conscience aiguë des grands problèmes de l'Église et du monde. Si surprenant que ce soit, l'évolution de notre Ordre durant les dernières décennies a été marquée, au moins au niveau du gouvernement central, par un manque à peu près total de conscience sociale. Il est également surprenant de remarquer que l'expérience de nos monastères du Tiers Monde a eu très peu d'impact sur les Chapitres généraux. La plupart des supérieurs de ces communautés n'y parlent pas, parce que l'en­semble des questions qui sont discutées n'ont que très peu d'intérêt - si tant est qu'elles en aient - pour les situations dans lesquelles ils vivent ; ou encore ceux qui parlent expriment souvent la mentalité et les préoccupa­tions du pays des fondateurs plutôt que du pays de la fondation.

CONCLUSION ET PROSPECTIVES

Il est important de faire une distinction entre réforme et renouveau. Une réforme est l'adaptation de quelques ou de plusieurs aspects d'une réalité pour la rendre plus adaptée à une situation nouvelle. Un renouveau est un réarrangement interne et radical de l'ensemble des éléments essentiels d'une réalité pour lui permettre de retrouver son identité fondamentale dans un contexte radicalement changeant.

Au cours des vingt années entre 1955 et 1975, une très grande dose d'énergie a été investie dans la réforme de l'Ordre cistercien de la Stricte Observance. Certains des gestes posés furent courageux et auraient pu avoir de sérieuses conséquences. A un certain moment, spécialement en 1967 et en 1969, il semblait qu'un véritable renouveau aurait pu se produire, c'est­-à-dire le passage à une « identité » redécouverte et renouvelée. Mon opinion est qu'à un certain moment, au sommet de cette évolution, nous avons manqué la cible et que nous nous sommes repliés sur une attitude d'iden­tification - identification â un modèle quelque peu adapté. Il semble que la dose de réforme que nous avons absorbée a été tout juste suffisante pour nous vacciner contre le renouveau I

Quelques-unes des décisions qui semblaient être des signes d'ouverture, comme la permission pour les ermites de vivre en dehors de la propriété du monastère, le statut sur les fondations simplifiées et l'acceptation des maisons-annexes pourraient bien être devenues simplement des procédés stérilisants conduisant à la marginalisation de quelques-uns des éléments créateurs de nos communautés. N'est-ce pas la façon dont notre société post-industrielle - avec laquelle nous sommes tellement compromis ---- se protège contre ceux d'entre ses membres qui la dérangent.

Il y a actuellement un assez bon nombre de novices dans plusieurs de nos communautés. Ils semblent en général assez mûrs et dotés d'une bonne instruction. Plusieurs d'entre eux ont été impliqués dans l'une ou l'autre forme de contre-culture, Ils ont connu toutes les formes d'insécurité et ils apprécient la sécurité et la solidité de la tradition monastique. Ils sont pour la plupart sensibles à la Tradition. apprécient les Pères du désert et spécialement les Pères cisterciens ; et ils sont très peu intéressés par l'aggior­namento et les réformes structurelles. En venant chez nous ils cherchent une véritable vie contemplative, et ils seront de bons moines.

Un jour viendra cependant - et probablement bientôt - où la plupart d'entre eux devront choisir entre : ou bien passer leur vie dans une attitude d'identification à un modèle dit cistercien, ou bien découvrir leur propre identité cistercienne personnelle et collective dans le contexte historique et culturel de la fin des années 70 ou du début des années 80. S'ils choisissent la première solution, nous aurons des communautés paisibles, faciles à administrer, témoignant d'un passé admirable. S'ils choisissent la seconde solution et la réalisent, ils se rendront probablement compte qu'il y a encore plusieurs éléments structurels dans la forme actuelle de vie cistercienne qui empêchent de réaliser une telle aspiration au lieu de la favoriser. Ils lutteront probablement pour leur vie. Plusieurs choses peuvent alors arriver. Ils seront probablement rejetés, comme beaucoup avant eux, dans les limbes de la marginalité par ceux qui se sont arrogé le rôle de transmettre intact aux générations à venir le modèle cistercien. Il se peut que certains d'entre eux quittent le nouveau Molesme pour un nouveau Cîteaux. Il se peut aussi que le miracle longtemps attendu ait lieu et qu'ils réalisent un véritable renou­veau spirituel à l'intérieur même de l'Ordre. I1 reste toujours de la place pour l'espérance I

Traduit de l'anglais

Mistassini - Kalamazoo

Mai 1977

Armand VEILLEUX