Un point tournant dans l’histoire de l’Ordre :

le Chapitre Général de 1969

Le Chapitre Général de 1969 fut certainement le plus important de l’histoire de notre Ordre après le Chapitre d’Union de 1892.Ce fut un Chapitre où se souda au sein de notre Ordre une unité qui ne s’est pas démentie depuis, où se rédigèrent quelques textes importants qui continuent d’influencer la vie de l’Ordre et où celui-ci s’embarqua décidément dans la voie de la réforme post-conciliaire.Dire que ce fut un Chapitre « charismatique » n’est pas utiliser une formule passe-partout.En réalité l’action de l’Esprit-Saint y fut très sensible.

 

Il est sans doute encore trop tôt pour rédiger l’histoire de cette période.Je veux quand même raconter comment m’est apparu ce Chapitre que j’ai vécu avec une grande intensité.J’y étais non pas comme abbé (je serai élu abbé quelques mois après ce Chapitre Général), mais comme expert de la région canadienne.

Le Chapitre Général s’ouvrit dans une atmosphère de malaise et de tension.Le compte rendu officiel y fait allusion avec beaucoup de tact et de discrétion dans ces quelques lignes : « Au cours de plusieurs séances des premiers jours du Chapitre Général, les discussions ont porté sur les relations entre l’Ordre et le Saint-Siège, ainsi que sur le rôle joué dans ces relations par le RRme Père Général, modérateur suprême » (compte rendu, p. 5).

Ces premiers jours du Chapitre furent en réalité marqués par des discussions concernant une éventuelle démission de l’Abbé Général, Dom Ignace Gillet.Celui-ci, ne pouvant accepter en conscience certaines orientations et décisions prises par le Chapitre Général de 1967, qui avait autorisé des expériences, était intervenu auprès du Saint-Siège pour empêcher la mise en pratique de certaines initiatives, comme, par exemple, la Loi Cadre pour l’Office Divin obtenue du Consilium pour l’application de la réforme liturgique conciliaire par les régions des USA et du Canada.Certains capitulants, tout en respectant les convictions personnelles de Dom Ignace croyaient que si sa conscience ne lui permettait pas de se solidariser avec des décisions légitimement prises par le Chapitre Général, il devait démissionner.Après quelques jours d’échanges en public une solution de compromis fut négociée hors séance avec un grand tact et une grande charité par le Vicaire et Modérateur du Chapitre, Dom Ambroise.Dom Ignace présenterait sa démission au Chapitre suivant. En réalité il la présentera à celui de 1974.Je suis convaincu que la grande charité et la grande honnêteté avec lesquelles furent menées ces échanges et la très grande humilité avec laquelle Dom Ignace s’y prêta, contribua grandement à créer l’atmosphère de confiance et de respect mutuel qui marqua tout le reste du Chapitre.

Comme on percevait mal comment Dom Ignace, malgré ses grandes qualités, pourrait guider l’Ordre dans la recherche de voies nouvelles et de renouveau, le Chapitre imagina de créer la fonction nouvelle d’un « Secrétaire Général » de l’Ordre, un peu à l’instar du Secrétaire Général des Nations Unies, pour remplir ce rôle à côté de l’Abbé Général.On lui donna en fait le titre un peu plus modeste de « Secrétaire du Consilium Generale ».C’était en soi une solution bancale qu’on qualifierait en anglais de « recipe for disaster ».Dans les faits, cela fonctionna fort bien, sans doute à cause du grand tact de celui qui fut élu à cette charge, Dom John Eudes Bamberger, d’une part, et, d’autre part, de la grande humilité de Dom Ignace.Lorsque Dom John Eudes devint abbé de Genesee, quelques années plus tard, il ne fut pas remplacé dans cette charge qui cessa d’exister.

Une autre source potentielle de grandes tensions, à l’ouverture du Chapitre, était le désir des régions d’Outre-Atlantique d’obtenir une plus grande autonomie des maisons et un plus grand pluralisme dans la mise en pratique des mêmes valeurs monastiques.Ce désir de pluralisme paraissait dangereux à d’autres régions qui tendaient à voir dans l’uniformité des observances une garantie de l’unité de l’Ordre.Cela était évidemment lié à la question brûlante de la révision des Constitutions, d’autant plus que le projet de « Nouvelle Charte de Charité » élaboré par la Commission mise sur pied en 1967 n’avait pas reçu un chaleureux accueil. Une nouvelle ordonnance des matières proposée par Dom Augustine Roberts et acceptée par le Chapitre avec quelques modifications permit de contourner la difficulté.Selon ce nouvel ordre des matières, on discuterait d’abord de la définition de la vie Cistercienne.Ce fut une initiative providentielle.

On parla tout d’abord d’élaborer une « Définition descriptive de l’Ordre ».On se rendit vite compte qu’on ne pouvait « définir » la vie cistercienne, comme s’il s’agissait d’une réalité abstraite.On ne pouvait non plus la « décrire ».En effet la vie cistercienne est une réalité empirique qui a pris bien des aspects et des formes au cours des siècles.On ne saurait la « décrire » sans choisir a priori et arbitrairement les éléments qu’on ferait entrer dans la « description ».On décida donc de rédiger plutôt une « Déclaration » qui serait à la fois un acte de foi dans la vocation que nous percevons comme nôtre à ce moment précis de l’histoire de l’Ordre et avec les lumières – nécessairement limitées – qui sont actuellement les nôtres, en même temps qu’un engagement à vivre selon cette vocation.Trois projets assez convergents furent rédigés par trois commissions linguistiques distinctes, puis revus dans chacune de ces commissions pour les faire mieux coordonner entre eux.Enfin le texte fut mis au point par une petite commission de cinq personnes et voté à une quasi unanimité (68 vs 8).L’unité construite autour de la rédaction de ce beau texte conditionna tous les travaux des semaines suivantes.Le Statut sur l’Unité et le Pluralisme qui faisait tellement peur au début du Chapitre fut un peu plus tard voté lui aussi à la quasi unanimité (70 vs 4). De même, le Chapitre Général décida de demander au Saint Siège pour tout l’Ordre une Loi Cadre pour l’Office Divin (69 vs 7).

Une des questions importantes au programme du Chapitre Général était celle de la durée de l’Abbatiat.C’était une question difficile.Les Capitulants ne se sentaient pas prêts à prendre une décision à ce sujet.D’une part on sentait qu’on ne pouvait pas maintenir l’abbatiat ad vitam et d’autre part on n’était pas prêt à instaurer un abbatiat pour un temps déterminé.Les sentiments étaient tels dans certains monastères de l’Ordre que plusieurs abbés pensaient que le Chapitre Général ne pouvait pas reporter simplement la question à plus tard sans créer un grand malaise.Ce fut une intervention d’un « expert » de l’extérieur, Dom Brasó, qui permit de débloquer la question.Dom Brasó, ancien abbé de Montserrat et président de la congrégation bénédictine de Subiaco expliqua la solution qu’avait adoptée peu auparavant sa congrégation : l’abbatiat « ad tempus non definitum ».Selon cette solution, l’abbé n’est pas élu à vie ;il n’est pas élu non plus pour une période déterminée de six ans ou de huit ans.Il doit simplement offrir sa démission dès qu’il se rend compte ou qu’on l’aide à voir que ce serait préférable pour le bien de sa communauté.Ce qui prime alors n’est pas un quelconque « droit » à rester en fonction, mais le bien de la communauté au service de laquelle est l’abbé.

Un premier vote de 58 vs 17 décida que les abbés ne seraient plus élus ad vitam.Depuis lors tous les abbés sont élus ad tempus.Restait à décider s’il fallait que ce cette durée temporaire soit déterminée d’avance par une élection pour une période déterminée ou si on la laissait « indéterminée ».Sans se fermer à une évolution ultérieure, le Chapitre décida que les mécanismes en place, en particulier la Visite Régulière, suffisaient.On opta donc pour l’abbatiat ad tempus non definitum, adoptant le modèle de la congrégation de Subiaco.Ce sera cinq ans plus tard, en 1974, que la possibilité sera donnée aux communautés de choisir entre cette solution et l’élection d’un abbé ad tempus definitum.

L’autre point majeur au programme du Chapitre Général était celui de la révision des Constitutions.Une commission créée par le Chapitre de 1967 avait reçu comme mandat de rédiger un projet d’introduction aux Constitutions, en exposant les bases scripturaires et spirituelles.Cette Commission rédigea une « Nouvelle Charte de Charité », qui reçut dans l’Ordre une réception plutôt froide.La Commission se remit donc au travail quelques mois avant le Chapitre de 1969 et envoya à tous les Supérieurs de l’Ordre un ensemble de sept documents.Entre-temps, Dom Vincent, Procureur Général, fit une nouvelle suggestion : Notre loi fondamentale c’est la Règle de saint Benoît, complétée par la Charte de Charité. Nous n’avons donc pas besoin de Constitutions ;il nous suffira d’élaborer des « déclarations » sur la Règle et sur la Charte de Charité.

En cette matière aussi l’intervention d’un expert étranger à l’Ordre fut capitale.Ce fut celle du Père Beyer, s. j., canoniste bien connu, professeur de Droit à l’Université Grégorienne et consulteur de la Commission romaine pour la révision du droit canon.Il alla tout à fait dans la ligne de Dom Vincent.Il expliqua que les directives pour la révision des Constitutions prévoyaient une distinction entre la « loi fondamentale » exprimant la spiritualité et la structure générale de l’Ordre ou de l’Institut, et la « loi secondaire » constituée de statuts.Seule la Loi fondamentale devait être approuvée par le Saint Siège.Nous pouvions considérer la Règle de saint Benoît comme notre loi fondamentale ;et il est évident qu’elle n’a pas besoin d’une nouvelle approbation du Saint Siège !Il nous conseilla de revoir lentement, Chapitre Général après Chapitre Général les divers aspects de notre vie, rédigeant les statuts appropriés.Si un jour le Saint Siège exigeait que l’on présentât un texte à son approbation, on pourrait faire une compilation de ces décisions.Il nous conseilla aussi de ne pas nous hâter et de prendre facilement de dix à quinze ans pour ce travail.Le Chapitre Général opta pour cette orientation et ce fut sans doute, de toutes les décisions du Chapitre Général de 1969 la plus importante et la plus lourde de conséquences pour l’évolution de l’Ordre au cours des 25 années qui suivirent.

En effet, au lieu de faire faire à une commission restreinte une révision rapide du texte des Constitutions, l’Ordre se lança dans un travail presque gigantesque qui impliqua de 1969 jusqu’à 1987 toutes les communautés et toutes les régions dans un vaste effort de réflexion sur les valeur fondamentales de la vie cistercienne et de révision des structures de l’Ordre.Après trois projets successifs étudiés par tout l’Ordre, une première mouture des Constitutions fut votée à Holyoke en 1984 pour les moines et à El Escorial l’année suivante pour les moniales.Ces textes furent revus à la Réunion Générale Mixte de Rome en 1987 avant d’être présentés au Saint-Siège et approuvés à la Pentecôte 1990.

Une initiative heureuse de ce Chapitre de 1969 fut de nommer assez tôt durant le Chapitre une petite équipe chargée de rédiger une présentation synthétique des travaux pour bien faire saisir aux lecteurs les idées maîtresses qui s’en dégagent.Non seulement ce rapport synthétique fut approuvé par le Chapitre, mais l’Abbé Général accepta de le présenter dans une petite préface et d’en recommander la lecture. Ce texte contribua sans doute à la bonne réception qu’eurent dans l’Ordre les travaux de ce Chapitre Général.Des tentatives similaires lors des Chapitres Généraux suivants s’avérèrent moins heureuses.

Il faudra attendre le Chapitre Général de Holyoke où le texte des nouvelles Constitutions fut mis au point, pour avoir de nouveau l’expérience d’une réunion vraiment charismatique où l’action de l’Esprit était palpable.Mais l’expérience du Chapitre Général de 1969 reste inégalée.

Armand Veilleux

Abbé de Scourmont