UNE EXPÉRIENCE D'ÉVANGÉLISATION EN MILIEU MONASTIQUE

Appartenant à l'un des grands Ordres monastiques de la famille bénédictine, notre communauté en est une de type traditionnel. Si on y regarde superficiellement, de l'extérieur, elle ne semble pas s'être transformée beaucoup au cours des dix dernières années. Et pourtant, pour nous qui y vivons il n'y a pas de doute qu'une évolution très profonde s'y est réalisée.

Et ceux de nos amis non-moines qui ont suivi cette évolution sont peut-être encore plus conscients que nous de son importance. Ce cheminement n'a certes pas été sans comporter des erreurs et des expériences moins heureuses, Dans son ensemble, toutefois, il nous semble être une ouverture progressive à certaines valeurs évangéliques redécouvertes ou vécues d'une façon renouvelée. C'est ce processus d'évangélisation que je voudrais essayer de décrire ici, en précisant qu'il s'agit, tout à la fois, aussi bien d'une évangélisation de la communauté elle-même que de la participation de celle-ci à la grande mission d'évangélisation de l'Église.

Deux convictions de base

A la source de cette évolution se trouvent deux convictions profondes, qui n'ont certes pas été articulées très clairement dès le début, mais qui ont toujours été sous-jacentes. La première de ces convictions est que la communion est une réalité chrétienne fondamentale et qu'en conséquence le fait d'exprimer cette communion dans une vie communautaire avec des frères ne nous dispense pas de l'obligation de vivre aussi la communion avec tous

frères humains et de l'exprimer dans des formes diverses de solidarité. Ceci nous amena à une réflexion sur les liens étroits qui existent entre solitude et communion et sur la nécessité de bien distinguer l'isolement, qui est absence de relation à l'autre, de la solitude, qui est un mode de relation à l'autre.

La deuxième conviction qui se trouve à la base de notre évolution, est que la contemplation n'est pas un simple état de recueillement intérieur et de concentration affective en Dieu, atteint après un processus ascétique de spiritualisation ou de désincarnation. Elle est avant tout « écoute » de la Parole de Dieu, de cette Parole que Dieu nous adresse non seulement dans les Ecritures et au fond de chacun de nos coeurs, mais aussi à travers les signes des temps, les événements de l'histoire contemporaine, et tout spécialement à travers la « clameur des pauvres ». La lecture chrétienne de l'histoire contemporaine est une forme authentique et nécessaire de contemplation.

Ces deux convictions de base ont fait que notre évolution a été profondément solidaire de celle de l'Eglise universelle et de la société, et qu'elle s'est enracinée dans un contexte local bien concret.

Divers modes d'action monastique

L'histoire de notre communauté a toujours été étroitement liée à celle de la population des villages et des villes environnantes, Lorsque les Trappistes s'installèrent au Lac St-Jean, en 1892, ce coin de pays s'ouvrait alors à la colonisation. A cause de cette conjoncture historique jointe à bien d'autres facteurs, la communauté fut appelée, durant très longtemps, à jouer divers rôles de suppléance auprès de la population, surtout dans le domaine agricole et même industriel. Ce fut là une activité qui ne fut jamais de tout repos, mais au fur et à mesure que les coopératives et autres organismes se développèrent, nous avons abandonné ces rôles de suppléance de caractère matériel pour nous attacher d'une façon plus accentuée à notre rôle proprement spirituel.

Le ministère de l'accueil à l'hôtellerie, qui avait toujours existé, prit un développement nouveau, et surtout se diversifia beaucoup, Nous accueillons des personnes de tous âges et de toutes conditions : ce sont des jeunes, étudiants ou ouvriers ; ce sont aussi des adultes : couples mariés, prêtres, religieux et religieuses. Certains viennent simplement rencontrer un conseiller spirituel, beaucoup viennent faire des séjours plus longs, de quelques jours ou de quelques semaines. Quelques uns en petits groupes, mais la plupart individuellement, soit pour faire le point dans leur vie, à l'occasion d'un événement important, sait pour se ressaisir lorsqu'ils se sentent perdre pied, soit tout simplement pour se remettre périodiquement face à eux-mêmes et face à Dieu dans la solitude et la prière.

A cause du désir de ces hôtes de participer activement à notre prière, notre liturgie, entièrement en français depuis le Concile, a été sans cesse rénovée et adaptée en tenant compte à la fois des besoins de la communauté monastique et de la participation des hôtes. L'architecture même de l'église a été modifiée, l'autel devenant le centre de l'église et reliant dans une même célébration les moines et les laïcs. Ceux-ci d'ailleurs, aussi bien les femmes que les hommes, sont admis au chœur avec les moines pour le chant de l'Office.

« Observation participante » ...

Une autre pratique, traditionnelle en Orient, s'instaure graduellement chez-nous. Des personnes, surtout des jeunes, désirent vivre l'expérience monastique, sans se sentir prêts à s'y fixer. C'est ainsi que nous admettons des jeunes à partager à part entière, au sein même de la communauté, notre vie monastique, pour des périodes de plusieurs mois, même s'il ne s'agit aucunement de postulants éventuels. Nous avons aussi déjà accepté pour quelques mois des jeunes qui se préparaient à tenter l'expérience d'un nouveau style de vie monastique, car le lien de continuité et la communion ouverte entre les expériences nouvelles et la tradition nous semblent essentiels.

Réseaux de solidarité spirituelle

Lieu de solitude, notre hôtellerie est aussi lieu de communion, non seulement entre les visiteurs et les membres de la communauté, mais entre les personnes y venant d'un peu partout pour des motifs similaires. Ainsi sont nés graduellement de grands réseaux de relations. De véritables « communautés » de solidarité se sont créées, composées par exemple, de religieuses appartenant à diverses communautés locales et à diverses congrégations, et se réunissent régulièrement chez-nous. L'une d'elle s'est donné le nom significatif de « Communauté d'Espérance ».

II y a aussi deux groupes composés de Laïcs, mariés ou célibataires, ainsi que de religieux et religieuses, qui se réunissent régulièrement, avec tel ou tel moine, pour de longues veillées de prière, de réflexion et de partage. Tout cela fait qu'insensiblement s'est constituée une très grande communauté « élargie » dont les quelques quarante moines de Mistassini constituent en quelque sorte le noyau.

L'aide aux défavorisés : vers une collaboration sociale

J'ai mentionné plus haut qu'à partir d'un certain moment nous avons restreint nos rôles de suppléance dans les domaines matériels. Mais comme toute personne est à la fois et indissociablement corps et âme, notre activité spirituelle auprès des gens de notre entourage nous a mis en contact avec des besoins matériels que nous nous efforçons de secourir, par des dons soit en argent, soit en nourriture, II ne s'agit pas, bien sûr de remplacer le Bien-être social ou l'assurance chômage, mais avant tout d'assurer une aide à ces vrais nécessiteux qui n'entrent dans aucune des catégories prévues par la loi d'aide sociale, ou encore d'assurer un dépannage immédiat dans les cas nombreux où les formalités administratives retardent l'aide publique.

Cependant, les efforts constants que nous avens faits en communauté, au cours des dernières années, pour nous sensibiliser aux problèmes du Tiers-

Monde comme aussi aux problèmes sociaux de notre pays et de notre région, nous ont amenés à remettre en question cette forme d'aide pécuniaire. Cette aide est parfois nécessaire comme dépannage immédiat, mais elle humilie la personne qui la reçoit, sans l'aider à prendre en charge ses propres problèmes et sa propre destinée. La misère des pauvres ne provient pas de leur pauvreté, mais de leur sujétion. Nous sentions que, pour bien des personnes qui venaient à nous, un don direct ne pouvait être qu'un palliatif temporaire à un problème d'un autre ordre, que nous n'étions pas à même de résoudre. En même temps, nous étions conscients des efforts faits dans notre région en vue de situer l'action sociale au niveau communautaire et d'amener les groupes de citoyens à prendre collectivement en main leurs problèmes, plutôt qu'à compter sur les services publics. II nous est apparu important d'insérer notre propre participation dans cet effort commun, plutôt que de travailler en parallèle.

Après avoir pris l'avis de divers organismes locaux, qui se sont montrés très favorables à cette initiative, nous avons engagé une travailleuse sociale à temps plein. C'est à elle que nous référons maintenant les personnes qui s'adressent à nous avec des besoins d'ordre matériel. En plus de leur assurer en tout premier lieu le service inappréciable d'une présence humaine chaleureuse, souvent à leur domicile même, elle peut les orienter vers les organismes compétents capables de les aider, et au besoin elle les assiste dans les dédales compliqués des grandes administrations publiques. Elle leur fournit une aide financière seulement lorsque celle-ci s'avère rigoureusement nécessaire. Ayant reçu un accueil très compréhensif et ouvert de la part des organismes gouvernementaux et privés qui s'occupent de questions sociales, elle sert de lien entre ces organismes et les personnes en situation de besoin, aussi bien qu'entre celles-ci et nous. Son activité lui a déjà permis de sensibiliser davantage notre communauté aussi bien aux véritables problèmes sociaux du milieu où nous vivons qu'aux grandes orientations du travail social actuel.

Participation à l'évolution monastique et religieuse

Notre « ouverture vers l'extérieur » ne s'est pas faite seulement dans ce domaine social. Elle a été aussi ouverture aux mouvements de renouveau ecclésial, et plus particulièrement de renouveau de la vie religieuse. Non seulement le Père Abbé se tient constamment en contact avec les diverses manifestations de ce renouveau, soit aux réunions de la Conférence Religieuse Canadienne, soit par de nombreux contacts personnels, mais quelques-uns des moines jouent un râle de conseiller spirituel auprès d'un certain nombre de fraternités de diverses communautés actives. Notre conviction est que, même si notre style de vie est différent de celui des communautés actives, et devra nécessairement le demeurer, la vie religieuse est fondamentalement la même pour tous, et nous sommes tous solidaires dans nos efforts de recherche et de renouveau.

C'est évidemment avec les communautés contemplatives et monastiques que cette solidarité s'est exprimée le plus. Les responsabilités du Père Abbé comme membre du Conseil Général de l'Ordre des Trappistes et comme conseiller d'Associations de moniales l'ont amené à participer à plusieurs rencontres monastiques aux Etats-Unis, en Europe et récemment en Asie. II s'efforce de partager avec ses frères de Mistassini les expériences accumulées au cours de ces rencontres, tout comme il a conscience d'apporter à toutes ces réunions l'expérience de sa communauté et non simplement son expérience personnelle. Ceci a concouru à ouvrir toujours plus la communauté à une vision mondiale des choses.

Et finalement, il me semble que la caractéristique fondamentale de l'évolution que je viens de décrire, c'est qu'if s'agit d'un effort de tous les membres du monastère pour communier toujours mieux avec tous leurs frères les hommes, en respectant leur propre identité de moines.

Armand VEILLEUX,

Abbé de la Trappe de Mistassini