Monachisme et Culture

(Conférence au Club Lions de Chimay, 29 octobre 2003)

Le titre de cette conférence comporte trois mots, et je voudrais porter une attention spéciale au deuxième mot, la particule « et ».En effet, je n’ai pas l’intention de parler simplement d’une part du monachisme (ou de la vie monastique) et, d’autre part, de la culture, mais bien plutôt de la relation et de l’interaction entre les deux.Il est quand même important, au point de départ, de définir les termes, pour savoir de quoi nous parlons.

 

Tout d’abord disons un mot du « monachisme ».Qu’est-ce que c’est ?Je suis un moine chrétien.Ce qui m’intéresse, dans ma vie comme dans cet entretien, c’est donc évidemment le monachisme chrétien.Mais il faut être conscient du fait que la vie monastique n’est pas un phénomène uniquement chrétien.On retrouve une forme de vie monastique dans toutes les grandes cultures, tout au long de l’histoire humaine.La vie monastique apparaît chaque fois qu’une culture atteint un certain degré de spiritualisation.C’est ainsi qu’elle apparaît en Inde, à l’époque pré-védique, près de 2000 ans avant le Christ, à peu près au même moment où, en Israël Abraham entend l’appel à quitter son pays, Harân – l’actuel Irak – qui était alors le berceau de la civilisation, l’endroit où sont nées les premières formes de gouvernement, d’administration de la justice et d’agriculture rationnelle.Environ mille ans plus tard, une grande réforme spirituelle, au sein de l’hindouisme, donnait naissance à une religion qui est essentiellement monastique, le bouddhisme, à la même époque où, dans le peuple de la Bible, les grands prophètes Jérémie, Isaïe, Amos, etc. appelaient le peuple à une renouveau spirituel.

On peut dire que la vie monastique est tout d’abord une forme d’existence humaine, et qu’elle prend une dimension nouvelle, radicalement différente, dans chaque environnement religieux où elle se développe.On peut donc dire que la vie monastique est un archétype humain, c’est-à-dire qu’elle est une dimension de l’existence humaine comme telle.Autrement dit, il y a une dimension monastique, contemplative, en tout être humain ;et ceux que, dans les diverses cultures, on appelle moines ou moniales, sont ceux et celles qui organisent toute leur vie autour de cette dimension. (Il est évident qu’ils ne sont pas les seuls à vivre cette dimension).

Le monachisme chrétien a donc quelque chose de commun avec les autres formes de vie monastique, mais en même temps il en est radicalement différent, parce qu’il est une façon de vivre la vie chrétienne, d’incarner dans la vie de tous les jours le message du Christ qu’on trouve dans l’Évangile.

On demande parfois qui est le fondateur de la vie monastique chrétienne.Est-ce saint Bernard, ou saint Benoît, ou saint Pachôme ou saint Antoine ?-- Une première réponse est que la vie monastique n’a pas de fondateur !En tout cas elle n’a pas de fondateur au sens où les instituts religieux plus récents en ont un.À l’origine de ces communautés telles que, par exemple, les dominicains, les franciscains ou les jésuites, il y a une personne qui, dans un contexte précis, pour répondre à des besoins concrets de l’humanité et de l’Église à son époque a assumé un service, une mission et a adopté un style de vie correspondant.D’autres sont venus se joindre à lui et ont formé une communauté ; et puis cette communauté s’est développée et a persisté, dans certains cas depuis de nombreux siècles, évoluant selon l’évolution des situations et surtout des besoins auxquels elle veut répondre.

La vie monastique chrétienne ne suit pas ce schéma.C’est une forme de vie chrétienne qui est née, dès les premières générations chrétiennes, à peu près simultanément, dans les diverses Églises locales, de la vitalité même de chaque Église locale, en Orient comme en Occident.

La vie monastique chrétienne est donc une longue tradition, qui se transmet à travers les âges, de génération à génération, depuis maintenant deux mille ans.Au long de cette tradition il y a des personnes qui l’ont marquée d’une façon spéciale, aussi bien par leur génie d’organisation que par leur sainteté.Ils sont à l’origine de nouveaux courants spirituels particuliers au sein de cette tradition, comme la grande famille bénédictine, qui se rattache à saint Benoît, la famille cistercienne qui se rattache au petit groupe de fondateurs de la communauté de Cîteaux (et à saint Bernard, qui appartient à la deuxième génération de Cisterciens).

En réalité le fondateur de la vie monastique chrétienne c’est Jésus-Christ.Cette affirmation n’est pas une simple réflexion pieuse,mais a un réel fondement historique.Pour expliquer cela, je dois faire appel à une réalité que, dans le langage théologique actuel, on appelle l’inculturation.

Permettez-moi de vous dire en quelques mots ce qu’est l’inculturation... avant même de circonscrire le concept de « culture ».

Dans le langage populaire on emploie souvent le mot « inculturation » dans un sens très général, pour désigner le fait de s’adapter à une culture étrangère.Si je vis au Japon durant un certain temps, j’adopterai des habitudes nouvelles :je mangerai avec des baguettes, je saluerai les gens d’une certaine façons, etc.Il serait illogique de vivre dans une culture étrangère sans faire au moins un minimum de telles adaptations. (Il s’agit du simple respect pour les personnes qui me reçoivent).L’inculturation est une réalité beaucoup plus profonde.Dans le langage théologique chrétien on appelle inculturation le phénomène qui se produit lorsque l’Évangile (ou un aspect de la vie chrétienne) rencontre une culture où elle n’avait pas encore pénétré, ou un élément culturel particulier.Les deux réalités qui se rencontrent sont affectées :l’Évangile acquiert une nouvelle forme d’expression et d’incarnation et, d’autre part, la culture touchée par l’Évangile acquiert une nouvelle dimension et une nouvelle « signification ».

J’ai dit, au début de mon entretien, que la vie monastique existait avant le Christ et qu’elle est un archétype humain fondamental.Il existait donc au temps du Christ, dans tout le Moyen-Orient, un fort courant ascétique – c’est-à-dire une forme de vie structurée en vue de favoriser au maximum la dimension contemplative de l’existence et la recherche d’une expérience de Dieu.C’est à ce courant ascétique que se rattache Jean-Baptiste, qui vivait d’ailleurs dans la région de Qumrân, près de Jéricho, où il y avait une telle communauté monastique (avec laquelle il n’est pas impossible qu’il ait appartenu). Lorsque Jésus, au début de sa vie publique, se fait baptiser par Jean-Baptiste, il assume tout ce courant, et en l’assumant, il lui donne une orientation tout à fait nouvelle.

Au cours de son ministère, Jésus appelle les disciples qui veulent le suivre à des renoncements radicaux :« va, vends tout ce que tu as, donnes-le aux pauvres et viens, suis-moi ».Au cours des premières générations chrétiennes, lorsque certaines personnes voulaient adopter comme mode permanent de vie ces renoncements, ils trouvaient dans tout le courant ascétique du temps un mode de vie permettant de l’exprimer.Il y a donc eu une réelle inculturation, c’est-à-dire la rencontre du message évangélique avec un élément culturel, un mode de vie humaine.Le monachisme chrétien qui prend graduellement forme au coeur de l’Église est donc authentiquement chrétien, car il est une façon de vivre l’Évangile de Jésus-Christ, mais il s’enracine aussi dans une tradition humaine déjà vielle de près de deux mille ans.

À partir de ce moment-là, le monachisme chrétien sera, jusqu’à aujourd’hui, en continuelle interaction avec la culture.Il a connu, sous toutes ses formes, des périodes de lente croissance, des périodes de développement numérique extraordinaire, des périodes de quasi-extinction, des périodes de décadence et de réforme.Mais, après deux mille ans d’histoire chrétienne il est toujours là, toujours en interaction avec la culture, plus vivant dans certaines parties du monde, beaucoup plus faible en d’autres parties.(Cela nous permet de relativiser la « précarité » actuelle en certaines parties du monde et de l’Église).

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Dans la deuxième partie de mon entretien, je voudrais maintenant vous décrire au moins quelques moments privilégiés de cette interaction entre monachisme chrétien et culture.

On dit parfois que le rôle des moines est d’être « contre-culturels » ;c’est-à-dire de réagir contre la culture de leur temps.Cela est tout à fait faux.C’est là une vision qui remonte tout au plus à l’année 68 du vingtième siècle.Avant de venir à Scourmont, j’ai donné durant huit ans, dans une université romaine, un cours sur « Monachisme et culture », et plus j’ai étudié les relations entre les deux, tout au long de l’histoire, plus je me suis rendu compte que chaque fois qu’au cours de l’histoire on assiste à la fondation d’une nouvel institut monastique, à un nouveau développement ou à une croissance numérique exceptionnelle, c’est lorsqu’un groupe de moines (parfois un tout petit groupe) s’est trouvé tout à fait en communion avec la culture de leur temps, avec les aspirations et les attentes des hommes et des femmes de leur temps et ont donné dans leur vie même à ces aspirations et à ces attentes une réponse – une réponse qui valait non seulement pour eux, mais aussi pour tous les autres hommes et femmes de leur époque.

Mais avant d’aller plus loin je voudrais expliquer un peu plus ce que j’entends par « culture ».Il existe d’ailleurs des centaines de définition de la culture.

J’emploie le mot dans son sens sociologique et non pas dans son sens esthétique.En Occident, de nos jours, lorsqu'on parle de culture, la plupart des gens pensent immédiatement à ce qu'on pourrait appeler la culture humaniste, qui s'identifie avec vaste formation intellectuelle et une grande érudition, en particulier dans les domaines littéraire et artistique. Dans ce sens, on considère comme une personne cultivée quelqu'un qui peut parler de façon intelligente et intéressante de Cicéron ou de Virgile, qui peut citer Dante, Shakespeare, ou Goethe et beaucoup d'écrivains ou d'artistes contemporains.C’est là l’approche esthétique.

C’est là une première notion de « culture », mais, de nos jours, s'est de plus en plus imposé un autre concept de la culture, qu'on appelle sociologique.En ce sens, le mot "culture" désigne un ensemble de concepts, de coutumes, de rites et de traditions dans lequel un groupe déterminé exprime sa façon de percevoir le sens ultime de la vie humaine.Dans ce sens on peut parler de la culture européenne ou de la culture africaine, par exemple.Évidemment, il y a à l'intérieur de chacune de ces grandes cultures, des sous-cultures, ou des cultures particulières.Ainsi on peut parler de la culture belge, de la culture du monde des affaires ou de celle du monde ouvrier ou du monde étudiant.

Ce qui est l'élément essentiel d'une culture est la notion de sens (ou de signification) -- du sens qu'un groupe humain donne à la vie.Ainsi, supposons que je vais dans un pays très différent du mien, où je ne suis pas encore allé.Dans un premier moment, je perçois des façons diverses de se vêtir, de manger, de parler, de se saluer.Je puis assister à des rites d'initiation, de mariage, de funérailles.Tous ces rites sont remplis de gestes ayant des significations symboliques qu'il m'est impossible de deviner.Une personne de ce groupe culturel -- ou quelqu'un qui y vit depuis longtemps -- pourra m'expliquer le sens de chacun de ces gestes.Nous avons là déjà deux niveaux de réalité : le niveau des gestes et celui de leur valeur symbolique.Mais au-delà de tout cela il y a un autre niveau, immensément plus important, qui est celui du sens, de la compréhension que ce groupe humain a de la vie et de l'existence humaine.C'est cette perception du sens ultime de la vie qui est propre à un groupe humain, qui se maintient et se transmet à travers les coutumes, les traditions, les mythes et les gestes symboliques, qu’on appelle « culture ».

Dans cette perspective, on peut parler d'une culture chrétienne, c'est-à-dire d'un mode cohérent de vie comprenant un ensemble defaçons de penser, d'agir et de vivre fondé sur une vision chrétienne du sens de la vie et exprimant cette vision.(En réalité, si on voulait être plus précis, on devait dire qu'il n'existe pas une "culture chrétienne" parallèle à toutes les autres; mais bien des cultures multiples (orientales, occidentales, européennes ou américaines, etc. qui ont été christianisées par leur contact avec l'Évangile -- qui ne l'ont jamais été pleinement et doivent toujours l'être à nouveau).

C'est dans le même sens qu'on peut parler d'une culture monastique:c'est-à-dire d'une conception de l'existence humaine qu'on retrouve dans toutes les grandes civilisations mais qui, pour nous, moines chrétiens, s'enracine dans l'Évangile et s'exprime dans des traditions, des coutumes, des principes moraux, et aussi une façon d'organiser la vie de tous les jours, y compris le travail.

Ce qui donne sa cohésion à une communauté monastique, et aussi sa force -- que la communauté soit composée, de cent, de cinquante ou de dix moines -- c'est le fait d'avoir une culture monastique bien définie:c'est-à-dire d'avoir non seulement une vision commune du sens de la vie; mais une vision qui affecte d'une manière cohérente tous les aspects de la vie :la façon de prier, de recevoir les visiteurs, de travailler,d'organiser les relations entre les personnes et de faire les décisions communautaires, etc.

Récemment je donnais un entretien au personnel des sociétés reliées à l’abbaye de Scourmont sur le sens tu travail dans la culture monastique et j’expliquais comment, dans une communauté monastique comme celle de Scourmont, le travail est un élément important, mais un élément qui fait partie d'un ensemble cohérent, d'une vision et d'une culture et qu'il ne saurait se comprendre hors de cet ensemble.Et cela vaut pour n’importe quel autre aspect de notre vie.

La vie monastique est essentiellement une vie de communion. Le mot "moine", qui vient du grec "monachos", veut dire "seul".Or, on pense souvent, à cause de cela, que le mot moine veut dire quelqu'un qui vit seul ou dans la solitude.Mais ce n'est pas le sens premier du mot.Le sens premier est que le moine ou est quelqu’un qui n'a qu'un but, qu'une fin dans sa vie, et qui organiser toute sa vie autour de cette fin.

Cette fin est la communion avec Dieu -- une communion d'amour -- un but toujours partiellement atteint et toujours encore à atteindre.On peut donc dire que la réalité de communion est au coeur de la vie du moine.Or, la communion qu'il s'efforce de vivre avec Dieu n'est pas une réalité abstraite;elle doit s'incarner dans une communion avec ses frères au sein de la communauté.Elle doit aussi s'incarner dans ses relations avec les voisins et avec tous ceux avec qui il se trouve en contact (avec vous tous) ainsi qu'avec la société en général.

Je disais plus haut qu’on constate un développement plus significatif du monachisme chaque fois qu’un groupe de moines est particulièrement en syntonie avec la culture de son temps.On constate que cela se produit toujours à des époques de grandes transformations culturelles -- les moines étant d'une part influencés par ces changements et en étant en même temps des acteurs décisifs.

Nous n’avons évidemment pas le temps de couvrir deux mille ans d’histoire, mais je voudrais vous donner quelques exemples pris de périodes très diverses.

Le premier exemple est celui de l’Égypte du troisième siècle.On constate à ce moment-là un développement extraordinaire du monachisme en Égypte.Des milliers de moines s’enfoncent dans les déserts d’Égypte, les uns pour vivre comme solitaires, d’autres pour former de grandes communautés monastiques.Saint Pachôme, par exemple, fonde sa première communauté en 326.Lorsqu’il meurt, vingt ans plus tard, il y a cinq mille moines qui vivent dans les communautés qu’il a fondés. Un tel développement a tout d’abord une dimension spirituelle, mais il a été rendu possible par un contexte socio-culturel, et aussi un contexte politique et économique particulier.En retour, ce mouvement aura une influence culturelle sur toute l’histoire de l’Égypte, et même sur toutes les cultures d’Orient et d’Occident jusqu’à nos jours.

Dans l’Égypte ancienne, disons, en gros, durant les trois siècles avant l'ère chrétienne, il y avait une distinction très nette entre la capitale, Alexandrie, une grande ville cosmopolite, et le reste du pays habité par des paysans pauvres et illettrés, sans aucune organisation sociale.Or, durant les premiers siècles de notre ère, donc durant la période d'occupation romaine, l'Égypte connut deux grandes réformes politiques et agraires, réalisées bien sûr par deux empereurs païens, mais qui eurent une grande influence sur le développement phénoménal que connut alors la vie monastique en Égypte.

Il y eut tout d'abord la réforme de Septime Sévère, au début du 3ème siècle.Alors que jusque là tout le pays était administré directement d'Alexandrie, à travers un préfet, Septime Sévère établit une administration locale dans une trentaine de métropoles, tout le long du Nil.Les Égyptiens (quoique toujours occupés par un empire étranger) y retrouvèrent un sens national et un sens d'unité du pays.Un peu plus tard, une très intelligente réforme agraire réalisée par Dioclétien permit pour la première fois aux paysans égyptiens de posséder les parcelles de terre sur lesquelles ils vivaient.Or, ce qui se produisit, c’est que plusieurs de ces tout petits propriétaires terriens vendirent leurs parcelles pour migrer vers les nouvelles métropoles, ce qui permet pour la première fois la création de grandes propriétés pouvant nourrir un grand nombre de personnes et donc permit aussi la création de grandes communautés monastiques dont l'existence aurait été impossible sans cette réforme agraire.Par ailleurs le développement agricole de ces communautés monastiques et leur commerce avec les nouvelles métropoles (qui dépendaient d’elles pour leur nourriture) transformèrent positivement toute la configuration sociale de la Haute-Égypte.De plus les moines incarnèrent le sens retrouvé de la vieille culture égyptienne, sa dignité et sa fierté, et ce sont eux qui ont gardé vivante ce sens de l’identité proprement égyptienne, dans l'Église copte, tout au long de l'occupation arabe, et jusqu'à nos jours.

Mais passons à l'Europe.On peut dire que le mouvement historique qui conduisit à l'Europe commence avec les débuts du démantèlement de l'empire romain d'Occident, et donc avec les premières invasions barbares au 5ème siècle.C'est un peu après, au 6ème siècle, que saint Benoît fonde un monastère (le Mont Cassin) et écrit une Règle qui seront à l'origine d'une immense tradition monastique qui, de bien des façons, configurera toute la culture européenne jusqu'à nos jours, qu'on le veuille ou non.Au moment où tout l’Occident bascule sous l’invasion des Vandales, des Goths, des Ostrogoth, Rome est pour un bref moment sous le pouvoir de Théodoric, roi des Ostrogoths, qui, ayant vécu comme otage à Constantinople durant sa jeunesse, avait un verni de culture grecque.Son règne fut une petite fenêtre ouverte sur la civilisation dans un empire romain qui croulait sur la barbarie.C’est dans cette petite fenêtre que se situe la fondation du Mont Cassin et le début de la longue tradition monastique bénédictine, qui sera en fait le trait d’union entre les civilisations classiques anciennes et l’Europe nouvelle qui jaillira de tous ces peuples nouveaux qu’on appelait alors les « barbares ».Durant des siècles pratiquement toute l’éducation à travers l’Europe, sera assurée à peu près uniquement par les moines bénédictins.

Deux réformes monastiques du Moyen-Âge sont pleines d'enseignements, celle de Cluny au 10ème siècle et celle de Cîteaux à la fin du 11ème.Ce sont deux beaux exemples de l'interaction entre les institutions de la société civile et la vie monastique, au sommet du développement du monde féodal.La première se situe à l’époque du premier âge féodal et la seconde à l’époque du deuxième âge féodal. Comme on le sait le premier âge de la société féodale se forma graduellement au cours du 9ème et du 10ème siècle sur les ruines de l'empire carolingien.La féodalité reposait sur des liens de dépendance entre des seigneurs et leurs vassaux, les seconds se mettant sous la protection des premiers.Dans ce contexte les monastères devinrent graduellement dépendants de ces seigneurs féodaux ; et la réforme de Cluny consista à se libérer de cette tutelle.Cette réforme qui conta plus de mille monastères fut très florissante, et, en ces temps de guerres continuelles et d'insécurité, ces abbayes, en plus d'être des lieux de prière, étaient souvent les seules structures ayant suffisamment de solidité et de continuité pour assurer l'enseignement (à tous les niveaux), les soins médicaux, l'hospitalité aux voyageurs et le soin des pauvres.Ils étaient les CPAS du monde féodal.

Mais voilà, l'histoire est faite de mouvements de balanciers.Les grands monastères clunisiens avec leur autonomie mais aussi leur puissance, étaient devenus un rouage important du monde féodal.Au même moment, le désir de plus en plus fort se développait, non seulement dans les monastères, mais dans tout le peuple, d'un retour à plus de simplicité et de pauvreté.La fondation du monastère de Cîteaux fut la réponse à cette aspiration.C'est d'ailleurs une période de fraîcheur et de créativité extraordinaire dans tous les domaines de la société.

Le paradoxe de l’Ordre cistercien, c’est qu’il est né d’une aspiration à une plus grande simplicité et une plus grande pauvreté, mais que ses débuts coïncident avec un développement exceptionnel de la société à travers l’Europe. La période d'environ un siècle au milieu de laquelle naît Cîteaux, c'est-à-dire la période allant de 1050 à 1150, en est une de profondes transformations sociales.C'est tout d'abord un moment de très grande croissance démographique.Même s'il est difficile de déterminer quelles sont les causes et quels sont les effets, cette croissance démographique s'accompagne d'une mutation de l'agriculture, de la déforestation de parties importantes de l'Europe, de l'augmentation de l'étendue des terres arables, de nouvelles formes plus efficaces de culture agraire, de déplacement des populations et d'une urbanisation croissante.Ce qui provoque par contrecoup des mutations dans les relations entre les classes de la société.

Les monastères cisterciens décidèrent dès le point de départ de renoncer à agir comme des seigneurs féodaux.Ils refusèrent de vivre de rentes foncières, du travail de serfs.Ils posséderont des terres qu’ils cultiveront eux-mêmes.Pour nourrir les nombreuses recrues monastiques qui ne cessent d’affluer il faut de grandes étendues de terrain.Ces grandes étendues sont exigées en particulier par la rotation triennale des cultures.On était alors à l’époque où les pratiques domaniales du système féodal étaient arrivées à une sorte de cul de sac.Les domaines ayant été divisés par les seigneurs entre leurs enfants qui les divisaient entre les leurs,les droits de servage faisaient que souvent plusieurs personnes à titres divers avaient des droits sur la même parcelle de terre.L’activité des Cisterciens s’inséra dans un mouvement déjà commencé d’achat de ces parcelles pour reconstituer de grandes étendues.Plus que personne d’autre ils furent efficaces en ce domaine

Il y a eu, entre la société et l’Ordre cistercien une interaction très complexe.D’une part une transformation de l’agriculture était en cours et une réorganisation de la propriété terrienne était déjà commencée.Sans cela les grandes communautés cisterciennes autosuffisantes n’auraient pas pu se développer (on voit ici le parallèle avec le développement des communautés égyptiennes). Cîteaux a profité du développement des techniques agricoles ; les méthodesd’agriculture ayant déjà commencé à se modifier.Cîteaux profita de tout cela mais, à cause de la qualité de la vie de ses travailleurs, Cîteaux développa à son tour ces techniques d’une façon admirable.Les exploitations cisterciennes, avec leur système de granges devinrent vite à la pointe du développement agricole. Qu’on pense à l’usage des ressources hydrauliques en particulier.

Cîteaux contribua donc à la transformation rapide du monde rural, et eut, par le fait même un impact considérable sur l’évolution de la société et des relations entre les classes.Au fur et à mesure que se rationalisait l’agriculture, une bonne part de la population des villages et des communes migrait vers les villes qui croissaient au même rythme.Non seulement ces villes constituaient un marché de plus en plus grand pour les campagnes, mais les relations humaines se modifiaient.La classe nouvelle des marchands se développait et il devenait de plus en plus facile de passer, au moins dans la pratique, d’un « ordre » à l’autre de la société, ce qui était impensable un peu auparavant.

Encore une fois les moines ont été amenés par les circonstances à jouer toute une série de rôles de suppléances.Beaucoup d'événements -- pestes, guerres -- et, pas le moindre, la Révolution Française, les en dépouillèrent.Ils furent encore une fois ramenés à l'essentiel.Au cours de la Révolution Française, tous les monastères de France et la plupart de ceux des pays voisins furent supprimés.Mais dans une des abbayes cisterciennes, celle de La Trappe, dès avant la Révolution française, une réforme avait été opérée par l’Abbé de Rancé.Cette réforme était d’une grande sévérité qui, selon nos normes actuelles, était sans doute exagérée et quelque peu déséquilibrée ;mais elle correspondait au contexte culturel du temps – ce qui assura son succès.Lorsque la Révolution commença, un petit groupe de moines de la Trappe partit en exil (Suisse, Russie, Angleterre, Amérique du Nord).Partis une poignée ils revenaient en France et en Belgique après la Révolution pour y restaurer la vie monastique, après avoir fondé des monastères un peu partout dans le monde.

L'Ordre resurgit de ses cendres et les monastères fondés ou refondés au cours du 19ème, puis du 20ème siècle adoptèrent en général une économie fort simple, presque toujours de type agricole, en tout cas dans les premiers temps.Les monastères belges firent exception avec leurs brasseries. Depuis lors l’impact avec la culture est beaucoup plus humble et limité que durant les grands développements du Moyen Âge.Il s’agit avant tout d’une proximité avec les besoins de tous les jours des populations entourant le monastère – aussi bien les besoins immédiats des plus pauvres que les besoins liés à un développement économique régional.

Vous connaissez la situation de Scourmont ;et je crois que tout ce que je vous ai raconté sur les monastères du Moyen-Âge vous aidera à comprendre ce qui s'est passé à Scourmont depuis cent cinquante ans.Durant les cent premières années de son existence, Scourmont vécut essentiellement de l'agriculture, la brasserie n'étant pas très importante. À la même époque, la communauté alors beaucoup plus nombreuse, investissait énormément dans le développement intellectuel scientifique de ses membres.Scourmont comptait alors dans l'Ordre un grand nombre des meilleurs spécialistes dans le domaine de la théologie, du droit canon, de la liturgie, etc.

Après la seconde guerre mondiale la communauté connaissait une grande pauvreté, comme toute la région d'ailleurs.Pour vivre, aussi bien que pour aider au développement de la région, la communauté de Scourmont développa de nouveau non seulement sa ferme mais diverses autres industries que vous connaissez.Tout cela lui permit de vivre, donna du travail à un nombre important de personnes à une époque où d'autres sources de création d'emploi n'existaient guère. La communauté a pu également remplir divers rôles de suppléance en concourrant par exemple à la mise sur pied du Centre de Santé des Fagnes (hôpital de Chimay), en aidant à la fondation de nombreux autres services, surtout dans le domaine de l'éducation spécialisée.

De tels rôles sont toujours considérés par les moines comme des rôles de suppléance, dont il leur faut se retirer en temps voulu.On ne vient pas au monastère pour gérer un empire industriel et financier, ni même pour gérer un ensemble de services sociaux.Si on avait voulu faire cela on serait resté dans la société civile.On vient au monastère pour mener une vie de prière et de communion avec Dieu.Mais comme cette communion avec Dieu implique une communion avec la population qui nous entoure, lorsque cette population fait l'expérience de besoins auxquels personne d'autre ne répond, il y a une obligation d'intervenir et la communauté est intervenue.Par ailleurs, lorsque la population concernée peut se prendre en main ou que d'autres organismes peuvent offrir les services requis, on se retire.

C’est ainsi que, depuis une dizaine d’années la communauté s’est retirée graduellement d’un bon nombre de ses activités matérielles et de ses engagements sociaux, sans pourtant renoncer aux responsabilités qu’elle avait assumées.C’est pour répondre à ces responsabilités qu’elle a créé, d’une part l’ASBL Solidarité cistercienne pour continuer son travail caritatif et, d’autre part, la Fondation Chimay Wartoise pour continuer son travail en faveur du développement de la région.(Je ne m’attarderai pas là-dessus)

La communauté de Scourmont, de nos jours, est beaucoup plus réduite en nombre qu’elle ne l’a été dans le passé, et la moyenne d’âge de ses membres est assez élevée.Cela constitue évidemment une certaine précarité.D’une part cette précarité est moins angoissante qu’elle ne pourrait l’être, si on la resitue dans le contexte général historique et géographique du phénomène monastique.Par ailleurs cette précarité est peut-être aussi une façon de communier avec le reste de l’Église et de la société contemporaine.Beaucoup de nos contemporains sont affrontés à de grandes précarités dans tous les domaines (santé, emploi, éducation, etc.).L’une des vocations de nos monastères est peut-être d’être des laboratoires où l’on puisse vivre sereinement la précarité.De même, dans une société qui, dans son ensemble, devient de plus en plus âgée (du à la prolongation de la vie en même temps qu’une réduction de la natalité), les monastères sont peut-être des laboratoires où l’on apprend à bien vieillir.Bien vieillir n’est pas du tout évident.Je pense que ceux d’entre vous qui connaissez un peu mieux l’abbaye de Scourmont, savent qu’on y trouve plusieurs personnes d’un grand âge, Dom Guerric par exemple, qui vieillissent admirablement bien.

Il n’est pas du tout certain que toutes les communautés monastiques qui se trouvent actuellement en Belgique et ailleurs en Europe continueront d’exister ;mais on peut être certain que le monachisme continuera de jouer le même rôle qu’il joue depuis deux mille ans dans son interaction avec la culture et que, dans la période de profondes mutations culturelles qui est en cours, ce rôle pourra être significatif.

Armand Veilleux

Abbaye de Scourmont

29 octobre 2003