Le silence dans une célébration monastique

Au coeur de la vie du moine se trouve non pas le silence mais la Parole.Il essaye de faire de toute sa vie une prière continuelle, s’efforçant de mettre en pratique l’unique précepte évangélique sur la prière, qui est celui de prier sans cesse.Or cette prière continuelle, qui doit se poursuivre tout au long des occupations de la journée, ne consiste pas à réciter des prières ni à penser constamment à Dieu, mais bien à rester dans une communion aussi constante que possible avec la Parole prononcée en son coeur par l’Esprit Saint : Abba. C’est en se laissant absorber dans le silence où naît la Parole du Père, qu’il est engendré à son propre être de fils.

 

L’unique prière

L’unique prière qui existe est celle du gémissement de l’Esprit en nous dont parle Paul aux Romains. Tout le reste de ce qu’on appelle prière est un ensemble de moyens humains utilisés pour faire jaillir au niveau de notre conscience cette relation existentielle avec la Parole qui nous engendre dans le Silence.Évidemment cette présence à la Présence, qui est l’essence de la prière, ne peut avoir dans la vie quotidienne toujours la même intensité.Elle peut être parfois très vive et souvent plutôt latente. Mais elle doit être toujours là pour qu’il y ait cette prière continuelle.

Pour que cette prière se réalise, ou plutôt pour qu’elle soit donnéeet reçue – car elle est toujours un don gratuit -- un certain nombre de conditions sont nécessaires. La première est celle d’un effort constant de purification du coeur. Il y a aussi certaines conditions extérieures qui la rendent possible.Le mode de vie monastique comporte un certain nombre de pratiques destinées à la favoriser, entre autre la solitude et la pratique du silence.Les moines s’efforcent donc de maintenir dans leur monastère -- avec un succès qui varie selon les lieux et les temps, et qui n’est jamais total – une atmosphère de silence.

Prière et écrits bibliques

Un moyen essentiel utilisé par les moines pour rejoindre la Parole au coeur du Silence de Dieu est un contact aussi fréquent que possible avec les écrits de l’Ancien du Nouveau Testament qui nous transmettent cette Parole telle qu’elle a été reçue, vécue et retransmise par une longue tradition de témoins. Le moine ne lit pas l’Écriture pour y trouver un enseignement moral, théologique ou même spirituel, mais avant tout pour entrer en contact avec la Parole par l’intermédiaire de l’expérience de témoins privilégiés afin d’en faire lui-même son expérience.

Plusieurs fois par jour le moine se retrouve à l’église avec ses frères pour célébrer avec eux l’Office Divin et l’Eucharistie.Ont peut dire que ces moments rompent le silence, en quelque sorte. Ce sont des moments où ils disent et chantent ensemble le contenu de leur silence, où ils écoutent ensemble la Parole que tout au long du jour ils s’efforcent d’écouter au fond de leur coeur.Ils rompent le silence extérieur pour communier dans leur effort de pénétrer dans le Silence de Dieu.

Cette prière commune est conçue comme une célébration. Saint Benoît, le père des moines d’Occident, donne à cette prière commune le nom d’Opus Dei.L’Office monastique est donc conçu comme un travail, une activité commune, et non pas comme un environnement destiné à favoriser ou à nourrir une méditation personnelle des textes chantés ou écoutés.

Le silence est important dans une célébration monastique, mais c’est tout d’abord le Silence dans lequel se déroule la célébration et le Silence dans lequel il fait entrer, et non pas un ensemble de plages de silence introduites plus ou moins artificiellement tout au long de la célébration.

La célébration et le silence

La célébration devra se dérouler avec une grande sérénité, parfois très joyeuse comme à certaines grandes fêtes, parfois plus réservée ou même douloureuse en certaines circonstances.L’important est que la communauté se retrouve toujours soudée dans cette célébration qui doit avoir son propre rythme et sa propre vie.Cette célébration ne consiste pas en une série de textes ou de chants destinés à nourrir une prière individuelle.Il s’agit au contraire de l’expression collective de la prière que tous s’efforcent, chacun pour sa part, de vivre tout long de la journée.

L’Office Divin devra avoir une vie, être animé par un souffle et donc suivre un certain rythme.Ce rythme impliquera des moments de pause entre les lectures et les chants. Ces moments, on hésite à les appeler « silences », car au donne alors au mot silence un sens tout autre que celui du Silence dans lequel se déroule toute la célébration.Il ne faudrait pas non plus voir en cela une alternance entre la prière commune et la prière personnelle.Il s’agit d’un bout à l’autre, y compris dans les moments dits de silence, d’une prière commune, d’une activité de prière, d’un opus.

La lectio divina

De tout temps, dans la Tradition chrétienne, le contact avec la Parole de Dieu transmise dans les Écritures et la Tradition a été considéré non seulement comme une école de prière mais bien comme une prière.De nos jours on lui a donné le nom latin de lectio divina et on tend malheureusement à en faire un exercice dont des spécialistes peuvent enseigner la méthode.La vraie lectio n’est pas un exercice ; elle est une vie.Elle consiste à se laisser sans cesse interpeller par la Parole, non pas pour faire sur elle ensuite de belles réflexions, mais pour se laisser pénétrer par elle comme par un glaive, et pour se laisser sans cesse retrouver par elle dans notre aujourd’hui.

L’Office divin est, dans une communauté monastique, le moment privilégié de la lectio.Cette écoute commune, jour après jour, et même plusieurs fois par jour, de la Parole est une lectio communautaire.Non pas parce qu’on s’arrêterait pour faire sur ces textes un « partage » mais simplement parce qu’on se laisse bousculer ensemble par la même Parole.C’est lorsque nous écoutons la Parole qu’elle nous atteint en nos profondeurs et non lorsque nous faisons sur elle nos méditations ou nos réflexions.Que le rythme de l’Office prévoie de brefs moments de transition entre les diverses parties de la célébration pour laisser pénétrer dans le coeur de chacun cette expérience, c’est nécessaire.Ce rythme variera d’une communauté à l’autre et devra être constant en chaque communauté.Rien de plus vide qu’un moment un peu plus prolongé de silence qu’introduirait arbitrairement et de façon inattendu un chantre ou un célébrant soit par distraction ou par fantaisie.Durant un tel silence on attend simplement qu’il se termine. Cela n’empêchera évidemment pas un président sensible à la communauté de percevoir qu’un plus long moment de silence s’impose après une lecture qui vient à propos dans l’expérience vécue de la communauté et d’en discerner la longueur opportune.

Pour le moine chrétien l’essentiel de sa vie monastique est ce qu’il a de commun avec tous ses frères et soeurs chrétiens.La recherche de la prière continuelle, c’est-à-dire d’une union d’amour avec Dieu aussi constante que possible, est le but de toute vie chrétienne.Le moine utilise pour arriver à ce but un ensemble de moyens dont l’agencement constitue ce qu’on appelle la voie « monastique ». Parmi ces moyens se trouvent la solitude et le silence.Le moine a donc avec le silence, tout au long de sa vie quotidienne, une relation assez différente de celle qu’ont la majorité des chrétiens dans leurs vocations respectives.Il est donc normal que sa relation au silence dans la liturgie, aussi bien dans l’Eucharistie que dans l’Office Divin, soit assez différente de celle de ses soeurs et frères ayant une vocation différente.

Eucharistie et plages de silence

On comprend l’importance que peut avoir pour des Chrétiens n’ayant souvent l’Eucharistie du dimanche comme prière commune avec d’autres Chrétiens, le fait d’introduire dans cette célébration des plages importantes de silence permettant à chacun de mieux faire sienne la prière commune et, au besoin, de mieux assimiler l’enseignement reçu.Les besoins d’une communauté monastique sont différents. Évidemment, lorsque cette communauté s’ouvre à la participation de nombreuses personnes de l’extérieur à sa célébration, en particulier à la célébration eucharistique, elle doit prendre aussi leurs besoins en considération.Cela ne devra pas cependant aboutir simplement à transformer la célébration monastique en célébration de type paroissial, mais devra aussi aider ceux qui y viennent à entrer dans l’expérience monastique.D’ailleurs les personnes qui ont pris l’habitude de venir régulièrement prier dans un monastère y sont attirées non pas parce qu’elles trouvent en ces célébration des moments plus ou moins nombreux et plus ou moins longs de silence, mais plutôt par le Silence au sein duquel se déroule toute la célébration et qui est constitué par l’expérience spirituelle collective des frères ou de soeurs et non par tel ou tel élément matériel et tangible précis.

Les psaumes comme écoute de la Parole

Selon une grande partie de la tradition monastique, surtout la plus ancienne, les psaumes ne sont pas conçus comme une prière que l’on doit faire sienne – en faisant parfois une gymnastique considérable pour réussir à en faire une prière chrétienne.La psalmodie est plutôt conçue comme une écoute de la Parole, soit que l’on psalmodie tous ensemble, soit qu’on écoute la voix d’un psalmiste.Il s’agit de se laisser pénétrer et interpeller par l’expérience spirituelle de grands croyants qui ont marqué la spiritualité du Peuple de Dieu.Il ne s’agit pas non plus d’écouter le psaume pour prier ensuite.C’est l’écoute elle-même qui est prière. Une prière qui consiste à communier avec le Dieu vivant à travers l’expérience qu’en ont eu des hommes de chair et de sang, comme nous, marqués par leurs limites humaines et parfois leurs désirs violents de vengeance aussi bien que par l’ardeur de leur désir et de leur amour. Dès lors, qu’un bref moment de silence suive chaque psaume pour laisser s’ancrer en nous l’expérience vécue au cours de sa récitation ou de son écoute, cela va de soi. Mais en général la plupart des communautés monastiques trouveront artificiel un temps plus long à ce moment.Même après les lectures, un temps trop long tendra à transformer cette activité commune de prière en une alternance continuelle entreprière commune et réflexion ou méditation privée, qui changerait la nature de la célébration.

Au cours de la réforme liturgique qui a suivi Vatican II, dans les communautés monastiques, on s’est efforcé en général de réduire le nombre de psaumes, pour privilégier une lecture plus substantielle des autres parties de l’Écriture et aussi pour favoriser un style de célébration plus paisible et, pourrait-on dire, plus silencieux, c’est-à-dire plus de nature à faire pénétrer dans le Silence de Dieu.Il est intéressant de constater qu’en général les communautés, même celles manifestant le meilleur esprit liturgique, n’ont pas été très ouvertes à l’introduction de blocs de silence.Je crois que cette réaction était très saine, la journée monastique étant conçue comme une longue plage de silence (toujours relatif, évidemment) que les moments de prière commune viennent rythmer en le brisant.

Lorsqu’on dit que l’Office Divin (expression que je préfère à « Prière des Heures » lorsqu’on parle de l’Office monastique) est conçu, dans la théologie contemporaine, comme une sanctification des heures.Cela ne veut pas dire que certaines heures de la journée, celles auxquelles on célèbre les Offices, deviennent plus sacrées ou saintes que les autres.Cela veut dire simplement que c’est tout le rythme de la journée -- cette alternance de lumière et de ténèbre, de travail et de repos, de rencontres et de moments solitaires -- qui est assumé dans le rythme de la vie divine sous le souffle de l’Esprit.En pénétrant dans ce rythme, sans quitter notre temps et notre attachement à un lieu concret, nous sommes assumés au delà du temps et de l’espace dans le Silence éternel où s’engendre la Parole qui nous a engendrés.

Armand Veilleux, ocso

Abbaye de Scourmont, Belgique