Dans ses chapitres 14 à 16 saint Luc rapporte ce qu’on pourrait appeler des « propos de table » de Jésus. Même si ce genre littéraire est propre à Luc parmi les évangélistes, il était souvent utilisé de son temps. Jésus est invité à un repas et, comme les autres invités, lorsque vient son tour, il offre des réflexions et un enseignement. L’Évangile que nous avions il y a quelques semaines sur la place à choisir lorsqu’on est invité à un banquet, était tout à fait dans cette veine. Plusieurs des enseignements rapportés dans cette section de l’Évangile de Luc, y compris celui que nous avons aujourd’hui, ne se trouvent que dans Luc.

 

 

Ce texte n’est pas une parabole au sens habituel du mot. La technique de la parabole consistait en général à amener les auditeurs à s’identifier avec l’un des personnages et à tirer de cette identification un enseignement qu’ils n’auraient pas accepté autrement. De plus, la plupart des paraboles de Jésus sont un enseignement au sujet de son Père, ce qui n’est pas le cas ici. On ne peut identifier à Dieu le Père l’homme riche du début du récit, qui n’est d’ailleurs là que pour introduire le gérant malhonnête à qui il demande des comptes.

 

Il est tout à fait légitime de penser que Jésus, dans ce récit, fait allusion à un événement qui venait tout juste de se produire et que tout le monde connaissait. Il s’en sert comme point de départ pour donner un enseignement sur l’attitude à avoir à l’égard de l’argent, et qui se résume de façon percutante dans la dernière phrase : « Vous ne pouvez servir à la fois Dieu et l’Argent ». Et ce n’est pas par hasard que Luc, qui est un excellent écrivain et qui choisit toujours soigneusement ses mots, utilise ici le mot « servir ».

 

Ce récit est d’un genre tout autre, par exemple, que la parabole du maître qui confie des talents à ses serviteurs au moment de partir en voyage et qui leur demande de rendre compte de leur gestion à son retour. Le maître en question, dans cette parabole, personnifiait le Christ lui-même. Ici l’enseignement de Jésus oppose au contraire deux mondes ayant des échelles de valeur tout à fait différentes.

 

Le premier monde est celui de ceux qui se sont rendus esclaves des richesses et qui se livrent à toutes sortes de combines plus ou moins habiles. Pour tous ceux de ce monde, seul le gain compte. Il y a tout d’abord un « homme riche » (et il serait impensable que, dans l’esprit de Luc, pour qui l’enseignement de Jésus sur la pauvreté est si important, cet « homme riche » puisse représenter Dieu le Père). Cet homme riche n’a pas de serviteurs ; il a un « gérant » de ses biens et lorsqu’on lui apprend que ce gérant ne gère pas bien, il lui demande des comptes et le renvoie tout simplement – comme on fait dans le monde des affaires. Ce gérant est rusé et sais assurer son avenir par ses dernières transactions, un peu comme les présidents de compagnies qui obtiennent des millions d’euros ou de dollars comme compensation lorsqu’ils sont limogés pour mauvaise administration ou pour fraude.

 

On peut apprécier l’habileté de cette « fourberie », comme le fait le maître de ce gérant malhonnête. Mais évidemment Jésus n’invite pas à faire de même. Il invite même à faire tout le contraire, en regrettant que les fils de « ce monde » des ténèbres soient plus habiles dans leur propre monde que les fils de la lumière le sont dans le leur. L’argent dont nous pouvons disposer – et qui demeure toujours un argent « trompeur » qui risque de nous tromper sur notre propre importance -- doit nous servir non pas à nous acheter des amis, comme on pourrait comprendre ce texte d’une façon superficielle – ce qui ne serait qu’une forme un peu plus noble de corruption – mais à nous faire des amis dans les demeures éternelles. C’est-à-dire vivre de telle sorte que notre coeur soit déjà dans les demeures éternelles de telle sorte que ceux qui y vivent soient dès maintenant nos amis et nous y accueillent au moment où nous passeront sur l’autre rive.

 

La question fondamentale n’est pas si nous avons peu d’argent ou beaucoup d’argent ou pas du tout, mais bien « où est notre coeur ? », et « qui est notre maître ? ». Nous pouvons être esclaves des choses matérielles même si nous n’en possédons que très peu. Par ailleurs si nous sommes en vérité les « serviteurs » de Dieu et de son Fils Jésus-Christ, nous nous ferons, à sa suite et à son exemple, les serviteurs de tous nos frères, que nos avoirs soient petits ou soient grands. On ne peut « servir » à la fois Dieu et l’argent.

 

De plus, la traduction française de cette dernière phrase ne rend pas toute la force du texte de Luc, qui personnifie l’argent, en lui donnant un nom propre : « Mammon ». « Vous ne pouvez, dit Jésus, servir à la fois Dieu et Mammon ».

 

Il nous faut choisir de qui nous voulons être « serviteurs » et donc qui nous voulons avoir comme « maître ».

 

Armand VEILLEUX