Jeudi Saint

Avril 2020

 

Chers Frères, ce soir nous faisons mémoire d’un repas, de la sainte Cène, mais ce repas n’a de sens que s’il s’inscrit dans l’ensemble du mystère pascal. Ce soir, nous célébrons donc déjà la mort et la résurrection du Seigneur. Par contre, le récit de ce repas, et ici sous la forme plus spécifique du lavement des pieds, nous aide à comprendre, à entrer dans le mystère de cette mort et de cette résurrection, dans le don et le salut que le Christ nous apporte.

 

Lors de la Lecture de la Passion, dimanche dernier, nous avons entendu le récit de l’eucharistie selon saint Matthieu. L’évangéliste la situe entre deux annonces :  celle de la trahison de Judas et celle du reniement de Pierre. Aujourd’hui, saint Jean nous dit que le lavement des pieds a eu lieu « au cours du repas » (2). Et il situe cet acte de Jésus après avoir mentionné la trahison de Judas, et avant d’évoquer l’attitude de Pierre qui, une nouvelle fois, conteste le dessein de son maître. Ainsi, quand nous célébrons l’eucharistie, si nous aimons nous rappeler que c’est le Seigneur qui nous invite à sa table, comme il a rassemblé jadis ses apôtres, nous comprenons aussi que, même entouré, Jésus était seul, déjà abandonné. Et si nous poursuivons la lecture du chapitre 13, comme nous le faisions lors du Mandatum les années précédentes, nous entendons que l’évangéliste insiste sur l’incompréhension des disciples et surtout sur l’attitude de Judas qui quitte la table après avoir pris la bouchée que Jésus lui offrait (cf.13,26-30). Si nous relevons ces faits, c’est pour mettre en valeur le don que Jésus fait et la force kénotique du lavement des pieds. Non seulement il prend la position du serviteur, voire de l’esclave – position humble et même humiliante ; non seulement il le fait pour ses disciples, mais donc aussi pour des hommes qui vont l’abandonner – et rappelons-le, ces hommes, c’est nous ; mais encore il le fait pour Judas, celui qui va le trahir. En lavant les pieds, « l’esclave, nous dit le Père Tremblay, affirmait qu’il n’existait pas devant le maître, qu’il disparaissait complètement devant lui, qu’il lui était entièrement subordonné, qu’il n’était là que par lui et qu’en fonction de lui, qu’il était sa ‘chose’, n’étant bon justement qu’à le servir. » Et cela Jésus le fait pour Judas. Dans ce contexte, réécoutons le psaume 40, 10 : « Même l’ami, qui avait ma confiance et partageait mon pain, m’a frappé du talon. » Et nous pouvons visualiser la scène : Jésus, à genoux, aux pieds de Judas, est à la merci de celui qui le domine physiquement, de celui qui l’écrase. Et rappelons que depuis dimanche, l’évangile ne cesse de nous parler de Judas. Alors, je reprends ici une phrase du Père Cantalamessa que je citais au chapitre ce même dimanche : « L’amour est humble parce que, de par sa nature, il crée une dépendance. » Le Christ, Dieu fait homme, s’est lié à nous par amour, par l’amour, au point de vouloir dépendre de nous, de notre accueil, mais aussi de notre refus, voire de la violence ou de la haine qui peuvent nous habiter. Et malgré cela, malgré nos refus, il se donne totalement et continue de se donner. La kénose du Christ, sa descente jusqu’aux enfers, va jusque dans notre refus d’aimer, afin de nous inviter à revenir de nos chemins de mort pour faire jaillir la vie. La trahison n’arrête pas l’amour de Dieu car son amour est par définition continuellement en action ; Dieu aime. Le lavement des pieds est don de soi jusque dans la confrontation au mal, ou peut-être plus couramment, jusque dans la confrontation à l’indifférence ou à la médiocrité.

Alors quand Jésus dit qu’il nous a donné un exemple afin que nous fassions comme il a fait pour nous, nous comprenons qu’il s’agit d’aller plus loin, plus profond que le service poli et habituel, le donnant-donnant. Il veut que nous nous aimions concrètement malgré toutes les bonnes raisons que nous aurions de ne pas le faire ; il veut que nous servions l’autre, même si celui-ci ne bouge pas le petit doigt en notre faveur, voire même quand il lèverait le pied contre nous ; il veut que nous construisions ensemble notre communauté sans jamais désespérer des uns ou des autres.

Cela peut peut-être nous sembler difficile… C’est pourquoi il faut nous relier au Christ, avoir part avec lui, comme il le dit à Simon-Pierre, nous laisser toucher et laver par lui dans un rapport intime, pour accomplir à notre tour ce geste dans notre vie. Car il ne s’agit pas d’un simple exemple que nous aurions à imiter, mais d’un don qu’il nous fait : il nous donne de pouvoir agir comme lui l’a fait. Nous recevons de lui, de son Esprit, la capacité d’aimer, le pain quotidien, l’eucharistie nécessaire pour construire notre monde, notre Eglise, notre communauté. Et maintenant, en cette célébration, comme tous les jours en toutes nos eucharisties, il nous appelle et nous façonne par et pour cet amour. Voilà notre salut, celui qui est à l’œuvre maintenant, celui que nous célébrons et pour lequel nous rendons grâce.