Jeudi Saint

(Jn 13,1-15)

Avril 2025

 Homélie 

Jésus « les aima jusqu’au bout […et] il se mit à [leur] laver les pieds ». Frères et sœurs, quelques minutes avant cette célébration, nous avons vécu, en communauté, ce lavement des pieds. L’Abbé, accompagné d’un frère, a lavé les pieds de chaque frère avant de se faire laver les pieds à son tour. C’est évidemment un moment fort de la vie de notre communauté, celui où le Christ – car c’est bien de lui dont il s’agit ici, représenté par l’abbé - s’agenouille devant chacun, lave, essuie puis pose les lèvres sur ces pieds. Un moment fort qui redit à chacun toute l’importance, la dignité qui est la sienne. « Tu as du prix à mes yeux », pourrions-nous dire avec le prophète Isaïe, « tu as de la valeur et je t’aime […]. Ne crains pas, car je suis avec toi » (43,4-5). Cela, c’est notre Dieu, celui qui hier, aujourd’hui et demain se donne à nous, se donne pour nous.

La valeur de chacun mise ainsi en évidence vient de ce que Dieu veut pour nous ; elle vient de la fin qui est la nôtre, c’est-à-dire celle, comme Jésus, « de passer de ce monde à son Père » ; celle d’être un jour, en Dieu, divinisé ; celle d’être dès aujourd’hui le lieu, le cœur du Royaume de Dieu. Et c’est pourquoi quand le Christ s’agenouille devant nous, quand il prend la condition de serviteur, il ne renonce pas à sa seigneurie, mais il l’exerce pleinement pour faire de nous des fils et des filles de Dieu. Il ne nous demande pas de nous agenouiller devant lui, de nous prosterner, de nous aplatir, mais d’entrer librement et pleinement dans la vocation qui est la nôtre : en quelque sorte, nous élever au-dessus de nous-mêmes en vivant de, en consentant à la voix qui nous appelle.

Et vivre cet appel, c’est vivre à notre tour l’ « exemple » qu’il nous a donné : nous « laver les pieds les uns les autres » ; nous abaisser pour être élevés. Alors certes, symboliquement, nous pouvons reproduire ce geste comme nous l’avons fait, mais surtout, c’est au quotidien, dans le service, la relation, l’amour, que nous devons vivre ce geste. Servir nos frères et sœurs parce que nous reconnaissons la dignité qui est la leur, celle d’être signe, révélation, proximité du Royaume. Et c’est ainsi que, nous aussi, comme Pierre, nous aurons part avec le Christ.

Mais nous le savons, cet exemple de Jésus est redoutable. Quand l’abbé lave les pieds de ses frères, il représente le Christ, mais c’est bien lui, l’abbé, un homme, qui lave ces pieds. Et ces frères savent ce qu’il y a de vrai dans son geste, mais aussi, peut-être surtout, tout ce qu’il y a de faux, de théâtral, d’inaccompli dans son amour quotidien. Et c’est cette faiblesse, cette limite, qu’il nous faut là encore abandonner dans les mains du Christ agenouillé.

Le geste de Jésus est d’autant plus fort, d’autant plus interpelant, et donc redoutable, qu’il lave aussi les pieds de Judas. Un exégète dit qu’ « il se donne sur le lieu même où il n’est pas reçu ». Il se donne sans compter et sans compter nos fautes. Jésus, aux pieds de Judas, nous redit qu’il n’exclut personne, pas même pour protéger les autres, et encore moins soi-même. Il lave les pieds de tous sans exception, car c’est ensemble, tous ensemble, pas les uns sans les autres, que, pardonnés et pardonnant, nous passons et passerons de ce monde au Père.

Pour nous donner de vivre ce mystère, celui du Dieu qui se donne, celui du Dieu humble qui élève, et celui de notre propre participation à son amour, Dieu chaque jour, chaque dimanche, nous invite à sa table. Partager, ensemble, le don qui rassemble, son Corps et son Sang librement livré et versé. S’émerveiller ensemble de celui qui « aim(e) jusqu’au bout », le suivre et le contempler. Nous recevons ainsi la grâce de cheminer dans cette longue marche du service et de l’amour, durant laquelle nous nous laissons peu à peu, pas à pas, conformer à celui qui a pris notre condition. Ainsi, célébrer l’Eucharistie, c’est consentir à faire mourir en nous nos difficultés ou nos refus d’aimer. C’est se libérer, être libéré de notre égoïsme. C’est passer de ce monde – lourd de soi-même – à la vie de Dieu. C’est briser notre moi, comme le pain est brisé, pour se donner, être donné ; pour se mêler à l’autre, s’attacher à lui. C’est finalement devenir ensemble un peuple, un seul pain.

Frères et sœurs, célébrer l’Eucharistie et servir les autres, tous les autres, sont deux actions indissociables qui fondent la communauté des disciples de Jésus. Il est donc de notre responsabilité, de notre beauté, de notre aventure, de vivre ces deux actions, et de vivre de ces deux actions qui se donnent sens mutuellement. Et malgré notre faiblesse, le Christ à genoux devant nous, nous dit que nous sommes capables d’aimer, d’aimer mieux, d’aimer davantage, et qu’un jour, en lui et avec les autres, nous serons tout amour. Alors approchons-nous de la table, approchons-nous de nos frères et sœurs et demandons, accueillons, revêtons la tenue du serviteur.