C CARÊME 03 LUC 13,01-19 (17)
Chimay : 23.03.2025
Frères et sœurs, dans l’évangile de ce jour, Jésus dialogue avec ses contemporains qui l’interrogent sur l’actualité : le massacre des Galiléens par Pilate et la mort de 18 personnes tuées par la chute de la tour de Siloé. Il répond à leurs questions mais interroge leur angle de lecture. Au temps de Jésus, les gens abordaient la question sous l’angle exclusif de la faute et de la culpabilité. Ils étaient convaincus que les malheurs étaient envoyés par Dieu comme punition pour les péchés commis.
De nos jours, notre conscience est blessée au spectacle des malheurs qui frappent sans raison des innocents. Les souffrances du monde nous scandalisent ou nous révoltent. La question surgit, du fond de notre impuissance : « Pourquoi ? » Il est naturel de chercher des explications.
Dans la réponse de Jésus, il n’y a rien d’évident à première vue, si ce n’est l’appel pressant à la conversion sous peine de nous perdre. Car certains choix ne peuvent qu’éloigner de Dieu, source de vie, et générer la mort, du genre « si Dieu existait, il ne laisserait pas faire ça ». Or le Dieu, que rencontre Moïse, est celui qui voit la misère de son peuple, qui entend ses cris et qui vient pour le sauver (Ex 3,1-15).
L’épisode de la tour de Siloé qui provoque la mort d’innocents Galiléens, en pèlerinage à Jérusalem, ne cesse d’interroger. Jésus met ici le doigt sur une attitude que nous avons tous devant l’injustice d’un drame inexplicable. Le réflexe est de chercher une explication au mal et de traquer un responsable : un attentat commis par des terroristes ! un vice de construction dont sont responsables les ingénieurs ! ultimement un act of God, i.e. un malheur voulu par Dieu !
L’enjeu est d’apprendre à lire les « signes des temps » (Mt 16,3). Chacun est confronté à maints événements. Mais comment les interpréter ? Jésus part de deux faits concrets qui ont amené ses contemporains à s’interroger certes, mais aussi à en tirer une conclusion erronée. Contre toute apparence, les victimes de l’effondrement de la tour de Siloé et des massacres perpétrés par Pilate n’étaient pas de plus grands pécheurs que leurs contemporains. Alors…
Tous sont également « perdus », comme le fils prodigue (Lc 15,11-32) ; tous sont également en sursis en cette vie, comme le figuier (v. 6-9) ; tous peuvent se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Néanmoins, ce type d’événements a valeur d’interpellation. Ne rappelle-t-il pas la précarité de toute existence et son terme, qui est la rencontre ultime avec Dieu ?
Saint Paul exprime, lui aussi, une dimension purificatrice du jugement. Les sacrements ne sont pas une assurance contre tous les risques : « L’Écriture raconte les événements pour nous avertir, nous qui nous trouvons à la fin des temps. Ainsi donc, celui qui se croit solide, qu’il fasse attention à ne pas tomber » (1 Co 10,12). Loin de toute victimisation, ces textes de la Parole de Dieu d’aujourd’hui nous remettent devant notre responsabilité – autant dire la réponse qu’il nous appartient de donner à l’amour de Dieu. Ils nous incitent également à être attentifs à ces signes des temps qui nous remettent devant notre mortalité, l’urgence d’un choix à poser, d’un ajustement à trouver à l’égard de Dieu. Jésus ne cherche pas à générer une mauvaise peur : « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même » (Lc 13,3) ; mais nous aide à prendre conscience du caractère trop unique et trop précieux de la vie pour la gâcher.
Mais où donc est Dieu quand le malheur s’acharne contre un innocent ? Pourquoi ne punit-il pas ceux qui font le mal ? Pourquoi laisse-t-il faire le méchant ? Les lectures de ce 3e dimanche de Carême interrogent aussi l’image que nous nous faisons de Dieu. Dieu voit, Dieu entend la souffrance de son peuple. Le récit de la rencontre avec Moïse à l’Horeb nous en est témoin. Ce prince d’Égypte chassé de son royaume, rejeté par ses frères et coupable d’homicide pouvait-il être heureux ? On sait seulement que Moïse reconnaît Dieu dans ce buisson en feu. On peut imaginer que la colère de Dieu devant la souffrance des siens rejoint celle de cet Hébreu migrant et déclassé. Oui, Moïse est en colère comme nous pouvons l’être aussi. La colère est nécessaire pour la santé de l’âme, rappelle Jean-Guilhem Xerri, dans son livre À l’école des Pères du désert (La vie profonde, Cerf, 2018). La colère est un puissant levier pour la vie spirituelle car elle est reliée à la force. Et Moïse a vu la force de Dieu lors de la sortie d’Égypte « à main forte et à bras étendu » (Ex 6,11). Dieu est fort, mais il est « lent à la colère ». Il pardonne les offenses, guérit les maladies, fait œuvre de justice et défend les opprimés. « Le Seigneur est tendresse et pitié », rappelle le psaume 102.
Toutefois il est des réalités incontournables dans une vie humaine : la naissance et la mort sont de celles-là. Jésus prend acte de cet ordre des choses. A la question de savoir si les personnes assassinées par Pilate ou mortes accidentellement dans l’accident de la tour de Siloé étaient plus fautives que les autres, la réponse est non. Et à la question de savoir si les personnes, qui ne se convertissent pas, auront une vie plus ou moins longue, la réponse est également non. Jésus prend acte de ces réalités qui parfois nous révoltent. Il déconnecte la mort accidentelle ou violente de toute valeur morale.
Alors pourquoi raconter la parabole du figuier qui sera arraché s’il ne donne pas de fruit ? Sans doute pour mettre en valeur la réaction du vigneron qui ne conteste pas que, dans une vigne, la priorité soit donnée aux raisins, mais qui fait tout ce qui est en son pouvoir pour qu’un simple arbre donne son maximum. Heureusement, le Seigneur ne désespère jamais de nous. L’image du figuier dans l’Évangile illustre bien la patience qu’il manifeste à notre égard, patience qui découle de son amour miséricordieux.
Une fois encore alors qu’on aurait voulu le piéger, Jésus ne fait pas de morale. Alors que les questions qui lui sont posées tentent de lire les réalités les plus douloureuses selon une grille liée à la vertu, Jésus refuse de les suivre. Tous les vivants meurent, les convertis comme les non-convertis, les pécheurs comme les justes. Pour chacun d’entre nous, il y a un temps où la vie s’arrête. Mais plutôt que de se perdre dans une lecture qui cherche des causes, Jésus met au centre un autre type de réaction. Le vigneron, plutôt que de contester la réalité ou de philosopher sur le juste et l’injuste, se propose d’agir. Il met tout ce qui est en son pouvoir pour que la vie, telle qu’elle est au présent, fructifie.
Le chemin vers Pâques est un chemin vers la vie. La plus petite et la plus compromise soit-elle. Cet enseignement de Jésus est une proposition pour la regarder différemment. Ici et maintenant, dans notre vigne, y aurait-il un être vivant à qui nous pourrions donner toutes ses chances de vie ?