14ème dimanche 2023

L’évangile que nous venons juste d’entendre est sans doute une des pages les plus consolantes de tout le Nouveau Testament. Mais en même temps cette page vient comme un paradoxe car elle se situe peu après que Jésus ait dénoncé très sévèrement avec des paroles terribles, le manque de foi de ceux qui, normalement, devaient être les plus disposés à le recevoir, notamment les gens de Capharnaüm, village au centre de sa prédication galiléenne. Or Jésus, après avoir constaté l’échec de sa prédication, d’une manière tout à fait paradoxale, jubile et laisse exploser sa joie intérieure en déclarant : « Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits. »

Nous touchons là, par ces mots, le fond même du mystère du Royaume que Jésus vient annoncer. Il s’agit véritablement ici d’une apocalypse, autrement dit d’un découvrement d’un mystère caché que seuls les « tout-petits », les  νήπιοι, les humbles de la terre, c’est-à-dire ceux qui sont aux yeux du monde ni sages ni savants, sont aptes à recevoir.

Mais Jésus va plus loin, il précise l’objet de ce qui fait sa jubilation. Il dévoile le fond de la révélation, qu’il est venu apporter au monde enfin rendu capable de le recevoir : la relation éternelle qui existe entre Lui-même et son Père : « Oui, Père, tu l’as voulu ainsi dans ta bienveillance. Tout m’a été remis par mon Père ; personne ne connaît le Fils, sinon le Père, et personne ne connaît le Père, sinon le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler. » Seuls les « tout-petits » sont qualifiés pour recevoir cette révélation de l’amour éternel de Dieu.

Or, peu avant cette déclaration si sublime, dont le Père Lagrange disait qu’elle était : « la perle de Matthieu d’une grande valeur » lors d’une critique acerbe de sa propre « génération », incapable de l’accueillir, Jésus l’avait comparé à des gamins stupides qui n’arrivent même pas à jouer les uns avec les autres : « nous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé : nous vous avons entonné un chant funèbre, et vous ne vous êtes pas frappés la poitrine ». Cette génération en effet est incapable de recevoir les signes, incapable de recevoir ni Jean le Baptiste ni Jésus pour ce qu’ils sont vraiment. Cependant Jésus déclare malgré tout : Mais la sagesse de Dieu a été reconnue juste à travers ce qu’elle fait. »

Autrement dit, le plan de Dieu, sa Sagesse éternelle, la main providentielle qui gouverne toute chose ne peut échouer. Comme l’écrivait Saint Exupéry d’une autre manière dans le Petit prince : « Ce qui est essentiel est invisible aux yeux »

Il y a au-dessus de ce que l’on voit, par-delà les événements qui passent, une mystérieuse Sagesse divine. C’est de cette mystérieuse σοφια que seuls peuvent percevoir ceux qui ont « des yeux pour voir et des oreilles pour entendre ». C’est d’elle dont il était déjà question dans le livre des Proverbes. Cette mystérieuse Sagesse a pour mission de nous faire entrer dans la chorégraphie éternelle. La σοφια, en effet, a l’inverse des gamins stupides ne dédaignent pas de jouer avec les fils de hommes : « Le Seigneur m’a faite pour lui, principe de son action, première de ses œuvres, depuis toujours. Avant les siècles j’ai été formée, dès le commencement, avant l’apparition de la terre. Quand il établissait les cieux, j’étais là, quand il traçait l’horizon à la surface de l’abîme, qu’il amassait les nuages dans les hauteurs et maîtrisait les sources de l’abîme, quand il imposait à la mer ses limites, si bien que les eaux ne peuvent enfreindre son ordre, quand il établissait les fondements de la terre. Et moi, je grandissais à ses côtés. Je faisais ses délices jour après jour, jouant devant lui à tout moment, jouant dans l’univers, sur sa terre, et trouvant mes délices avec les fils des hommes. »

C’est cela l’objet de la jubilation de Jésus : la révélation donnée aux tout-petits de l’amour divin qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer. C’est aussi à propos de cela que Marie dans son magnificat jubilait intérieurement : « Mon âme exalte le Seigneur, exulte en Dieu mon Seigneur … IL renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles ». Résumant tout saint Paul dira de son côté : Puisque, en effet, par une disposition de la sagesse de Dieu, le monde, avec toute sa sagesse, n’a pas su reconnaître Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par cette folie qu’est la proclamation de l’Évangile.

Après cela Jésus peut conclure. Il est le Nouveau Moïse qui invite à son école. C’est aux anawim, aux tout-petits qu’il adresse désormais son appel « Venez à moi ! mon joug est facile, je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le repos de vos âmes ! Ce qui rend mon joug facile c’est l’amour qui me l’a fait porter avant vous jusque sur la Croix. Cet amour qui s’épanche de mon cœur doux et humble et c’est ce même amour qui vous le fera trouver léger, même aux heures les plus noires. »

Nous qui sommes « un petit troupeau », qui avons bien souvent l’impression de voir nos communautés chrétiennes se rétrécirent à vue d’œil, il nous est bon de réentendre ces paroles de consolation que nous adresse Jésus aujourd’hui. Aussi extravagante que cette pensée pourrait nous paraître à certains moments, nous sommes, chacun de nous, dans la mesure, où nous portons son joug, l’un de ces tout-petits pour qui Jésus a exulté. Malgré nos faiblesses (ou à cause d’elles car elles ne sont pas un obstacle bien au contraire) nous pouvons être réconfortés par l’expérience intérieure de sa présence intime : « Christ en nous, espérance de la Gloire ». Que cette certitude illumine nos pas.