24ème Dimanche A 2023
La parabole que nous venons d’entendre nous met au cœur de l’Evangile annoncé par Jésus Christ qui est un évangile de miséricorde en nous mettant définitivement en dehors de la loi du talion. Par la même occasion, cet évangile peut nous aider à mesurer nos insuffisances dans notre compréhension de la Bonne Nouvelle. La question que pose Pierre en effet montre son immaturité foncière dans laquelle nous pouvons tous plus ou moins nous reconnaître : « Seigneur, lorsque mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? jusqu’à sept fois ? ».
Il faudra à Pierre, pour sortir de cette mentalité de la loi du talion « œil pour œil, dent pour dent », qui demeure comme un principe inconscient indépassable au fond de sa question sur les limites qu’on doit poser au pardon, passer par l’aveu terrible de son échec moral après le scandale de la Croix, être transpercé par le regard de Jésus au moment de sa trahison et finalement au bout d’un cheminement douloureux, recevoir l’Esprit Saint au jour de la Pentecôte, qui enfin fera de lui un homme nouveau, arrivé à l’âge adulte de la foi. Désormais il aura compris combien, devant l’immense douleur de Jésus crucifié, rédempteur du monde, sont affreusement mesquines nos propres revendications de réparations pour les injustices que nous avons pu subir tout comme nos rancunes tenaces. Il saura alors, comme la parabole d’aujourd’hui nous le montre, que nous sommes tous et chacun des débiteurs insolvables devant la miséricorde infinie de Dieu.
En fait, la parabole que nous avons entendue, qui nous montre l’ingratitude révoltante d’un homme sans pitié peut être un miroir pour nous aider à réaliser notre propre ingratitude foncière vis-à-vis de Jésus, notre Rédempteur. Notre aveuglement vis-à-vis de notre situation réelle en effet, tend à nous faire voir comme un dû les dons divins que nous recevons, même le plus grand de tous, notre rédemption.
Regardons de plus près cette parabole. Il s’agit, nous l’avons entendu, d’un serviteur incroyablement endetté qui, à peine avoir été remis de sa dette pharamineuse, au montant incalculable - et qui lui a été remise entièrement grâce à la compassion magnanime de son maître - , se trouve lui-même incapable d’éprouver la moindre pitié envers quelqu’un qui ne lui doit qu’une somme totalement dérisoire au regard de ce que, peu avant, il devait lui-même à son maître. C’est comme s’il trouvait tout à fait naturel qu’il soit absous de sa dette immense envers son maître, sans que pour autant qu’il se sente obliger de l’imiter, même pour des peccadilles.
D’où vient cette incapacité, que nous voyons ici de façon si flagrante, de pardonner « du fond du cœur » à celui qui nous doit ? D’où vient, autrement dit, la dureté du cœur qui va parfois même jusqu’à se complaire dans le ressassement d’injustices passées contre nous ou de maltraitances réellement subies, qui nous ont marqués profondément au fond de nous-mêmes, jusqu’à constituer une blessure qui ne peut se cicatriser ? Cette incapacité de pardonner provient du fait qu’on n’a pas ou très peu réalisé encore le prix de notre salut. Le salut reste pour nous une idée abstraite : un article de foi cru, sans doute, au niveau intellectuel comme une vérité dogmatique à croire, que bien évidemment nous n’aurions jamais l’idée de remettre en cause, mais qui reste en nous une vérité non encore vraiment réalisée existentiellement. On en reste au fond à cet état immature que traduisait la question de Pierre : « combien me faut-il pardonner, jusqu’à sept fois ? » Bien sûr, nous ne sommes plus comme Lamech qui disait : « Caïn sera vengé sept fois, Et Lamech soixante-dix-sept fois ». Nous sommes raisonnables, nous ne voulons même peut-être plus « rendre le mal pour le mal », mais de là à pardonner jusqu’au « fond du cœur », il y a loin comme on dit, de la coupe aux lèvres.
Cette incapacité provient du fait que notre esprit ne réalise pas la miséricorde infinie de Dieu dont nous sommes débiteurs, ne serait-ce même que d’une manière encore très superficielle. Nous n’arrivons pas à dire en vérité, comme le psalmiste, : « Comment rendrais-je au Seigneur pour tout le bien qu’il m’a fait ? » Le prix payé en rançon de notre péché, sur le bois de la Croix, par pur amour pour nous, nous reste encore quelque chose de vague. L’amour fou qui a fait descendre Jésus Christ, « Dieu né de Dieu, Lumière née de la Lumière », jusqu’au fond de notre misère humaine pour nous tirer de l’horreur du péché ne nous a pas encore vraiment touché.
Être vraiment touché par cet amour, par contre, ou commencé à l’être, c’est faire l’expérience d’unir notre blessure à la sienne et de réaliser soudainement la disproportionnalité extrême entre la minceur de notre générosité et l’immensité de l’amour divin envers chacun de nous. Si nous avons le bonheur de faire cette douloureuse et humiliante expérience de ce quasi manque total de réciprocité entre l’amour divin et notre amour si déficient, alors, sans doute, pourrons-nous commencer à, sinon effectivement, pardonner du « fond du cœur » les torts qu’on nous a faits, au moins désirer pouvoir les pardonner.
L’enfer c’est le refus du pardon. Dans la parabole c’est finalement le salaire du débiteur impitoyable au cœur endurci. Il est condamné à rembourser éternellement le prix de son ingratitude.
C’est de l’enfer que Dieu nous rachète en Jésus Christ en nous apprenant à aimer en imitant Dieu, c’est-à-dire à sortir de la logique de la rétribution, de la logique du calcul qui me fait donner à autrui ni plus ni moins que ce que je lui dois ou qui me fait lui réclamer mon dû sans la moindre pitié. Le Père Alexandre Men, un martyr russe des temps modernes, a écrit un livre dont le titre était « l’évangile n’en est qu’a son commencement ». Puissions-nous commencer à réaliser, ne serait que très faiblement, l’amour miséricordieux infini dont nous sommes aimés (et dont nous sommes débiteurs), pour pouvoir réaliser avec quel amour, par la grâce, nous devons aimer en acte et de tout notre cœur, jusqu’à même notre ennemi.