Cîteaux et la médiation culturelle du monachisme Par : Armand Veilleux, o.c.s.o. Conférence prononcée à Dijon, le 15 octobre 1998, dans le cadre d’un congrès sur " La place du monachisme et particulièrement du monachisme cistercien dans la construction de l’Europe : Hier, aujourd’hui et demain. "

Introduction générale

De nombreuses réformes monastiques, toutes porteuses du même souffle spirituel, apparaissent dans les dernières années du XIème siècle. L’une d’elles, Cîteaux, après un début humble et lent, connaît tout à coup un développement extraordinaire durant environ un siècle, mais s’essouffle déjà considérablement après cette brève période de croissance inusitée, bien que l’Ordre continuera quand même de croître par la suite et de se répandre dans toute la chrétienté. Comment expliquer ce succès extraordinaire en même temps que la brièveté relative de son véritable âge d’or ?

 

Beaucoup d’études faites au cours du dernier demi-siècle et bien des contributions offertes durant cette année du IXème centenaire ont souligné la relation de Cîteaux avec les autres mouvements spirituels du XIème et du XIIème siècles. Le présent congrès, qui veut étudier le rôle des moines dans la construction de l’Europe, nous invite à aller plus loin.

Il serait évidemment facile d’énumérer toutes les merveilleuses contributions des Cisterciens à la construction de l’Europe soit au niveau proprement spirituel, soit au niveau culturel, qu’il s’agisse d’architecture, de développement agricole, ou même d’institutions sociales et politiques. Mais on court alors toujours le risque d’écrire l’histoire du monachisme vu par les moines à partir des sources monastiques, et l’on tombe facilement dans le piège de l’autosatisfaction et de la complaisance. Je n’ai pas l’intention d’ajouter mon propre grain d’encens à cette liturgie.

Je voudrais adopter une approche légèrement différente, et m’efforcer de voir simplement comment Cîteaux se situe dans la société de son temps, à tous les niveaux : économique et politique aussi bien que religieux et théologique, essayant de comprendre comment cette réforme a été influencée par les divers courants du temps – positivement ou négativement – et les a à son tour influencés, non sans peut-être se laisser récupérer par certains d’entre eux.

Une étude que je poursuis depuis de nombreuses années sur les relations entre monachisme et culture m’a convaincu que toute naissance d’une nouvelle forme de vie monastique ou toute réforme importante du monachisme se situe historiquement à un moment de profonde mutation culturelle et sociale et se produit lorsque certains individus sont particulièrement présents aux aspirations des femmes et des hommes de leur temps et donnent à ces aspirations une réponse qui est compréhensible et accessible à leurs contemporains.

Il n’est pas rare qu’un événement qui ne semble avoir aucune relation avec le monachisme affecte profondément toute l’évolution ultérieure de celui-ci. De plus, on retrouve des constantes dans toutes les fondations ou réformes monastiques à travers les âges. Pour cette raison, il ne suffit pas de situer la fondation de Cîteaux dans son contexte historique immédiat. Il faut la situer dans le contexte plus général de toutes les réformes monastiques antérieures – qui d’ailleurs s’engendrent l’une l’autre, quoique parfois à quelques siècles de distance.

Pour comprendre le cas tout particulier de Cîteaux, vous me permettrez de faire un détour – un détour que je ne voudrais pas trop long, mais dont je ne peux faire l’économie. Il consistera dans un coup d’oeil d’ensemble sur la dynamique des réformes monastiques antérieures. Il s’agira, évidemment, d’un survol rapide où il faudra essayer de percevoir précisément une dynamique et non y chercher des nuances. Cîteaux ne se comprend pas sans Cluny, Cluny ne se comprend pas sans Benoît d’Aniane, et le monachisme bénédictin ne se comprend pas sans référence au monachisme oriental.

Nous n’avons évidemment pas le temps de parler beaucoup du monachisme oriental qui a pourtant eu une telle influence sur celui d’Occident. Permettez-moi, toutefois de m’arrêter un instant sur celui d’Égypte. Pourquoi ? Parce que, dans l’ordre socio-politique et économique, se fera en Égypte, à l’époque d’Antoine quelque chose de remarquablement semblable à ce qui arrivera en Europe à l’époque de Cîteaux. Voyons-le rapidement, si vous avez la patience de me suivre.

Alors que l’Égypte, durant la période ptolémaïque était administrée directement d’Alexandrie par l’Empereur à travers un préfet, une première réforme, celle de Septime Sévère, au début du IIIème siècle, établit une administration locale dans une trentaine de métropoles, qui deviendront plus tard les sièges des diocèses ecclésiastiques après la paix constantinienne. Le sens national et le sens d’unité du pays retrouvé à travers cette réforme permettra à Athanase, l’archevêque d’Alexandrie d’exercer une autorité sur toute l’Égypte. Sans cesse traqué par les Ariens Athanase a besoin de " supporters ". Il voit dans la foule des moines une force spirituelle vive pour l’Église, mais aussi une force politique au service de l’archevêque. Il écrit la Vie d’Antoine, à la fois pour donner un enseignement spirituel aux moines mais aussi pour les accréditer auprès du reste des évêques.

Au même moment, une très intelligente réforme agraire réalisée par Dioclétien permet pour la première fois aux paysans égyptiens de posséder les parcelles de terre sur lesquelles ils vivent ; mais ils les vendent souvent pour migrer vers les nouvelles métropoles ce qui permet la création de grandes propriétés et donc permet aussi l’établissement des grandes communautés pachômiennes, dont l’existence aurait été impossible sans cette réforme agraire. Par ailleurs, le développement agricole des communautés pachômiennes, et leur commerce avec les villes qui se développent, conduisent à un enrichissement progressif des monastères qui mènera assez rapidement à une période de relâchement après un développement numérique fulgurant. Expérience qui se répétera plus d’une fois dans l’histoire...

Les débuts lointains de l’Europe

Puisqu’il faut arriver à Cîteaux, passons tout de suite à l’Occident. Le mouvement historique qui conduisit à l’Europe commence, pourrait-on dire, avec les débuts du démantèlement de l’empire romain d’Occident, et donc avec les premières invasions barbares.

En 395 Théodose divise son empire entre ses fils : Arcadius reçoit l’Orient et Honorius l’Occident. Peu après, entre 405 et 419, les invasions des barbares commencent à creuser des césures géographiques et sociologiques dans l’empire occidental. Les Romains abandonnent aussitôt la Bretagne, les barbares passent le Rhin et prennent Rome et en 429, tout juste avant de mourir, Augustin voit les Vandales devant les murs d’Hippone. Valentinien III (425-455) remet finalement l’Occident aux barbares. Et, en 476, se termine la série des empereurs romains d’Occident. Ces invasions répétées marquent profondément la vie ecclésiale et donc aussi la vie monastique qui existait, en Occident comme en Orient, depuis les premières générations chrétiennes.

Vingt ans plus tard Clovis reçoit le baptême, et lorsqu’il meurt en 511, sa louange funèbre le célèbre comme le fondateur de plusieurs monastères. La vie monastique a donc survécu ; mais un grand changement s’est toutefois produit dans les monastères. À la fin du IVème siècle et au début du Vème siècle les monastères en Occident étaient peuplés d’hommes formés selon la vieille culture romaine. Graduellement ils sont peuplés de membres appartenant aux nouvelles nations. Ce sont des hommes rudes, avec peu de culture humaine, peu ou pas de lettres, et souvent avec un simple vernis d’évangélisation, car avec le baptême de Clovis avait été introduite une forme tout à fait nouvelle d’évangélisation : les baptêmes en masse.

Un roi ostrogoth, un peu comme l’empereur Dioclétien en Égypte, aura indirectement, sans le vouloir et sans le savoir, une influence sur tout le monachisme occidental qui suivra. Comment ?

Théodoric, roi des Ostrogoths, prend le pouvoir à Rome en 493. Il avait vécu 10 ans à Constantinople comme otage dans sa jeunesse. Personnage ambitieux et intelligent à la fois, il fonde son règne sur une intégration d’éléments barbares et d’éléments romains. Il confie la défense du territoire à l’élément goth et l’administration à l’élément romain. Il sait s’entourer de collaborateurs de grande qualité comme Boèce et Cassiodore. Théodoric est soucieux de donner à son royaume des lois précises et claires et, parallèlement, on assiste alors au sein de l’Église à la renaissance gélasienne qui se préoccupe d’élaborer une législation canonique qui ait un caractère d’universalité, d’authenticité et de romanité. Ainsi, durant une période de barbarie, Rome est encore pour un certain temps un centre d’étude d’où l’on vient de toute l’Italie, de l’Afrique, de la Gaule pour étudier.

C’est dans ce contexte de renouveau ecclésial et social très bref, dans cette petite fenêtre ouverte sur la civilisation, qu’un auteur inconnu écrit la Regula Magistri. Et, parmi les étudiants encore envoyés par leur parents se former à Rome se trouve un jeune homme de Nursie, appelé Benoît. Lorsqu’il s’enfuit dans la solitude, la renaissance gélasienne a mis à sa disposition les traductions latines des Règles de Pachôme, de Basile et d’Augustin, tout comme l’expérience de la vie monastique provençale.

L’avènement de Benoît et de sa Règle est donc dû à une toute petite ouverture de lumière dans une période de barbarie, fruit du bon sens d’un barbare cultivé, Théodoric. Benoît, à son tour, aura, inutile de le dire, une influence énorme non seulement sur le monachisme occidental mais sur toute la société occidentale, au point d’avoir été désigné le Patron de l’Europe. Après Benoît les invasions reprennent et les monastères fondés par lui disparaissent. Monte Cassino est détruit par les Lombards vers 577. Benoît n’a pas de successeur.

En réalité, ce qu’on appelle le monachisme bénédictin remonte à Grégoire le Grand qui, un siècle plus tard, immortalisa Benoît dans ses Dialogues. Non seulement, mais Grégoire posa un geste capital pour l'avenir du monachisme bénédictin en envoyant des moines évangéliser l’Angleterre. -- Mais s’agissait-il vraiment d’évangéliser ou plutôt de romaniser?

En effet, il est vrai que la vieille chrétienté latine au nord de la Grande Ile britannique était pratiquement disparue depuis que les Romains avaient abandonné la Bretagne dès le début des premières invasions barbares. Mais il y avait, au sud, une Église d’origine celte très vivante, avec son propre système hiérarchique, son monachisme indigène ayant des liens avec le monachisme oriental le plus ancien, sa propre liturgie – somme toute une Église très différente de tout ce qu’il y avait sur le continent. Cette situation ne plaisait pas à Grégoire, romain jusqu’au bout des ongles et soucieux de romaniser tout l’Occident. Il y envoya donc Augustin. Et, paradoxalement, lorsqu’Augustin quitta le monastère du Celio, à Rome, en 596, pour l’Angleterre, il faisait la route inverse de celle de Colomban qui était venu sur le continent six ans plus tôt en 590.

Ainsi commençait une très longue période de coopération du monachisme bénédictin avec les Pontifes romains ou en tout cas d’implication du monachisme bénédictin dans les projets de réforme aussi bien politique que spirituelle soit des Papes soit des Empereurs.

Il y eut un soir, il y eut un matin : une nouvelle ère d’invasion et de barbarie commença ; puis vint la réforme carolingienne, certainement l’une des plus grandes réformes de la société et de l’Église en Occident. C’est en tout cas celle où l’Église et l’état furent le plus intimement liés, au point d’arriver parfois à une totale confusion.

La réforme de l’Église et du monachisme à laquelle Charlemagne s’attaqua avec ardeur après son couronnement par le pape comme empereur en 800, faisait partie dans son esprit d’un grand projet d’expansion militaire et politique commencé dès l’année 771. Son rêve était de restaurer l’empire de Constantin.

Si cette réforme eut un profond caractère spirituel, malgré qu’elle vint d’en haut et non d’un besoin ressenti à la base, c’est qu’elle fut prise en main par un grand spirituel, Benoît d’Aniane. Il en résulta un certain lien entre les monastères, qui annonçait les grands Ordres de l’avenir. Pratiquement tous les monastères étaient désormais du même type: grands, puissants, riches, avec une liturgie très élaborée, peu de travail, vivant d’aumônes et de donations; un verni intellectuel pour la plupart des moines, bien que quelques-uns fussent mieux formés intellectuellement.

Cette réforme monastique n’était pas sans grandeur. Mais elle était trop liée au pouvoir qui l’avait imposée. La ferveur diminua de beaucoup après la mort de Benoît d’Aniane qui en avait été l’âme et elle ne survécut pas à l’empire carolingien qui se désagrégea bientôt. De nouvelles vagues de barbares tombèrent alors sur l’Europe, les Vikings venant du Nord, les Sarrasins du Sud et les Hongrois de l’Est. Une nouvelle période obscure commençait pour l’Occident.

Il y eut un soir, il y eut un matin, puis vint heureusement la réforme de Cluny, qui reprit et conduisit à son achèvement le travail commencé par Benoît d’Aniane, et dont la flamme était demeurée vivante en quelques monastères.

Sur les ruines de l’empire carolingien, au cours du IXème et Xème siècle s’était formé graduellement le premier âge de la société féodale où l’Église et l’État continuaient d’être terriblement confondus et où les monastères étaient peut être ceux qui en souffraient le plus, constamment dépossédés qu’ils étaient de leurs biens par les seigneurs qui leur imposaient aussi les abbés.

Cluny est né de la rencontre de deux hommes : Guillaume le Pieux, duc d’Aquitaine et comte de Mâcon, qui voulait fonder un monastère sur ses terres, et du noble Bernon, qui avait lui-même fondé sur sa propre terre le monastère de Gigny avant de se faire moine à Saint Martin d’Autun et de restaurer la celle de Baume, avec l’aide de Rodolfe de Bourgogne. Tous les deux, Guillaume et Bernon, étaient convaincus que l’une des raisons principales du triste état dans lequel se trouvaient l’Église et le monachisme était leur incapacité de se défendre contre les interventions du pouvoir laïc. C’est pourquoi dès ses débuts l’abbaye eut sa libertas. Ce fut une abbaye libre avec pleine liberté d’élire ses abbés (même si en fait les trois premiers abbés désignèrent chacun son successeur avant de mourir).

Cluny se voulut dès le début un monastère consacré à la prière et au travail, ainsi qu’à l’observance de la vie commune et à une ascèse modérée. Mais cette fondation fut, dès le point de départ conçue à l’intérieur d’un projet d’Église et de société – un maillon important d’une société d’où serait graduellement éliminée la confusion du temporel et du spirituel.

À cause de sa sensibilité aux aspirations du temps, Cluny développa une spiritualité qui contribua largement au développement de la spiritualité propre au XIème siècle : spiritualité affective, sens de la recherche de Dieu, forte conscience ecclésiale et compréhension dynamique de l’histoire du salut, ainsi qu’une dimension fortement eschatologique.

Cependant l’Ordo cluniacensis devint lui-même un rouage important de la société féodale. Étant une abbaye fervente, Cluny reçut beaucoup de donations, qui venaient de la part des grands propriétaires terriens. Ces donations comportaient en général des droits de juridiction sur des pêcheries, des moulins, des fourneaux, des troupeaux et sur de la main-d’oeuvre servile.

Cluny devint ainsi l’une des grandes réalisations de l’économie patrimoniale... mais d’autres forces étaient déjà en activité qui allaient remplacer graduellement cette économie patrimoniale par une économie monétaire, et ce fut alors la crise économique pour Cluny. Mais cela nous conduit déjà à une autre époque, celle de Cîteaux.

Vers Cîteaux...

Après une brève renovatio imperii sous l’égide des empereurs ottoniens, succéda une autre réforme de l’Église, connue sous le nom de réforme grégorienne, même si elle commença bien avant Grégoire VII (1073-1085) et continua après sa mort. Elle fut suscitée par une vague de fond de mouvements de vie chrétienne qui mirent en branle tout le peuple de Dieu. Le peuple chrétien, les laïcs comme les clercs est alors envahi d’une soif spirituelle. Ce mouvement atteint aussi toutes les formes de vie religieuse : moines, chanoines et ermites. On y trouve réunis, hommes et femmes, célibataires et gens mariés, clercs et laïcs. Le renouvellement de la vie chrétienne n’est plus le privilège de quelques aristocrates éclairés, il jaillit des masses.

Dans la première moitié du XIème siècle, des réformateurs comme Romuald à Camaldoli ou comme Jean Gualbert à Vallombreuse, avaient fait de la pénitence et de la pauvreté le motif de leur action et le coeur de leur réforme. Cet idéal de pauvreté et de pénitence atteint maintenant tout le peuple de Dieu. La première croisade, qui est en cours au moment de la fondation de Cîteaux, se manifeste d’ailleurs comme une peregrinatio pauperum vers la Cité Sainte, un mouvement de purification individuelle et collective, promu par le Pape Urbain II et par Pierre l’Ermite. Le chemin de Compostelle est aussi rempli de pénitents convertis par la prédication des ermites ; et des foules de pénitents suivent sur les routes les prédicateurs itinérants de toutes catégories.

Ces mouvements souvent un peu sauvages bouleversent évidemment le schéma monastique traditionnel des ordines fixé au début du XIème siècle par un Abbon de Fleury (+1004) ou par un Adalberon de Laon (+1030). Les clercs, les chanoines et les moines peuvent bien discuter pour savoir lequel de leur ordre est au haut de l’échelle, les laïcs commencent déjà à affirmer : non ordo, sed modus vivendi. Dans les foules qui suivent les prédicateurs itinérants, on trouve de tout : d’anciennes prostituées à côté de saints ermites, des gens du petit peuple à côté de nobles.

Au même moment, dans les monastères comme en dehors des monastères, se manifeste un nouvel intérêt pour les Pères de l’Église. On lit Augustin, Jérôme, Ambroise, Hilaire, Boèce, Cassiodore. Dans les monastères on lit aussi Bède, Hraban Maur, Alcuin et des auteurs plus récents comme Pierre Damien, Yves de Chartres et Anselme de Canterbury. Mais plus que tout on lit Cassien ; et ses Conférences eurent certainement une grande influence sur la renaissance érémitique du XIème siècle. Il ne faut pas oublier non plus Origène, toujours plus lu depuis le IXème siècle, bien que souvent sous un autre nom.

Nous sommes dans un siècle de grande créativité intellectuelle. On ne se contente pas de lire et de copier les Pères. Dans le domaine de la spiritualité se développe le besoin d’une relation personnelle avec le Christ. On veut imiter le Christ, un Christ humain, soumis au Père, humble et compatissant envers ses frères, au point d’accepter la souffrance et la mort sur la croix. La piété est désormais plus affective que spéculative. Parallèlement se développe la dévotion à la Vierge Marie.

On constate aussi dans le peuple une soif de contemplation. Les auteurs médiévaux utilisent souvent la parole grecque theoria, familière à Cassien. En relation avec cette contemplation des choses divines toutes les choses du monde extérieur semblent seulement un objet de distraction.

Ce mouvement spirituel était aussi un phénomène social. Car l’aspect peut-être le plus nouveau était que les illettrés et les pauvres, qui n’avaient pas eu beaucoup d’espace jusqu’alors dans l’Église et la société féodale, commençaient à faire entendre leur voix. Mais c’était aussi le temps de grands esprits comme un Pierre Damien, un Langfranc, un Anselme, et bientôt un Bruno, un Bernard, un Gratien, et bien d’autres. Et la merveille était que les petits et les grands, les humbles et les célèbres redisaient le même message, bien qu’avec des styles différents. Les mêmes aspirations étaient dans le coeur de tous.

Le résultat de cette faim de Dieu et de cette recherche de Dieu presque universelle dans l’Europe occidentale, nourrie par la prédication des prédicateurs itinérants appelés les pauperes Christi, fut le développement graduel d’une compréhension commune de la situation ecclésiale. Un certain consensus implicite se développa dans les populations en général concernant ce qu’on attendait de l’ordo monasticus. Le succès des grandes réformes de la fin du XIème siècle s’explique d’abord du fait qu’elles répondaient à une aspiration de tout le peuple chrétien (contrairement, par exemple à la réforme carolingienne qui avait été imposée d’en haut).

Le Cîteaux primitif

Le premier Cîteaux, tel qu’il nous est décrit dans les écrits qu’il est convenu d’appeler les " Documents Primitifs " de Cîteaux, s’enracine dans tout ce grand mouvement spirituel, et en est une très belle expression, tout comme Molesme, d’où il est sorti.

Les ermites rassemblés à Colan et que vint rejoindre Robert n’étaient pas des ermites au sens strict. Ils aspiraient simplement à un style de vie plus solitaire, plus simple que ce que leur offrait le cénobitisme contemporain. Ils s’étaient rassemblés à Colan et étaient unis par les mêmes aspirations et le même idéal ; et lorsqu’ils se donnèrent un abbé dans la personne de Robert, ils devinrent une communauté cénobitique et Molesme fut fondé.

Deux choses se produisirent alors. La première fut que Molesme, à cause de son esprit nouveau, se développa rapidement, mais le fit dans le contexte du système monastique existant, et fut donc très rapidement récupérée par le système. Parce qu’elle était une abbaye fervente, elle fut grandement appréciée, et reçut donc beaucoup de candidats, aussi bien que de nombreux bienfaiteurs et de nombreuses donations. Elle devint vite une abbaye grande et prospère, plus ou moins dans le même style que n’importe quelle autre abbaye de la tradition cluniaque. Ce n’était pas ce que Robert et ses compagnons avaient voulu. Ce n’était pas non plus ce qui répondait au courant spirituel d’où ils étaient issus.

L’autre chose qui fit toute la différence fut que Robert était un abbé cénobitique de première classe. Cela signifie qu’il savait communiquer un idéal à ses disciples, qu’il pouvait, de façon détachée, laisser toute la communauté ou une partie de celle-ci garder vivantes les aspirations originelles et les réaliser de façons diverses, avec ou sans lui.

Ainsi, après que plusieurs groupes eurent quitté Molesme pour des projets divers, y compris la fondation d’Aulps en 1097, se trouvait encore à Molesme un petit groupe de moines qui partageaient une même vision et un même désir – une vision et un désir qu’ils avaient en commun avec leur abbé. Et le jour vint où ils partirent, et, comme le dit le texte de l’Exordium Parvum " ils partirent avec leur abbé ".

Cette petite expression est lourde de sens. La fondation de Cîteaux reflète bien, en effet, toute la mentalité nouvelle qui voyait dans la communauté primitive de Jérusalem son modèle. Il ne s’agit pas du projet d’un fondateur qui réunit des disciples autour de lui, comme cela avait été le cas pour toutes les fondations antérieures et même contemporaines. Il s’agit d’une communauté (ecclesia) qui décide, de concert avec son abbé, de faire autre chose.

Il est significatif que l’Exordium Parvum commence par un " Nous " (Nos cistercienses, primi huius ecclesiae fundatores). Ils ont conscience d’être " ecclesia " ; et le Petit Exorde semble prendre un soin tout particulier à décrire comment toutes leurs décisions sont prises collectivement et unanimement. C’est ainsi qu’ils élisent leur propre abbé après le départ de Robert et qu’ils éliront leurs abbés par la suite, alors qu’à Cluny, chacun des trois premiers abbés avait nommé son successeur avant de mourir, comme nous l’avons vu plus haut.

Le départ de Molesme pour Cîteaux s’inscrit donc nettement dans tout ce mouvement de grande fraîcheur spirituelle, plein de liberté à l’égard des schémas traditionnels et un peu iconoclaste, que nous avons décrit. Il était le fait d’hommes mûrs, qui vivaient depuis fort longtemps la vie monastique, -- Robert avait alors 70 ans. Ils venaient d’une tradition monastique où l’on entrait en général très jeune, et n’étaient pas outre mesure sensibles aux " ordines " de l’Église et de la société.

Si ce grand mouvement spirituel – ce renouveau de l’érémitisme, cette aspiration à la pauvreté, ce rêve de vivre à nouveau comme la communauté primitive de Jérusalem, et ce libre mélange de toutes les classes de la société sur les mêmes routes ou dans les mêmes solitudes – avait caractérisé les débuts de la réforme grégorienne et lui avait donné une certaine fraîcheur, ce mouvement allait à l’encontre d’un autre aspect de cette même réforme, presque obsédée par la notion d’ordre.

La société civile est alors en pleine transformation. On passe du premier au second âge de la féodalité. Une nouvelle bourgeoisie s’est instaurée. La chevalerie devient de plus en plus importante. Tout le monde est très sensible à l’ordre de la société dans lequel il est né. On naît orator, ou bien bellator ou bien laborator. Cela est prévu par les plans de Dieu et vouloir changer de classe avant le jugement dernier c’est aller à l’encontre de la volonté de Dieu.

Dans l’Église, qui vient tout juste de se libérer du pouvoir de l’empereur et de réaffirmer son autorité suprême sur toute la société, les ordines sont aussi très importants. Il ne peut y avoir qu’une autorité à la tête du peuple ; hier c’était l’empereur, aujourd’hui c’est le pape. Tout, dans l’Église, comme dans la société civile est sous l’autorité du Pasteur suprême, qui peut tout utiliser dans un projet de réforme, lequel ne peut évidemment pas ne pas être politique en même temps qu’il est spirituel.

Cîteaux et le système grégorien

Le deuxième Cîteaux, celui des recrues venues après 1111, et qui n’est plus le Cîteaux des vieux ascètes venus de Molesme mais celui des jeunes chevaliers, se coule facilement dans ce système. Ces nouvelles recrues viennent presque tous de la noblesse, et contrairement au système clunisien où l’on continuait d’entrer souvent comme petits oblats, ils arrivent adultes. Ils connaissent le rang qu’ils ont dans la société, et il ne fait pas question pour eux que ce rang est quelque chose qui ne peut être changé durant cette vie. Bernard le dit aux chanoines de Cologne leur expliquant qu’au moment de la résurrection, les hommes commenceront à ressusciter, chacun selon son ordre... les chevaliers d’abord, puis les paysans, puis les marchands... Et pour ce qui est de l’Église, les cisterciens, à la suite de Bernard, reprennent la ternarité dont Augustin s’était servi pour classer les tâches et les ministères, celle des trois ordres : prélats, continents, conjoints.

Il était tout à fait normal pour cette génération d’entrer dans la logique de la réforme grégorienne. Il était normal pour le pape d’appeler un Bernard, vu sa sainteté et ses qualités exceptionnelles, à travailler à ses projets de société chrétienne, de l’envoyer prêcher la croisade, la seconde, qui n’est plus comme la première un grand mouvement spontané de peuple, mais un élément dans un grand projet de société. Il sera normal dans le même contexte que plusieurs abbés soient appelés à devenir évêques – ce que Bernard aura la sagesse de refuser. Il sera aussi normal pour Bernard et d’autres de moindre valeur d’intervenir dans les conflits ecclésiaux, théologiques et politiques, vu le rang (ordo) qu’ils détiennent en tant que moines et en tant qu’abbés.

Cette sensibilité aux ordines, si centrale à la réforme grégorienne, eut une autre expression dans la vie des cisterciens, et cela très tôt, à travers l’institution des frères convers. Elle explique l’attitude à la fois créatrice et ambiguë des Cisterciens face à cette question.

Dans les monastères traditionnels de la tradition clunisienne, une grande partie des moines arrivaient au monastère comme enfants ou très jeunes. Lorsque quelqu’un se convertissait à la vie monastique à l’âge adulte, il était un monachus conversus. Les communautés de tradition clunisienne comportaient ainsi souvent un groupe de conversi qui étaient dans beaucoup de cas des membres de la familia graduellement introduits dans la communauté.

À Cîteaux, la situation est différente. Les convers forment une communauté distincte. Le Cîteaux primitif avait décidé de renoncer aux dîmes et aux redevances foncières pour vivre du faire-valoir direct de son domaine. Mais cela créait des problèmes. Il y avait sans doute la difficulté de concilier la pratique intégrale de la Règle avec les travaux sur des terres parfois assez éloignées, mais il avait autre chose. Pour la génération des jeunes chevaliers, s’adonner au travail agricole au temps des grands travaux est conçu comme un exercice d’ascèse et d’humilité, car ce n’est pas un travail qui convient normalement à des chevaliers et à ceux de leur classe. C’est aux manants que revient ce travail manuel. Pour les convers, venus de la classe paysanne, c’est la chose normale.

En acceptant les convers au sein de leurs communautés les Cisterciens font exercice de créativité, car à une époque où le monachisme était devenu clérical (tous les moines étaient en effet clercs même si tous n’étaient pas prêtres), on redonnait ainsi aux laïcs la possibilité de vivre la vie monastique. Par ailleurs entre les convers et le reste de la communauté, il n’y a pas simplement une distinction de fonctions. On a réellement deux communautés en une, entre lesquelles il y a une séparation même matérielle. Sans doute y a-t-il parfois des nobles qui se font convers, mais cela est retenu et mentionné dans les chroniques précisément parce que c’est considéré comme un acte exceptionnel d’humilité. Et si cela se produisait trop souvent, l’ordre naturel de la société en serait bouleversé. C’est pourquoi le Chapitre Général de 1188 doit l’interdire.

Nous voyons donc déjà comment au niveau même de la vie ecclésiale, le Cîteaux de la première génération était enraciné dans un courant de la Réforme grégorienne, le courant le plus charismatique, alors que le Cîteaux de la seconde génération et encore plus celui des générations suivantes, se laisse rapidement récupérer par le courant plus institutionnel de la même Réforme grégorienne.

Mais qu’en est-il des courants qui bouleversent alors la société civile ?

Transformations socio-politiques de la société

La période d’environ un siècle au milieu de laquelle naît Cîteaux, c’est-à-dire la période allant de 1050 à 1150, en est une de profondes transformations sociales. C’est tout d’abord un moment de très grande croissance démographique. Même s’il est difficile de déterminer quelles sont les causes et quels sont les effets, cette croissance démographique s’accompagne d’une mutation de l’agriculture, de la déforestation de parties importantes de l’Europe, de l’augmentation de l’étendue des terres arables, de nouvelles formes plus efficaces de culture agraire, de déplacement des population et d’une urbanisation croissante. Ce qui amène par contrecoup des mutations dans les relations entre les classes de la société. Un commerce croissant se développe entre les campagnes et les villes et il se fait un usage accru de la monnaie.

Se dessine alors le deuxième âge féodal, avec toute l’importance qu’y prend la chevalerie. De plus, les seigneurs fonciers de cette époque, mis à part les plus grands, cherchent maintenant leurs revenus moins dans la rente foncière que dans l’exploitation directe de leurs terres. Le gros de leur revenu vient de leur " domaine ", c’est-à-dire de la terre qu’ils font cultiver par leurs propres domestiques et non plus de droits perçus sur les terres travaillés par des tenanciers.

L’option économique de Cîteaux -- un piège ?

L’économie des monastères traditionnels s’appuyait sur les donations de propriétés foncières avec tous les droits qui y étaient attachés. Or les Cisterciens se mettent en dehors du mode de production seigneurial. Ils refusent de vivre de rentes foncières, du travail des autres. Ils posséderont la terre – mais ni dépendants personnels, ni tenanciers, ni moulins, ni dîmes – et ils la mettront eux-mêmes en valeur. Plus radicalement que les reformes antérieures, ils fondent donc l’économie de leur maison sur le faire-valoir direct, ce qui est d’ailleurs la tendance également chez les seigneurs fonciers laïcs de l’époque.

Cela impliquait évidemment une nouvelle relation au travail, et surtout une nouvelle conception de l’équilibre entre prière liturgique et occupation manuelle. Par ailleurs les recrues qui venaient en très grande partie de la noblesse n’avaient aucunement l’habitude de ce genre de travail réservé aux manants.

Heureusement, comme nous l’avons vu, ils ont les frères convers, qu’ils ne reconnaissent pas comme moines – car ils appartiennent à un autre ordo de la société – mais qu’ils considèrent quand même comme leurs frères, si bien qu’ils peuvent honnêtement dire qu’ils exploitent eux-mêmes leur propriété. Et parmi ces convers il y aura non seulement des hommes frustres et sans instruction, mais aussi des personnes fort expertes dans l’exploitation des terres et dans les tractations légales. L’achat de nombreuses parcelles de terre pour reconstituer de grandes exploitations agricoles exigera toute cette compétence.

Il y avait un piège dans cette option des Cisterciens d’administrer leur propre domaine. Leur pauvreté allait, dans l’espace d’une ou deux générations, engendrer une grande richesse.

Pour nourrir les nombreuses recrues monastiques qui ne cessent d’affluer et les nombreux convers qui s’y ajoutent, il faut de grandes étendues de terrain. Ces grandes étendues sont exigées par la rotation triennale des cultures et l’élevage des troupeaux vers lequel s’orientent assez rapidement les Cisterciens. Ces espaces s’étendent par la déforestation de terres nouvelles aussi bien que par l’achat de terres déjà cultivées avec souvent le déplacement des populations pour reconstituer le désert autour de la communauté monastique.

On était alors à l’époque où les pratiques domaniales étaient arrivées à une sorte de cul de sac. Les domaines ayant été divisés par les seigneurs entre leurs enfants qui les divisait entre les leurs, les droits de servage faisaient que souvent plusieurs personnes à titres divers avaient des droits sur la même parcelle de terre. L’activité des Cisterciens s’inséra dans un mouvement déjà commencé d’achat de ces parcelles pour reconstituer de grandes étendues. Plus que personne d’autre ils furent efficaces en ce domaine. Leur " granges ", ces centres domaniaux satellites de leurs abbayes, se multiplièrent.

Les relations établies de la sorte entre la terre et les forces productives, l’emploi d’une main-d’oeuvre enthousiaste, toute domestique, dont l’entretien coûtait peu puisque la communauté vivait dans l’ascétisme et seulement aidée de loin en loin par quelques salariés, dont dès 1134 le Chapitre Général autorisait l’embauche préparaient une remarquable réussite économique.

Les abbayes cisterciennes s’étaient établies en effet sur des terres neuves, donc fécondes. Elles récoltèrent rapidement plus de grain et de vin qu’il ne leur en fallait pour vivre. Sur la part de leur propriété foncière qui ne fut pas défrichée, elles pratiquèrent largement l’élevage, l’exploitation du bois et du fer. Or la communauté ne mangeait pas de viande, ne se chauffait pas, usait fort peu de cuir et de laine. Mais les villes qui se développaient rapidement étaient là qui constituaient un marché toujours plus grand. On avait donc des produits nombreux à vendre et des clients toujours désireux d’acheter. Il ne faudra pas attendre plus de la fin du siècle avant que les moines, au moins en certains endroits ne contrôlent certains des marchés. Le contrôle du marché de la laine en Angleterre a été bien documenté.

Un exemple seulement : Les moines de Longpont s’étaient mis à planter des vignes en 1145, treize ans après la fondation de leur abbaye ; deux ans plus tard, il commençaient à solliciter des exemptions de péage sur les routes menant vers les pays importateurs de vin ; ils établirent un cellier dans la ville de Noyon ; ils mirent en place tout ce qui pouvait faciliter la vente de leur vendange.

Que faisait-on de l’argent ? On en avait besoin pour construire de nouveaux monastères qui, reflétant tous le même esprit de grande simplicité et d’ascèse joyeuse, sont peut-être l’héritage spirituel le plus tangible laissé par les premières générations cisterciennes aux populations européennes. Les gens du petit peuple, qui ne lisaient pas les écrits d’un Bernard ou d’un Guillaume ou d’un Aelred, continuèrent durant des générations et même des siècles de vivre à proximité de ces chefs d’oeuvre qui incarnaient l’élan spirituel du premier Cîteaux. L’argent servait aussi à acheter d’autres terres.

Les documents qui émanent des archives monastiques mettent en évidence deux attitudes économiques majeures. En premier lieu le profond enracinement de l’économie domestique dans l’exploitation directe du patrimoine foncier. D’autre part, et ceci paraît bien caractériser le XIIème siècle, l’accoutumance à acheter, à vendre, à prêter, à s’endetter parfois, l’insertion plus ou moins rapide, plus ou moins poussée d’une économie dont la possession de la terre est le principal soutien, dans le mouvement de la monnaie, un mouvement qui devient assez vif pour perturber notablement les circuits traditionnels d’échanges de biens et de services.

Plutôt que de crier au scandale, il faut examiner ce qui se passe ici. Il y a, entre la société et l’Ordre cistercien une interaction très complexe. D’une part une transformation de l’agriculture était en cours et une réorganisation de la propriété terrienne était déjà commencée. Sans cela les grandes communautés cisterciennes autosuffisantes n’auraient pas pu se développer (on voit ici le parallèle avec le développement des communautés pachômiennes). Cîteaux a profité du développement des techniques agricoles ; les méthodes d’agriculture ayant déjà commencé à se modifier. La rotation triennale avait été introduite, les charrues de fer avaient remplacé celles de bois et l’invention de la ferrure et du collier dur avait multiplié la rentabilité du cheval.

Cîteaux profita de tout cela mais, à cause de la qualité de la vie de ses travailleurs, à cause d’une main-d’oeuvre docile et motivée Cîteaux développa à son tour ces techniques d’une façon admirable. Les exploitations cisterciennes, avec leur système de granges devinrent vite à la pointe du développement agricole. Qu’on pense à l’usage des ressources hydrauliques en particulier.

Cîteaux contribua donc à la transformation rapide du monde rural, et eut, par le fait même un impact considérable sur l’évolution de la société et des relations entre les classes. Au fur et à mesure que se rationalisait l’agriculture, et que les terres étaient achetées par les moines, les populations des villages et des communes migraient vers les villes qui croissaient au même rythme. Non seulement ces villes constituaient un marché de plus en plus grand pour les campagnes, y compris pour les exploitations agricoles des moines, mais les relations humaines se modifiaient. La classe des marchands se développait et il devenait de plus en plus facile de passer, au moins dans la pratique, d’un " ordre " à l’autre de la société. L’univers si bien construit et considéré de droit divin des ordines, se désagrégeait. Ainsi il devenait plus avantageux pour les manants de partir pour la ville que de se faire convers. Le recrutement des frères convers se tarit alors assez brusquement, et cessa lorsqu’il n’y eut plus de terres à acheter.

Cîteaux, comme tant de réformes monastiques avant lui, avait profité d’une conjoncture sociale exceptionnelle, s’y était inséré à merveille, et avait concouru grandement à son développement, mais avait, par le fait même été récupéré par le système.

Cluny avait libéré la vie monastique de l’emprise des seigneurs laïques et ecclésiastiques, mais au prix de l’autonomie des monastères individuels, et était finalement devenue un rouage très important du monde féodal. En même temps, le nouvel ordre économique, dans lequel s’était inséré Cîteaux, impliquait une catastrophe économique pour Cluny. De même Cîteaux avait refusé l’exploitation des classes paysannes et avait choisi de vivre non du travail des autres mais du faire-valoir de ses propres terres, pour aboutir à un enrichissement collectif qui, rendu possible par l’évolution sociale déjà en cours, accélérait cette évolution au point de bouleverser l’ordre social. Cet enrichissement, si étranger à l’esprit primitif n’irait pas sans provoquer à plus ou moins brève échéance un problème de ferveur monastique et, par la suite, la décadence.

Conclusions

Tirons déjà quelques conclusions. Dans les monastères cisterciens de la deuxième et de la troisième générations, de grands spirituels ne manquent certes pas qui ont écrit des oeuvres admirables. Ces oeuvres ont nourri des générations de moines et furent sans doute lues même hors des cloîtres. Plusieurs sont parvenues jusqu’à nous. Les communautés incarnaient suffisamment, par la qualité morale de la vie des moines et des abbés les grandes lignes de la réforme grégorienne pour que plusieurs abbés soient appelés à devenir évêques, non pas en raison de leurs origines familiales, mais à cause de la qualité spirituelle de leur vie. Un d’entre eux sera pape après avoir été abbé de Tre Fontane. Bernard lui-même accepte de prêcher la Seconde Croisade qui n’a plus l’orientation proprement pénitentielle de la première, mais qui s’insère dans un projet de transformation de la société qui annonce déjà la naissance du régime de Chrétienté.

Par ailleurs les relations de l’Ordre avec le grand mouvement spirituel et populaire dans lequel il était né deviennent de plus en plus ténues. C’était pourtant là le mouvement qui allait être l’âme spirituelle et mystique du Christianisme durant toute la longue période de Chrétienté durant laquelle l’Église allait être l’arbitre de la vie sociale, politique et économique. Ce mouvement sera en fait assumé par la suite par les Ordres Mendiants mais repris aussi, d’une autre façon par les grandes mystiques cisterciennes des siècles suivants, qui se situeront sans doute plus dans la ligne du Cîteaux des Vieux ascètes que de celui des Jeunes Chevaliers tout en s’abreuvant largement à la prose lyrique du Doctor Mellifluus.

Épilogue : Vers une nouvelle théologie

S’il est un domaine où les Cisterciens ont refusé de se laisser porter par un nouveau courant, ce fut celui de la pensée ou plutôt de la méthode théologique.

Les grands docteurs cisterciens les plus célèbres ont tous reçu leur formation, ou en tout cas une bonne partie de celle-ci dans les écoles du temps, avant d’entrer au monastère, au moment où ces écoles commençaient à se transformer. Des penseurs font alors appel à de nouvelles méthodes pour approfondir leur compréhension du donné révélé ; une nouvelle conception de la science se dessine ; une nouvelle relation entre raison et foi se manifeste. Or, se produit alors quelque chose d’assez remarquable dans le monde monastique.

Jusque là, dans l’Église, les moines avaient eu un rôle de première importance dans l’évolution des diverses approches de l’Écriture. Bien sûr, un évêque ne prêchait pas à son peuple de la même façon qu’un abbé à ses moines ; mais la façon d’interpréter l’Écriture était fondamentalement la même pour l’ensemble du peuple de Dieu. C’est pourquoi, d’ailleurs, les moines avaient pu jouer en ce domaine un rôle si important de guides et d’inspirateurs. Ainsi en était-il de la réflexion théologique. Au cours des siècles, l’étude par les moines comme par le reste du peuple de Dieu de l’Écriture et leur réflexion sur les Mystères du salut avaient su intégrer et transformer successivement toutes sortes d’apports philosophiques et culturels, depuis le néoplatonisme de tant de Pères jusqu’aux influences stoïques présentes dans toute la littérature ascétique.

Or lorsqu’au douzième siècle commença de se manifester la forme de travail théologique qui donnerait naissance à ce qu’on appellera la scolastique, les moines, et non des moins illustres, non seulement boudèrent cette évolution mais la combattirent. Le résultat – tragique à mon avis – fut que ce qui avait été la façon commune aux moines et à l’ensemble du peuple chrétien de lire les Écritures et de faire la théologie, se réfugia dans les monastères et on lui donna par la suite, à notre époque, le nom de " théologie monastique " et, d’autre part, se développa dans les Écoles une théologie séparée de l’expérience spirituelle. Ce fut pour le plus grand tort de l’une comme de l’autre. La théologie dite monastique, n’étant plus fécondée par une inculturation continuelle commença à stagner après quelques générations, sauvée de temps à autre par quelques mystiques, surtout de grandes mystiques assez libres pour se dégager de ce qui était devenu un système monastique parallèle au système scolastique et, d’autre part, la théologie scolastique se dessécha toujours plus. On peut légitimement se demander quelle aurait été l’évolution de la théologie chrétienne si cette malheureuse séparation ne s’était pas faite.

Je ne veux pas empiéter sur ce qui sera le thème de la journée de demain. Mais l’étude du passé n’a pas de sens sans une réflexion sur le présent et sur l’avenir. Nous sommes, de nos jours, à un tournant historique qui, à beaucoup d’égards, ressemble à celui du XIIème siècle. Divers courants traversent la société et l’Église.

Avec Vatican II l’Église a, pour la première fois, cessé officiellement de bouder le monde moderne et s’est ouverte, au moins en principe, à un dialogue avec celui-ci. Mais, dans l’Église d’aujourd’hui se manifeste une tendance pour qui le monde moderne est irrémédiablement un fiasco, et pour qui il importe de reconstituer une nouvelle " chrétienté " où l’Église de nouveau gérera tous les aspects de la vie humaine. D’autres, par ailleurs, et j’en suis, croient qu’au contraire la vocation de l’Église, et donc aussi du monachisme, est d’être un levain dans la pâte, et par conséquent de travailler avec le monde moderne à la création d’une nouvelle société qui sera celle du troisième millénaire.

Quand je parle de monde moderne, je n’ignore pas qu’il est de bonne mise de nos jours de parler de post-modernité, bien qu’il s’agisse plutôt, je crois, d’une utopie que d’une réalité. Mais de telles utopies se transforment généralement en réalité. Il n’est pas rare de lire des écrits spirituels ou pieux qui se réjouissent de la mort de la modernité et de l’avènement de la post-modernité. Mais de quelle post-modernité parle-t-on alors ? Il y en a en effet plusieurs variétés. On peut distinguer deux orientations nettement différentes chez les prophètes de la post-modernité. Il y a ceux qui proposent une post-modernité de type destructeur et ceux qui en proposent une de type intégrateur. La première est opposée non seulement à toute forme de dogme, mais aussi à toute mystique. La deuxième est ouverte à une orientation mystique.

Ces deux orientations évolueront certainement de façon parallèle durant longtemps, avant de révéler toutes leurs conséquences et avant qu’une ne l’emporte sur l’autre. Quel rôle le monachisme jouera-t-il dans cette évolution. Car, qu’il le veuille ou non, qu’il en soit conscient ou non, il jouera un rôle et contribuera au développement d’un type de société plutôt que l’autre. Les enjeux sont plus grands que jamais dans le passé ; et c’est pourquoi, moins que jamais auparavant, il n’est permis d’avancer dans l’histoire en marchant à reculons.