(Document de travail pour la Conférence Régionale CNE, juin 2003)

Le sujet des communautés en situation précaire a été largement traité ces dernières années.  Il n'y a probablement pas grand chose à ajouter à tout ce qui a été dit à ce sujet avant et durant le dernier Chapitre Général. En guise d'introduction à nos échanges sur ce thème, je me limiterai aux quelques observations suivantes.

En tout premier lieu, je trouve qu'il est bon que l'on se soit finalement rendu à l'évidence d'une situation qui crevait les yeux mais dont on osait rarement parler.

 

Par ailleurs je ne suis pas du tout d'accord lorsqu'on commence à vouloir établir des soi-disant critères permettant de déterminer quelles sont les communautés qu'on peut considérer "précaires" et lorsqu'on établit ainsi une nouvelle catégorie de communautés au sein de l'Ordre, impliquant, en plus, que les communautés qui ne se trouvent pas dans les mêmes situations ne sont pas précaires.  D'ailleurs tous les critères avancés sont fort subjectifs, à commencer par celui du nombre.

La première chose qu'il faut affirmer lorsqu'on parle de précarité, c'est que celle-ci est une dimension essentielle de la condition humaine.  C'est d'ailleurs un aspect de la beauté propre de la créature, précisément en tant que créature. Et la chose merveilleuse c'est que Dieu, après avoir créé un univers précaire a Lui-même assumé cette précarité en se faisant homme.  Comme homme il a vécu une existence précaire et est d'ailleurs mort à l'âge précoce d'environ 33 ans.

L'avenir de toutes nos communautés est incertain – plus pour les unes que pour les autres, évidemment.  Certaines de nos communautés connaissent des situations plus critiques et il n'est pas impossible que certaines doivent penser à une fermeture.  Mais il ne faudrait quand même jamais penser trop vite à l'euthanasie, et surtout pas provoquer ce qu'on appelle maintenant dans les hôpitaux et les foyers de vieillards des euthanasies déguisées en suicide.

Ce qui me semble le plus problématique, cependant, dans le traitement actuel de cette question dans notre Ordre, c'est qu'on essaye de la traiter comme s'il s'agissait d'un problème qui nous est propre, comme un problème monastique auquel nous devrions trouver tout seuls des solutions qui nous soient propres.  Or, il s'agit d'un problème d'Église et, dans une large mesure d'un problème de société, spécialement en Europe et Amérique du Nord, mais aussi en d'autres parties du globe.  Tout ce que nous pouvons et devons faire est d'essayer d'apporter une petite contribution au problème global, en dialogue et en communion avec les autres secteurs de l'Église et de la Société qui vivent la même réalité. 

Nos communautés qui vivent actuellement cette situation de façon plus aiguë se trouvent dans des pays où des régions où l'Église tout entière vit la même situation.  La courbe des vocations est en général la même – quoique avec une décalage de quelques années – pour les communautés actives ou contemplatives ou pour le clergé séculier.  Les communautés qui, dans la même situation, connaissent un grand recrutement sont des situations qu'il faut examiner pour elles-mêmes dans chaque cas.  Dans certains cas, cela semble venir d'une situation très positive exceptionnelle;  dans d'autres cas, comme ceux de beaucoup de communautés dites nouvelles, la situation semble assez problématique.

Il devient de plus en plus clair que la vie monastique telle que nous la connaissons aujourd'hui, de même que le style de vie de l'ensemble des communautés religieuses, aussi bien que le type de clergé séculier que nous connaissons, sont des réalités qui se sont développées à l'époque de ce qu'on appelle la "Chrétienté" – une longue période caractérisée par une interaction et souvent une confusion du sacré et du profane, de l'Église et de l'État.  Ce fut une période qui eut de nombreux aspects très positifs et autant d'aspects très négatifs.

L'Église fondée par Jésus-Christ fut très précaire durant plusieurs siècles.  Aujourd'hui elle est redevenue précaire – ce qui est, selon l'Évangile, sa situation normale.  Entre les deux il y a eu une longue parenthèse correspondant à la situation historique de Chrétienté.  Cette parenthèse est refermée et tous les efforts tentés par diverses formations d'extrême droite pour la restaurer sont, me semble-t-il, voués à l'échec.  D'ailleurs la situation initiale et actuelle de précarité correspond à la nature même de l'Église, qui a été envoyée au monde et qui existe pour le monde, comme signe visible du salut au milieu des nations et non comme une entreprise de conquête.

Ce qui caractérisait la Chrétienté du Moyen-Âge, c'est que ce fut une période où les valeurs chrétiennes étaient, pour tous, des points de référence.  Les gens n'étaient pas plus croyants ni plus moraux qu'aujourd'hui.  Il y avait autant de violence et de guerres que de nos jours (quoique avec des armes moins dévastatrices).  Mais les valeurs chrétiennes étaient reconnues par tous comme les valeurs fondamentales, même par ceux qui ne les vivaient pas.  Elles étaient d'ailleurs parfois imposées par les armes.  À cette époque, beaucoup d'éléments extérieurs de la vie religieuse, comme par exemple la clôture matérielle ou encore l'habit religieux, avaient pour une valeur symbolique.  L'Église exerçait un pouvoir très grand sur l'éducation et sur plusieurs aspects de la vie sociale, politique et économique.  Cette situation a eu sa grandeur et ses faiblesses

Qu'on le regrette ou non cette situation n'existe plus.  Elle a commencé à se défaire à l'Époque des grandes révolutions, de la Révolution Française en particulier;  mais la parenthèse s'est brusquement fermée il y a une quarantaine d'année.  L'Église qui a exercé durant des siècles le pouvoir, doit réapprendre à vivre sans pouvoir.  Considérer ce processus simplement comme "déchristianisation" me semble une analyse par trop simpliste de la situation actuelle.

L'un des problèmes du monachisme est que durant toute cette période du Moyen Age, non seulement il a été à l'institution ecclésiale, mais il a été l'une de ses structures.  Cîteaux, en particulier, surtout à partir de la seconde génération, s'est inféodé à la grande Réforme Grégorienne, ce qui lui a d'ailleurs assuré un développement assez extraordinaire durant au moins un siècle, mais explique aussi sa précarité subséquente. L'une de ses périodes les plus précaires a d'ailleurs été celle qui a précédé immédiatement la Révolution Française (et non seulement celle qui l'a suivie).

Que conclure de tout cela?  Je ne sais pas s'il y a quelque chose à conclure.  Mais je voudrais quand même ajouter quelques réflexions qui me semblent découler de ce rapide tableau historique. 

La première réflexion serait qu'il est important pour nous, tout en demeurant des fils et des filles de l'Église de ne pas nous sentir obligés de copier l'évolution des autres institutions ecclésiales.  Dans la plupart des pays d'Occident actuellement devant le manque de prêtres, on regroupe les paroisses, on en ferme, on en confie deux, puis cinq, puis dix au même pauvre curé, sans remettre en général en question l'institution de la paroisse.  Devons-nous faire la même chose en fermant ou regroupant nos monastères au fur et à mesure qu'ils ne peuvent plus vivre le style de vie monastique qui s'est élaboré au cours de la période antérieure, avec toutes ses exigences structurelles?  Peut-être le moment est-il venu de laisser se développer des formes très précaires de vie monastique beaucoup moins liées aux institutions ecclésiastiques et beaucoup plus proches de la vie concrète des hommes et des femmes d'aujourd'hui (des formes de vie monastique qui pourraient d'ailleurs se vivre aussi bien à 3 ou à 4 qu'à 30, ou 40).  Ce serait notre façon d'apporter une contribution à la transformation que l'ensemble de l'Église doit faire et qu'elle n'arrive pas à faire.

Il me semble surtout important de ne pas nous "acculturer" à des situations passées (ce qui est tout autre que l'inculturation), ce qui pourrait nous assurer une survie ou même un développement numérique provisoire, mais nous ferait manquer le tournant qu'il nous faut prendre pour le moment.

La situation critique actuelle de plusieurs de nos communautés pose, je le sais des problèmes immédiats auxquels il faut trouver des solutions immédiates.  Il faut aider ces communautés à bien gérer leur situation (plutôt que créer des statuts destinés à permettre à d'autres de la gérer pour elle).  Mais il me semblait tout aussi important de replacer ces situations de précarité dans un contexte et une problématique beaucoup plus large.

Scourmont, le 1 juin 2003                            

Armand Veilleux