4e dimanche de Carême A - Mars 2017
Frères et sœurs, cet évangile est long, un chapitre entier de 41 versets, et il l’est d’autant plus qu’il aurait pu se terminer au verset 7 avec la guérison de l’aveugle. Alors qu’est-ce qu’a voulu nous dire saint Jean en le développant ainsi ? Eh bien certainement a-t-il justement voulu que nous ne nous arrêtions pas au miracle, mais à ce que ce miracle a à dire et à montrer. Nous serions en effet tentés de souhaiter comprendre, comme dans ce texte les voisins, les parents et les pharisiens, ce qui a bien pu se passer, comment cet aveugle de naissance a pu recouvrer la vue ?
Cette question du « comment », n’a en réalité pas d’importance. Nous pourrions même dire que finalement ce prodige se limite à un peu de salive et de terre, de la boue, une onction et de l’eau. Ce miracle n’a donc de valeur qu’en tant que signe de plus grand que lui. Ainsi, en développant ce récit, saint Jean nous fait cheminer avec l’aveugle, comme dans un parcours catéchétique, baptismal, et comprendre avec lui, grâce à lui, que l’essentiel est ailleurs, que l’essentiel n’est pas dans le « comment », mais dans le « qui », dans l’auteur du miracle. Et il en est de même pour l’objet du miracle, qui ne se limite donc pas à une guérison physique, mais à un accès à la vue spirituelle, à une entrée de cet aveugle dans la vision de la foi. Ce qui nous fait dire que le véritable « voir », c’est le « croire » ; la seule façon de voir réellement la vie, le monde, les autres, c’est de les regarder avec notre foi, avec l’espérance et la charité qu’elle fait naître en nous. Et nous savons que c’est ce qui s’imposera au disciple « que Jésus aimait » (20,2) au matin de la Résurrection, ce matin du Jour du Seigneur où la lumière triompha des ténèbres : « il vit, et il crut » (20,8).
Avec cet aveugle né, nous avons un autre disciple et même une véritable figure du disciple. Il y a bien sûr cette rencontre finale avec Jésus où cet homme proclame sa foi. Mais il y a aussi, auparavant, son témoignage courageux, sans peur, devant ceux qui se révèlent de plus en plus hostiles, fermés, aveugles, ténèbres. Il y a enfin et surtout cette assimilation à son Seigneur. Comme pour lui, on se questionne et on se divise sur son identité, le rendant ainsi inséparable de Jésus. Comme lui, il est interrogé, presque harcelé, et enfin condamné, par des juges autoproclamés qui n’ont d’autre but que de préserver leurs certitudes.
Jeté dehors, comme on expulse un démon, c’est là qu’il sera une nouvelle fois rejoint par Jésus, un Jésus lui aussi rejeté, mais qui n’est pas « jeté dehors », puisqu’il « sort » de lui-même du Temple (8,59) comme il sortira de la ville pour être crucifié (19,17). Un Jésus qui vient donc à la rencontre de l’aveugle, à la rencontre d’Adam, assumant sa misère, pour lui ouvrir de nouveau l’accès à l’arbre de vie.
Pour conclure, attardons-nous sur la question des disciples : « Qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » (2). Les derniers mots de Jésus dans cet évangile répondront à cette interrogation : ce n’est pas d’être aveugle qui est péché, mais de prétendre voir clair ! Ce ne sont pas d’abord nos faiblesses, nos bassesses qui sont péchés, mais cette facilité, cette prétention avec laquelle nous les justifions, nous les excusons, et finalement avec laquelle nous les érigeons en loi, moins pour nous-mêmes que pour pouvoir les imposer aux autres. Et j’oserais dire que Dieu se manifeste peut-être moins dans nos bonnes actions que dans nos faiblesses assumées, dévoilées, qui seulement alors deviennent source véritable, engendrement de réelles bonnes actions.
Dans quelques semaines nous réentendrons le récit de la Passion, avec son lot de trahison, de fuite et de reniement. Mais puisque l’évangile d’aujourd’hui nous montre que les disciples croient qu’il ne peut pas y avoir de souffrance sans culpabilité, il nous est peut-être possible de mieux comprendre leur comportement : ce qui arrivait à Jésus – son arrestation, son procès, sa crucifixion et sa mort, bref cet échec total qui est déjà ici en marche puisque les pharisiens refusent de croire et les parents ont peur de témoigner – tout cela donc n’était-il pas le signe de son péché et de leur méprise sur sa réelle identité ? Comment un homme qui terminait ainsi pouvait-il être l’Envoyé de Dieu, le Messie ? Là encore, le matin de Pâques viendra donner la réponse. Mais aujourd’hui nous sommes en droit de nous reposer la question : comment Dieu a-t-il pu se manifester ainsi ? Notre réponse sera d’abord une piste, un chemin : sortant du Temple et de nos certitudes confortables, quittant notre regard habituel sur les autres et la vie, regardons, ouvrons les yeux, sur ce qui peut être humilié, rejeté, sans attrait ni importance, pour y voir et reconnaître la trace, la présence, la lumière, et souvent la faible lumière, mais, croyons-le, la lumière du monde qui luit dans nos ténèbres.