Le Saint Sacrement du Corps et du Sang du Christ

(Jn 6,51-58)

Juin 2020

Frères et Sœurs, nous le disions au début de cette célébration, pendant trois mois les circonstances vous ont privés de l’eucharistie. Alors il aurait été probablement plus judicieux de vous demander, à vous, de faire l’homélie à ma place ; de nous dire comment vous avez vécu cette privation, cette absence ; et de nous interpeler en nous expliquant comment cette fête d’aujourd’hui et ces paroles de Jésus résonnent en vous. Car paradoxalement, le manque vous a peut-être fait reconnaître davantage qu’il est le pain vivant, Celui qui donne la vie, Celui qui donne à la vie éternelle de demeurer en nous.

 

Dans l’évangile, Jésus est clair : « Le pain que je donnerai, dit-il, c’est ma chair » (51) ; et plus loin : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang » (54). Ces mots sont forts, extrêmement réalistes, et pour la mentalité juive, si scandaleux, que saint Jean nous dit que « les Juifs se querellaient entre eux » (52). Si l’eucharistie nous plonge dans le mystère pascal avec son versant de vie – la Résurrection – elle ne nous épargne pas son versant de mort : un corps en croix et du sang qui coule sur une chair meurtrie. C’est de cela aussi que nous nous approchons quand nous célébrons ensemble l’eucharistie, une vie qui donne tout ce qu’elle a pour vivre, une chair livrée, un sang versé, que notre religiosité habituée ne sait plus vraiment voir.

Pourtant, ce réalisme, ce choc, serait vide s’il n’avait un sens, une intention, une volonté. Ce qui fait l’épaisseur de cette chair, l’écarlate de ce sang, c’est qu’ils sont « donné(s) pour la vie du monde » (51). Jésus se donne à son Père et aux hommes sur la croix, il se donne dans l’eucharistie, mais ce don extrême ne fait qu’exprimer le don de toute sa vie, de toute sa personne, depuis l’Incarnation et même de toute éternité. Dans la culture juive, la chair dit plus que la matière qui nous compose ; elle dit une existence de tous les jours. Ainsi, l’eucharistie, pour Jésus comme pour nous, n’est pas un moment particulier, distinct, isolé, mais toute une existence. Et le sacrement que nous vivons, la messe qui nous rassemble, est appelé à être une manière d’être, une façon de s’engager tout au long de notre vie. Le disciple est invité à suivre le maître, et il nous faut le suivre jusque dans son eucharistie et sur la croix. Être, comme lui, une vie donnée, une existence pour. Être comme lui, une vie tournée vers le Père, qui attend et espère tout de lui, mais parce qu’elle lui a tout donné, tout abandonné. Alors, venons-nous à la messe pour nous ou pour Dieu ? Pour nous ou pour les autres ? Qu’attendons-nous exactement de ce rite, de ce sacrement ? Peut-être faut-il tout simplement demander à Dieu de nous donner ce qu’il en attend pour nous.

La première lecture nous rappelait l’épopée de l’Exode où, à travers les épisodes de la manne et de l’eau, de la libération d’Egypte comme de l’entrée en Terre promise, nous voyons bien que les Hébreux veulent prendre et manger ce que Dieu leur donne, mais ne sont pas prêts pour autant à vivre pour lui, à demeurer en lui, alors que c’est là le véritable don qu’il veut leur faire. En communiant au Saint Sacrement du Corps et du Sang du Christ, c’est à la vie même de Dieu que nous sommes appelés à nous ouvrir. C’est cette vie, celle que Dieu veut pour nous et non celle à laquelle nous nous accrochons, que Dieu nous donne comme nourriture pour nous transformer peu à peu.

Communier, c’est d’abord communier à la vie de Dieu. C’est participer de sa vie, de son don, de sa force, pour devenir nous aussi sacrement de la présence de Dieu dans notre monde. Communier, c’est suivre le Christ, faire la volonté du Père, se donner aux autres, et c’est recevoir la force, l’élan, l’esprit pour accomplir tout cela. Communier, c’est donc s’asseoir à la même table, et choisir de recevoir son destin de Celui qui nous y invite, de s’unir à lui et à ceux qu’il a invités avec nous. Alors oui ! communier, ce n’est ni éphémère, ni anodin, parce que ça engage toute notre vie. Et c’est d’autant moins anodin qu’en nous faisant ce don de lui-même, Dieu se révèle à nous. Communier, c’est donc le connaître, mais également apprendre à se connaître, car le don ne dit pas seulement qui est celui qui donne, mais aussi qui est celui qui reçoit. Notre façon de venir à Dieu et de le recevoir dit notre attente : attente mesquine, égoïste, atrophiée, ou attente déployée, universelle, salutaire.

Le don de soi – ici manifesté par cette hostie et par ces mains ouvertes - est « la vraie nourriture », et Jésus ne cesse de l’être parce qu’il ne cesse de se donner. Alors en cette eucharistie, demandons la grâce de l’accueillir par toute notre vie et la grâce d’être à notre tour pain vivant. Car ce n’est pas le confinement imposé par les autorités publiques qui peut nous priver de sa présence, de son action, mais c’est le confinement, le repliement, l’isolement de notre cœur ; cette peur ou ce refus de se donner ; cette difficulté de croire que Dieu peut nous donner d’aimer.