Jeudi saint
(Jn 13,1-15)
Avril 2021
Frères et sœurs, tous les ans, quand nous célébrons la Sainte Cène au Jeudi Saint, nous entendons cet évangile qui relate, non le don du pain et de la coupe, mais le lavement des pieds. C’est une manière pour l’Eglise de réaffirmer le caractère central de ce geste, geste qui dit le don, le service, l’humilité ; geste qui est révélation de Dieu, mais aussi de son Eglise et de ses disciples.
Cet évangile a un caractère extrêmement solennel dans sa construction littéraire mais aussi dans ce qu’il nous dit de Jésus. Nous savons que l’évangile de Jean est divisé en deux parties et que c’est ici que commence la seconde partie. Ce qui signifie que ces versets renvoient directement au Prologue : « Au commencement était le Verbe… » (1,1). L’évangéliste nous rappelle ainsi qui est Jésus : le Fils à qui « le Père a tout remis entre ses mains, [Lui qui] est sorti de Dieu et [qui] s’en va vers Dieu » (3). Alors quand Jésus « se lève de table, dépose son vêtement [… et] se met à laver les pieds des disciples » (4.5), c’est bien plus qu’un homme qui fait cela dans un geste d’abaissement déjà édifiant. Oui, c’est le Fils, le Verbe, Dieu, qui, comme nous l’a rappelé saint Jean, du haut de sa hauteur, plonge, comme une nouvelle fois, dans notre humanité, s’abaisse pour rejoindre le plus bas de nos vies. Que ce soit lors de ce dernier repas dont nous faisons le mémorial, que ce soit sur la croix ou sur cet autel, Dieu, nous dit saint Jean, ne renonce à rien pour se donner totalement à nous. Et d’ailleurs, ni Judas, ni le diable, mentionnés ici au cœur du mystère de notre foi, ne pourront entraver son amour pour nous.
Ainsi, Frères et Sœurs, lorsque nous célébrons l’eucharistie, s’il s’agit évidemment de croire que Jésus est présent et agissant au milieu de nous, il faut avoir bien conscience que c’est le Jésus aimant « les siens […] jusqu’au bout » (1), malgré tout, qui se donne à nous et qui agit pour nous. Dieu nous aime jusque dans la saleté de nos pieds, dans la saleté de nos vies, saleté que nous sommes parfois allés chercher là où sa route ne nous conduisait pas. Si le disciple est celui qui marche derrière son maître, le maître, le Seigneur, est aussi celui qui prend sur lui la route de son disciple, quelle qu’elle soit, pour le réorienter, une fois encore, sur le bon chemin, avec Lui.
Laver les pieds d’un autre est un abaissement, on l’a dit, mais se laisser laver les pieds en est un aussi ! Laisser l’autre voir et toucher notre saleté et notre petitesse, notre ordinaire et notre vulnérabilité, n’est pas chose aisée et rarement désirée. Voilà ce que Simon-Pierre tente de cacher au Christ lorsqu’il lui dit : « Tu ne me laveras pas les pieds ; non, jamais ! » (8). Pierre le fait peut-être par déférence envers son Seigneur, mais il le fait aussi pour protéger l’image de soi qu’il s’est construite, celle qu’il veut montrer aux autres disciples présents, celle qu’il veut offrir à Dieu : un Simon-Pierre propre, humble, serviteur, irréprochable, et j’en passe. Mais « Jésus lui répond : ‘Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi.’ » (8). Lorsque nous prenons part à la table eucharistique, il nous faut nous disposer à accueillir le Seigneur. Mais nous disposer ne consiste pas tant à lui offrir le meilleur de nous-mêmes que lui offrir tout simplement ce que nous sommes, aussi bas que l’on puisse être ; venir à lui sans fard, sans cinéma… et ce n’est pas si simple. Vivre l’eucharistie, c’est avant tout, malgré tout, croire en l’amour qui nous est donné, à nous, à ceux qui sont rassemblés avec nous, à notre monde blessé et blessant. C’est croire que nous sommes aimables et aimés.
Faire mémoire de la Sainte Cène, comme le disait Paul dans la deuxième lecture aux Corinthiens, et comme nous le chantons, c’est « proclamez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Co 11,26). C’est communier à sa mort et à sa vie, et c’est ainsi vivre de cette vulnérabilité que Dieu a consentie pour nous. Le Christ s’est fait vulnérable entre nos mains, mais surtout il s’est fait vulnérable envers son Père, non pour recevoir de lui un châtiment, son courroux, mais pour aligner sa volonté sur la sienne, pour vivre de sa volonté. C’est pourquoi, lorsque le Christ vient à nous, lorsqu’il vient à Simon-Pierre pour lui laver les pieds, il est vulnérable, mais, comme un exemple qu’il nous donne (cf. 15), il nous invite à être vulnérables à notre tour en nous laissant toucher, dévoiler, révéler. Nous ne communions pas pour être plus forts, pour être intouchables, protégés, mais pour nous rendre vulnérables à Dieu, le laisser entrer dans notre intimité, même la plus sale et peut-être d’abord la plus sale. Touchés par Dieu, rendus vulnérables à sa mort et à sa vie, nous pourrons alors peut-être rejoindre les autres, communier avec eux, faire corps dans le Christ.
En cette eucharistie et en toute notre vie, désirons ardemment nous rendre vulnérables à Dieu.