Sacré Cœur de Jésus (2021)

(Jn 19,31-37)

Juin 2021

Frères et Sœurs, cet évangile que nous avons écouté avec une certaine familiarité, sans paraître le moins du monde choqués, est en réalité d’une extrême violence. Des hommes ensanglantés pendus à des croix, deux à qui on brise les jambes – nous pourrions imaginer et le geste et le bruit -, et enfin un autre, le Christ, déjà mort, à qui, d’une lance, on perce le côté. Ce sont souvent des personnes d’une autre culture qui, posant un regard inhabitué, nous ont fait reprendre conscience de l’horreur de cette scène. Mais voilà qu’aujourd’hui, ce sont des personnes que nous pensions de notre propre culture, des jeunes, qui ne supportent plus de voir ou d’entendre un tel récit. La croix n’est pas pour eux un signe de ralliement, une lumière d’espérance, mais un symbole repoussant qui n’a qu’une seule vocation : disparaître. Et c’est dans ce contexte que, pour célébrer le Sacré-Cœur de Jésus, pour rendre grâce à l’amour de Dieu, l’Eglise, en cette année liturgique B, a choisi cet évangile de la croix, de la mort, « du sang et de l’eau » (34).

 

Dans ce récit, la violence, la force qui se déchaîne, ne peut s’expliquer, ou plutôt ne peut être entendue, que dans une autre violence, une autre force, celle de l’amour. C’est justement pour nous ouvrir un autre chemin, une autre issue, au cœur de la violence, que Dieu, le Christ, a consenti à la vivre, la subir, la traverser. Oui, la croix est violente, celui qui y pend est violenté, mais parce que notre monde est ainsi, parce que cette violence, que l’on retrouve jusque dans la croix de nos églises, est présente, envahissante, omniprésente ; il suffit pour cela de regarder l’actualité. Pourtant, et c’est là que nous ne devons pas nous tromper, c’est là où nous devons rendre témoignage comme le fait saint jean à la fin de cet évangile, cette violence ne dit pas la réalité ultime du monde, comme la croix ne dit pas la violence. La réalité ultime mais aussi quotidienne de notre monde, c’est bien l’amour, le don de l’amour, le don de tous les jours que nous nous faisons les uns aux autres, don que nous nous refusons souvent, mais auquel nous revenons toujours parce que sans lui nous ne pourrions pas vivre. La réalité de la croix, son fondement, son sens, c’est l’amour, le don et le pardon jusqu’au bout. Lorsque la croix se dresse dans nos églises, ce n’est pas pour nous complaire dans la souffrance ou la culpabilité, mais, pour paraphraser Gabriel Marcel, « lev(er) les yeux vers celui » (37) qui nous aime en nous disant, par sa mort et sa résurrection, « tu ne mourras pas ».

L’amour de Dieu, le Sacré-Cœur de Jésus, c’est, comme nous l’entendons dans l’évangile, des actes, un engagement total de sa personne, ce sont tous ces miracles qui nous sont relatés. Mais l’amour de Dieu pour nous aujourd’hui, c’est aussi tout simplement une parole, une promesse, que nous avons à écouter, à habiter, à goûter. Vivre, prendre le temps de vivre cette relation avec lui. Il y a dix jours, nous fêtions la Visitation. Dans son Magnificat, nous pouvions entendre tout ce que Dieu a fait pour son humble servante, mais aussi pour nous tous. C’était là aussi une victoire de l’amour sur la violence, où Dieu « disperse les superbes […], renverse les puissants […], renvoie les riches les mains vides », mais « élève les humbles [… et] comble de biens les affamés » (Lc 1, 52-53). Et cela semble s’être réalisé tout simplement parce que Marie a cru à la Parole : « Heureuse, dit Elisabeth, celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur. » (Lc 1,45). L’amour de Dieu est une parole que nous devons laisser entrer en nous, un cœur à cœur qui transforme la vie, le sens, le regard.

Au lendemain des conflits qui ont ravagé l’Europe du XXe s, ou encore après le génocide rwandais, on s’est demandé comment des peuples chrétiens en étaient arrivés à une telle violence, une telle barbarie. Et la question un peu péremptoire, mais qui peut toujours être posée aujourd’hui, est : « Qu’a fait l’Eglise ? ». Alors certes, elle a appelé à la paix. Mais, plus profondément, qu’a-t-elle fait dans les décennies et les siècles qui ont précédé pour en arriver à un tel échec ? Pourquoi, finalement, a-t-elle échoué à évangéliser ? La réponse, nous l’avons tous entre nos mains. L’Eglise, ou encore une communauté monastique, ne peut rien faire que nous ne pouvons faire à sa place, ou plutôt à notre place. C’est bien à nous, personnellement, de nous laisser toucher, de ne pas seulement nous laisser christianiser culturellement, moralement, rituellement, mais de nous laisser évangéliser en profondeur, de vivre la conversion du cœur en se laissant interpeler, déplacer par ce Jésus qui marche devant nous. C’est en contemplant le cœur de Jésus, son amour, sa bienveillance, sa compassion, et en le laissant entrer en nous, prendre place avec nous, en se laissant entraîner par lui, qu’aujourd’hui et demain seront meilleurs. C’est là le sens de notre célébration de ce matin.