Jeudi Saint 2019
Frères et sœurs, la première lecture, tirée du livre de l’Exode, nous resitue à l’origine de la Pâques, et surtout nous rappelle, si besoin était, sa dimension de libération, de salut. Et si nous sommes réunis aujourd’hui pour célébrer ce salut, c’est pour en bénéficier, pour en vivre, pour nous ouvrir à lui. Alors, toujours dans le contexte de l’Exode, afin d’éclairer le salut qui nous est donné, afin de mieux comprendre ce que nous vivons dans cette eucharistie et dans toute eucharistie, j’aimerais citer deux passages bien connus de ce livre.
D’abord ces paroles du Seigneur : « J’ai vu la misère de mon peuple… et j’ai entendu ses cris sous les coups... Oui, je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter… vers un beau et vaste pays,… pays ruisselant de lait et de miel » (3, 7-8). Dieu vient, Dieu est venu, pour libérer son peuple « de la main des Egyptiens » et pour le mettre entre d’autres mains, celles dans lesquelles « le Père a tout remis » (Jn 13,3), celles qui « dépose(nt) son vêtement », prennent « un linge », le « noue(nt) à la ceinture… verse(nt) de l’eau dans un bassin », lavent « les pieds des disciples et » les essuient « avec le linge ». Ces mêmes mains qui touchèrent le lépreux, l’aveugle ou encore la jeune fille décédée ; et ces mains, bien sûr, qui demain seront clouées à la croix. Voilà donc ce Dieu, « à main forte et à bras étendu » (Ps 135,12), qui vient surprendre ses disciples par son action, révélant un visage tout autre que celui que nous attendrions, que celui que nous nous façonnons. Ce geste de Jésus, et j’oserais dire ces mains de Jésus, révèlent le vrai visage de Dieu, ce qu’il fait et veut pour nous. Demain, lors de la lecture de la Passion, nous entendrons « Ecce Homo » - « Voici l’homme » ; aujourd’hui, nous entendons : « Voici Dieu », ou encore : Dieu est ici, présent, agissant… maintenant.
Mais ne nous leurrons pas : nous sommes comme Simon Pierre et les disciples, incapables de comprendre qui il est, et donc résistants à son œuvre en nous. Si nous ne le reconnaissons pas aujourd’hui quand il nous lave les pieds ; si nous ne le reconnaissons pas aimant, servant ; si nous ne le voyons pas à l’œuvre dans les mains, le visage de ceux qui nous servent, et parfois de ceux dont on se sert, nous ne le reconnaîtrons pas non plus, nous ne le verrons pas à l’œuvre alors qu’il est condamné, humilié, crucifié. Le jésuite Jacques Haers disait qu’en s’abaissant, Dieu « prend la place qui lui convient le mieux », et il ajoutait : « la kénose n’est pas abaissement mais accomplissement ; sa logique est celle de la rencontre amoureuse. » Nous sommes, en toute eucharistie, au festin des noces.
Le salut que Dieu nous offre, le pain et le vin qu’il nous donne, sont donc ce don de lui-même, un Dieu qui se met entièrement à notre service pour prendre soin de nous, et même pour nous donner la vie. Et ce salut a un autre accent, une autre intonation, comme le montre la deuxième citation du livre de l’Exode : « Tu diras à Pharaon : “Le Seigneur (te dis) : Laisse partir mon peuple afin qu’il me serve.” » (7,16). Le salut que Dieu nous donne est gratuit, mais il n’est pas sans conséquence. Pour qu’il soit réellement à l’œuvre, il faut que nous entrions dans son œuvre, il faut que nous choisissions de vivre la dynamique qu’il nous propose, et donc de passer de la servitude au service.
Dans les récits synoptiques de la Cène, comme dans celui de saint Paul que nous avons entendu en deuxième lecture, Jésus, alors qu’il va être livré, offre son corps et son sang pour les hommes - à travers le pain et le vin - et il nous invite à en faire mémoire. Avec le récit de saint Jean, nous comprenons que le mémorial eucharistique ne se limite pas à nos autels : « Vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. » Servir, comme lui-même a servi ; être ses mains pour les autres et le servir dans les autres ; découvrir que le service doit finalement nous définir. Lors de la retraite de Carême de la Curie romaine, le prédicateur disait : « Celui qui ne donne pas son corps et son sang pour ses frères, comme Jésus, ne vit pas de l’Eucharistie, et l’Église n’a pas d’autre manière d’être. » Et là encore ne nous leurrons pas : quand Dieu nous appelle, quand Dieu nous invite à sa table, c’est certes pour nous rassasier de sa vie, mais c’est aussi, et peut-être avant tout, pour que nous soyons signes de cette vie donnée, pour que les autres découvrent qu’eux aussi sont invités à cette table.
Frère et sœur, est-ce bien cela que nous vivons ? Au terme de cette homélie, nous ne pouvons que constater qu’il est plus facile de parler du service que de le vivre. Et pourtant, il nous faut croire, espérer, que notre participation régulière à l’eucharistie - mystère du Salut à l’œuvre aujourd’hui et chaque jour - nous transforme un peu plus en serviteurs de Dieu et des hommes, parce qu’elle nous révèle combien, dans le Christ, nous ne faisons qu’un seul corps.