Saints Fondateurs 2025

(Mc 10,24b-30)

 

Frères et sœurs, pour évoquer nos Pères fondateurs, ou plus exactement pour nous laisser interpeler par eux, j’aimerais m’appuyer sur un document du XIIe siècle intitulé l’Exorde de Cîteaux qui, dans sa première partie, nous raconte l’histoire de la fondation du nouveau monastère.

Ces moines vivaient au monastère de Molesme, dans le diocèse de Langres en France, monastère, dit le chroniqueur, « de grand renom et remarquable par son observance monastique ». Bref, tout semblait aller pour le mieux et rien ne les destinait à aller vivre dans un autre monastère. Mais voilà que la renommée du monastère lui apporte aussi richesses et propriétés – à défaut de brasserie – et que ces hommes estiment que « possessions et vertus ne vont pas […] ensemble » et ils « préférèrent, nous dit le texte, être occupés aux exercices célestes [plutôt] qu’impliqués dans les affaires temporelles ». Evidemment, ces réflexions ne peuvent que nous interpeler, nous, moines de Scourmont, moines de Chimay. Mais, aussi vrai que puisse être leur constat, notre réflexion doit aujourd’hui interroger leurs motivations profondes. Disons d’abord qu’il n’est pas besoin d’avoir une brasserie pour être accaparé par « les affaires du monde ». Nous savons, vous et moi, qu’un rien peut capter toute notre attention. Saint Paul parle même de ces gens « affairés sans rien faire » (2 Th 3,11). C’est donc moins notre implication dans les affaires du monde, dans l’économie et le social, qui est ici interrogée, que la façon avec laquelle nous nous y impliquons. J’ose croire qu’il faut ici distinguer engagement et responsabilité d’une part, attachement et mondanité d’autre part.

Plus encore, l’attitude de nos Pères nous invite à une remise en question constante. Avoir, comme eux, ce désir d’aller toujours plus loin, plus profond dans l’appel et la suite du Christ. Oui, ces hommes, comme nous l’entendions dans l’évangile, voulaient entrer toujours davantage dans le royaume de Dieu.

Face à la situation qui était la leur, et forts de leur désir, le texte nous dit qu’ « Ils échang(èrent) entre eux sur ce qui leur remuait le cœur à chacun et ensemble [ils] se demand(èrent) comment accomplir le verset : "J'acquitterai envers toi la promesse de mes lèvres". » Et le texte poursuit : « Vingt et un moines, sortis avec le père du monastère », donc leur abbé Robert, « sur une décision commune, s'efforc(èrent) de réaliser d'un commun accord ce qu'ils (avaient) conçu dans un même Esprit ». C’est bien l’Esprit-Saint qui était à l’œuvre parmi eux. Un Esprit dont ils se sont mis à l’écoute, chacun dans son cœur, dans sa vie, mais aussi tous ensemble, en communauté, en synodalité. Ces hommes de silence ont pris le risque d’ouvrir aux autres, entre eux, ce qui habitait le cœur de chacun. Et, pour réaliser leur désir, personne n’a souhaité prendre sa propre route, mais la chercher, la découvrir avec les autres, conscients qu’ils avaient besoin des uns et des autres pour entendre ce que l’Esprit leur disait, et pour le vivre, le mettre en œuvre. Nos Père nous redisent ainsi ce qu’est vivre en communauté. Non pas un petit bonhomme de chemin personnel, mais bien une rencontre avec autrui qui ouvre au vrai chemin. Ainsi, nos Pères nous redisent que notre vie – monastique ou pas – est une vie dans l’Esprit, à l’écoute de l’Esprit, qui s’incarne et se dévoile dans la rencontre de l’autre, dans le partage avec lui. Là est peut-être cette pauvreté qu’ils recherchaient, celle qui consiste à savoir, à reconnaître que notre richesse est dans une pauvreté partagée, une pauvreté qui donne toute sa place à l’autre, qui cherche en lui notre seule richesse.

Mis en route, ils découvrent Cîteaux que le chroniqueur qualifie de « lieu d'horreur et de vaste solitude » ; lieu qui « leur devint [finalement] agréable » parce, dit le texte, « ils [le] considér(èrent) comme vraiment préparé par Dieu à leur intention ». Nos Pères étaient des hommes capables de regarder leur vie et leurs épreuves avec foi, sûrs de la présence de Dieu à leur côté ; un Dieu, même, qui les précédait. Dans les difficultés de notre vie et de notre monde, leur regard doit pouvoir encourager, susciter le nôtre.

Robert, le premier abbé, dut, sur ordre du pape, retourner à Molesmes. Albéric lui succéda, puis Etienne. Le texte nous dit que ce troisième abbé était « brûl(é) d'une fidélité jalouse et d'un amour ardent pour la vie monastique, la pauvreté et la discipline régulière ». Là aussi, bien sûr, son exemple doit nous interroger. Brûlons-nous, nous les moines de Scourmont, « d’une fidélité jalouse et d’un amour ardent pour la vie monastique » ? Un appel qui nous est laissé aujourd’hui ; un appel qu’il nous faut cultiver, faire grandir, désirer, jour après jour ; un appel que nous confions à votre prière, à vous tous ici rassemblés. Que cette Eucharistie nous donne la grâce et la force d’y répondre et de l’incarner ensemble.