Cendres 2025

(Mt 6,1-6.16-18)

Mars

Frères et sœurs, le temps du Carême est souvent favorable pour faire comme un point sur notre relation à Dieu. Quelle place tient-il réellement dans notre vie ? Quel espace, au pire, lui laissons-nous, et, bien mieux, lui donnons-nous ? La semaine dernière, nous entendions Jésus demander à ses disciples : « De quoi discutiez-vous en chemin ? » (Mc 9,33). Eh bien, aujourd’hui, nous pouvons nous poser la même question : de quoi discutons-nous sur le chemin de notre vie ? Qu’est-ce qui est le véritable intérêt, le véritable but de nos vies ?

En lien avec l’évangile de ce jour, nous pourrions poser la question sous le prisme du regard : qu’est-ce qui est au centre de tous nos regards ? Car saint Matthieu parle de la place que nous accordons, ou non, au regard des autres – derrière lequel se cache souvent notre propre regard – et le regard de Dieu. L’évangéliste, en tous les cas la traduction liturgique, emploie un vocabulaire explicite pour ce regard des autres dont finalement, nous l’avons dit, nous sommes les véritables acteurs. Je cite : se « faire remarquer » (1), « se donne(r) en spectacle » (2), ou encore « bien montrer » (16), pire « bien se montrer » (5). Une vie, notre vie, vécue sous le regard des autres, mais surtout, malheureusement, pour le regard des autres. Un « pour » qui n’est pas oblation, relation, mais démonstration, comédie, hypocrisie nous dit Matthieu ; une vie de paillettes, sans consistance, et finalement un vie prisonnière. Par contre, le « pour » que Jésus nous appelle à vivre, la vie et le don de la vie auxquels nous sommes destinés, sont ceux d’une vie à l’exemple de celle du Christ : cette vie de fils qui se reçoit du Père. Pour ce Carême qui commence, et bien au-delà, nous sommes invités à mettre nos pas dans ceux du Christ, à le suivre, à se laisser conformer à son image en devenant fils, pour devenir fils. Notre regard doit, peut, se détourner de nous, de notre image, de ce qui n’est encore que vide, de ce qui n’est pas encore, car pas encore tourné vers le Père et le Fils qui donnent la vie. Un Carême pour devenir fils, pour se laisser engendrer, se laisser façonner durant six, sept semaines, est-ce trop demander ?

Par conséquent, c’est le regard de Dieu qui doit nous importer, lui qui voit dans le secret. Notre Carême, comme notre vie, doit donc se jouer dans ce secret. Un secret qui dit à la fois ce qui ne se voit pas ou ne se montre pas ; ce qui nous échappe, même à nous ; ce qui, paradoxalement, révèle la réalité de notre être. Le temps du Carême nous invite à cultiver notre relation avec Dieu dans l’intimité, ou mieux, l’écoute, qu’il nous propose. Aimer Dieu, lui donner davantage de place en nous, étant la récompense en soi-même. Aimer Dieu de façon à éviter tout retour sur nous, d’où peut-être cette ascèse qu’il nous est demandée de vivre, une ascèse qui nous libère de nous-mêmes. Aimer Dieu enfin, en vérité, et non comme les pharisiens, c’est-à-dire l’aimer en étant réellement incarnés, l’aimer en étant ce que nous sommes, ni plus, ni moins, pour pouvoir, là encore, là certainement, n’avoir plus de ressource que celle d’implorer sa miséricorde. L’ascèse, qui nous est proposé pour ce Carême, n’est pas un exploit, une question de force et de volonté, mais bien le face à face avec notre propre fragilité. Une ascèse qui nous prive de la récompense du regard des autres et de notre propre regard ; une ascèse qui nous abandonne au regard de Dieu et sa miséricorde infinie qui sera alors notre véritable récompense.

Dans cet évangile, Jésus nous invite à l’aumône et au jeûne, mais en son centre, à la prière. Il nous faut consentir à notre « pièce la plus retirée », notre espace intérieur (6). Si l’on traduit parfois ce mot par « chambre » - et peut-être peut-on pensé ici au Cantique des cantiques tant médités par nos Père Cisterciens – ce terme peut prendre aussi le sens de « cellier, de garde-manger ». C’est là, dans ce lieu, ce secret, ce regard qui seul importe, que nous trouverons notre nourriture pour notre vie, pour la vie. Ainsi, le Carême nous pose une nouvelle fois la question de savoir si Dieu est bien la source de notre vie, notre nourriture et notre récompense quotidienne, ou si nous sommes des hypocrites, loin d’eux-mêmes, mangés par l’extérieur au lieu d’être nourris de l’intérieur. Le Carême, comme nous le demande Benoît, est ce temps - toute cette vie comme il le dit encore - où possiblement nous retournons à Dieu. Alors, comme nous l’avons chanté avec le psalmiste, conscients de notre faiblesse et de notre prodigalité, disons au Dieu des miséricordes : « Renouvelle et raffermis au fond de moi mon esprit. » (Ps 50,12).