B CARÊME 05 JEAN 12 20-33 (13) Scourmont : 21.03.2021

Frères et sœurs, ce cinquième dimanche du Carême marque un tournant dans notre cheminement vers Pâques. L’évangile de saint Jean, dont l’extrait que nous venons d’entendre, est tendu vers l’heure de Jésus et nous y sommes. L’heure est venue de prendre la décision de suivre Jésus qui va vers sa passion volontairement et de nous oublier nous-mêmes avec nos efforts de pénitence et de conversion. Mais voulons-nous suivre Jésus ? Voulons-nous le voir ? Voulons-nous vraiment l’accompagner jusqu’au Calvaire ? Ou bien serions-nous trop timides ?

 

Vouloir voir Jésus, c’est vouloir le suivre, le servir, vouloir être avec lui. Mais où est-il, Jésus, aujourd’hui ? Relevé d’entre les morts, Jésus est monté là d’où il était venu, il est au sein du Père, prononçons-nous chaque dimanche dans le Credo. Jésus nous attire à lui parce qu’il est l’unique chemin qui conduit au Père. Ce Père riche en miséricorde (Ep 2,4) qui veut que tous les hommes soient sauvés et connaissent son amour.

Mais le Christ n’est pas que le Pantocrator glorifié. Il est aussi le Crucifié. Comment un homme torturé, crucifié, meurtri jusqu’à la dernière goutte de son sang peut-il nous attirer ? Notre volonté n’est attirée que par ce qui nous paraît bon et aimable. À cette question il y a sans doute autant de réponses que de croyants. Voici la mienne. Depuis tout petit je crois avoir une relation personnelle avec Jésus dans la prière. Jeune adulte, je passais souvent devant un crucifix fixé sur le mur, avec cette phrase : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle » (Jn 3,16). Cette phrase exprime ce que je vis avec Jésus. La foi en Jésus m’a fait comprendre l’immensité de l’amour de Dieu. Cet amour s’exprime par le don que Jésus fait librement de sa vie. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15,13).

C’est l’amour infini de Dieu, manifesté sur la croix, qui m’a attiré vers Jésus. Être aimé suscite le désir d’aimer en retour ; je suis entré au monastère pour aimer, pour dire au monde par tout mon être que Dieu existe et nous aime. Cet amour, ce don de Dieu, est signifié dans l’évangile d’aujourd’hui par deux images opposées : celle du grain tombé en terre et celle de l’élévation sur la croix. Toutes les deux sont le lieu d’une pâque. Le grain qui revit dans l’épi, et le crucifié qui attire tous les hommes à lui. Par sa mort, Jésus est vraiment notre frère ; par sa résurrection, notre salut éternel.

Un groupe de pèlerins grecs, venus à Jérusalem, veut voir Jésus. Ils ont sans doute été frappés par son entrée triomphale dans la ville (Jn 12,12-19). Philippe, qu’ils interrogent, n’est pas à l’aise. La veille, Jésus a laissé entendre à ses proches qu’il allait souffrir et mourir. Philippe va le dire à André. Finalement tous les deux transmettent leur requête à Jésus. Et voilà que cette demande, venant d’étrangers, de païens peut-être, suscite une réponse étonnante de la part de Jésus : sa mort aura une fécondité sans frontières. Tel le grain de blé qui meurt en terre et, seulement alors, peut porter beaucoup de fruit (Jn 12,24). Jésus propose à ses disciples une image parlante : le grain doit disparaître pour qu’une nouvelle pousse de blé surgisse. L’image veut les aider à comprendre que le Messie va mourir pour donner la vie en plénitude, la vie éternelle. L’épreuve approche. Malgré son angoisse, Jésus est prêt à aller jusqu’au bout.

Cette fécondité, Jésus invite ses disciples à la partager, nous invite à la partager. Ici, au monastère, nombreux sont ceux qui nous confient leurs peines, leur désarroi. En particulier à la suite du décès d’un proche, d’une rupture, d’une épreuve. Nous recevons leurs questions pour les aider à trouver en eux-mêmes leurs réponses. Beaucoup comptent sur notre prière et peuvent s’appuyer sur la foi de notre communauté. Une foi qui, chaque jour, dans la prière, nous fait chanter la gloire de Jésus, sa vraie gloire. Cette prière quotidienne ne vient pas d’abord de nous, « car nous ne savons pas prier comme il faut » (Rm 8,26). Nous la recevons de l’Esprit saint. Il nous apprend à connaître Jésus, à entrer dans la relation qui l’unit à son Père. C’est dans l’Esprit que nous appelons Dieu Abba, « papa ».

Toutefois Jésus ne nous propose pas une vie tranquille. Cet homme broyé par la souffrance, mais profondément libre, nous invite nous aussi à une fécondité sans frontières, sans mesure : une vie qui se révèle passionnante, animée par l’amour et le service du prochain. « Qui aime sa vie la perd : qui s’en détache en ce monde la gardera pour la vie éternelle. Si quelqu’un veut me servir, qu’il me suive ; et là où moi je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu’un me sert, mon Père l’honorera » (Jn 12,25-26). Jésus parle de la puissance qui rayonnera de la croix. D’où une question bien gênante pour nous : notre christianisme paisible, quiet et confortable est-ce le chemin du Christ ?

Les Grecs demandaient à Philippe : « Nous voulons voir Jésus ». Qui souhaitent-ils voir ? Celui qui a ressuscité Lazare ? Celui qui tient tête aux scribes et aux pharisiens ? Ou peut-être leur recherche est-elle plus profonde, comme une loi inscrite au plus profond d’eux-mêmes. Combien comme eux sont en recherche, sans même savoir que leur quête rejoint celle qui traverse toute la Bible ? Jusqu’au désir enfoui de connaître Dieu. Car c’est Dieu qui parle au plus profond de notre cœur.

Moïse déjà voulait voir Dieu. Mais à cette requête Dieu avait répondu : « L’homme ne peut me voir et vivre » (Ex 33,23). Étonnante réponse à celui qui parlait avec Dieu « face à face comme un homme parle à son ami » (Ex 33,11). La réponse de Jésus n’est guère plus encourageante. Celui-là même qui dira à Philippe « qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14,9). Ceux qui le verront suspendu au bois de la croix, reconnaîtront-ils alors celui qu’ils voulaient voir ? « Et moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi » (Jn 12,32). Et vous ? Et moi ? Est-ce bien là celui que je veux voir ?

Saint Jean nous invite à ne pas hésiter à contempler le Corps du Christ sur la Croix, donnant sa vie pour nous, pour nous entraîner à sa suite ; car la Croix ne peut être que glorieuse : elle est celle non pas du condamné mais du Ressuscité. Bientôt, il n’y aura plus rien à voir, un tombeau vide… Alors une autre parole se fera entendre. « Heureux ceux qui croient sans avoir vu » (Jn 20,29). Il ne s’agira plus de voir ni d’entendre mais, avec Jésus, de donner sa vie, avec lui, de marcher sur un chemin d’abandon qui conduit à tout recevoir. Lui fera aboutir notre quête. Tout comme le Père a fait aboutir la sienne. Sur la croix, le vendredi, il se croyait abandonné du Père. La réponse à sa prière n’est venue que le matin de Pâques.

Frères et sœurs, qui que nous soyons, quelle que soit notre recherche, du moment que nous sommes en quête, Jésus nous attire pour que nous demeurions avec lui, sur un chemin d’éternité ! On ne rencontre vraiment Jésus qu’en allant où il va : vers la souffrance du monde, les pauvres, les malades, ceux qui sont rejetés. Il n’y a pas de plus grand bonheur que d’être ici-bas l’écho de la parole de Dieu, le reflet de sa lumière.