B 17 JEAN 06,01-15 (11)

Chimay : 25.07.2021

Frères et sœurs, en lisant les textes bibliques de ce dimanche, nous sommes impressionnés par la place donnée aux chiffres : « 20 pains d’orge pour 100 personnes » (2 R 4,42-43), « 5 pains et 2 poissons pour 5000 hommes » (Jn 6,9), « 12 paniers pleins de restes… » (Jn 6,13). Et comment ne pas penser à d’autres chiffres qui en disent tout aussi long : des centaines de victimes dans les guerres ou les cataclysmes, des centaines de milliers de réfugiés, des millions d’affamés dans le monde, des dizaines de millions d’euros pour le transfert d’un joueur de foot… Ces chiffres et bien d’autres nous dispensent de paroles ; ils deviennent parole ; d’un côté c’est le cri d’admiration, de l’autre c’est l’étonnement ou l’horreur.

 

Ces chiffres nous en disent bien plus qu’un simple calcul mathématique. Dans la Parole de Dieu de ce dimanche, ils nous montrent la disproportion entre la nourriture disponible et les énormes besoins des hommes : « Il y a là un jeune garçon qui a cinq pains d’orge et deux poissons, mais qu’est-ce que cela pour tant de monde ? » (Jn 6,9). Nous aussi, nous sommes affrontés à ces mêmes questions : devant les catastrophes meurtrières, devant l’afflux des réfugiés qui fuient la guerre, nous nous sentons désemparés et impuissants. Que pouvons-nous faire ? Question capitale qui interroge nos doutes, notre peur de manquer, tout ce qui nous préoccupe trop souvent à l’excès.

Et c’est là qu’il nous faut revenir à l’Évangile et regarder ce que fait Jésus. En ce jour, il nous propose de revoir d’une autre manière notre table de multiplication. Tout d’abord, il accepte le modeste goûter d’un enfant. Rien n’aurait été possible si cet enfant n’avait accepté de tout donner. Dieu a besoin de nos gestes de partage pour réaliser de grandes choses. C’est ainsi que cinq pains et deux poissons ont servi à nourrir cinq mille hommes. Le Seigneur a voulu que le peuple participe à son don, il a souhaité dépendre de la maigre offrande d’un enfant. Saint Augustin disait : « Il nous a créés sans nous, mais Il ne nous sauvera pas sans nous ! » Cette confiance en l’homme et cet appel de Dieu donnent tout son sens à la prière du chrétien. Peut-être devrions-nous vivre tout le rite de l’offertoire, à la lumière de cette folie de Dieu : un peu de pain, un peu de vin, et tout le monde est rassasié de Dieu. Personne ne peut s’accomplir par lui-même ; tous nous avons besoin de l’amour du Christ qui, par son Esprit, nous invite à participer activement à ses œuvres. – Une précision : le pain d’orge c’est celui des pauvres. C’est avec ce pain des pauvres que Jésus nourrit toute cette foule. Un jour, une pauvre femme a dit à Saint Vincent de Paul : « Si les pauvres ne partagent pas, qui le fera ? »

Parmi les sept signes miraculeux choisis pour révéler qui est Jésus, celui de la multiplication des pains est central. Jésus est présenté comme le nouveau Moïse que tout le monde attend (Dt 18,15). Il renouvelle le miracle de la manne (Ex 16,15). Il fait mieux que le prophète Élisée qui a multiplié des pains (2 R 4,42-44). Et il est bien plus que cela. En effet le signe accompli par Jésus est mal compris. Vouloir faire de lui un roi parce qu’il a donné à manger à 5000 personnes, c’est l’enfermer dans un projet à vue humaine. Mais Jésus ne veut pas être réduit aux images trop simples qu’on a de lui, alors il s’échappe : il se retire dans la montagne (Jn 6,15). Pour creuser au-delà des apparences, il faudra lire plus loin dans l’Évangile : « Mon royaume n’est pas de ce monde… » (Jn 18,36).

Pourtant cet Évangile nous renvoie à l’actualité de notre monde. Nous pensons tous à la famine qui ravage une partie de l’humanité. Et même dans nos pays occidentaux, beaucoup n’ont pas le minimum pour survivre. Alors nous nous sentons désemparés et impuissants pour répondre à l’immensité des besoins. Mais aujourd’hui comme autrefois, Jésus ne cesse de nous dire : « Donnez-leur vous-mêmes à manger ! » (Lc 9,13). Il suffit du peu que nous avons, un peu d’amour, un peu de biens matériels et un peu de disponibilité pour vaincre la faim, celle du corps et celle du cœur. Ce peu, nous le remettons entre les mains du Seigneur. C’est avec cela qu’il peut réaliser des grandes choses.

Une autre question se pose : Jésus a nourri les foules un jour. Mais le lendemain, elles continueront à avoir faim. Elles se retrouveront dans une situation tout aussi misérable. Alors pourquoi a-t-il fait de tels actes sans rien changer aux situations ? Quand on veut lutter contre la famine, on ne se contente pas de donner à manger. On agit en lien avec les organismes de solidarité contre les causes qui provoquent la famine. Mais le but de Jésus n’est pas de changer les situations ; il est de changer le cœur des hommes. C’est aux hommes, renouvelés par l’Évangile, d’opérer les redressements nécessaires. Quand on est imprégné du message de l’Évangile, plus rien ne peut être comme avant. L’important c’est que nous donnions le meilleur de nous-même en lien avec ceux qui organisent la solidarité.

De plus en nourrissant en période de famine cent hommes avec quelques pains, Élisée montre que la Parole de Dieu qu’il proclame est la nourriture d’un peuple en état de disette spirituelle. Il donne sans rien retenir, signifiant par là que Dieu veut se donner en nourriture au monde. Et conformément à la Parole du Seigneur, il en reste, et il en restera pour toutes les générations et tous les peuples jusqu’à la fin des temps. Le surplus manifeste que la Parole de Dieu va au-delà de la faim spirituelle des hommes et leur offre de combler un désir toujours plus grand de vie avec Dieu.

Après ce grand partage, les disciples sont invités à « rassembler les morceaux en surplus pour que rien ne se perde » (Jn 6,12). Lorsque le Seigneur donne c’est toujours en abondance – qu’on songe aux noces de Cana (Jn 2,1-11) – et les restes serviront à nourrir d’autres foules. Lorsque le célébrant dit « Heureux les invités au repas du Seigneur », il ne s’adresse pas qu’à ceux et celles qui sont rassemblés dans l’église. Tous les hommes sont invités à partager le Corps du Christ.

Ce pain que Jésus nous donne, c’est le pain de Dieu. En lui, c’est Dieu qui se donne aux hommes. Il vient combler toutes nos famines spirituelles ; il vient changer notre cœur pour que nous partagions le pain de la justice et de la fraternité. Au cours des prochains dimanches, nous entendrons le discours de Jésus sur le Pain de vie. Il nous recommandera de travailler « pour la nourriture qui demeure jusque dans la Vie éternelle » (Jn 6,27). Mais déjà Saint Jean veut nous faire découvrir dans la multiplication des pains l’annonce de l’eucharistie. Ainsi Jésus prend du pain, rend grâce (c’est le sens du mot eucharistie) et le distribue comme il le fera au soir du Jeudi Saint. L’ordre donné à Philippe et la présence des apôtres remplissant douze paniers sont une allusion à l’Eglise invitée à distribuer aujourd’hui le pain de vie.

Les récits de multiplication des pains peuvent réjouir notre cœur. Ils montrent qu’une petite quantité de biens peut suffire à beaucoup pour peu qu’elle ne soit pas confisquée par quelques-uns, mais qu’elle soit donnée sans retenue et partagée. Le pain que nous pouvons partager, ce sont nos vies données, nourries au corps du Christ, pour que nous soyons un seul Corps avec lui. Car la plus grande des charités est sans doute de porter le Christ à nos frères et sœurs.

En ce dimanche, c’est Jésus lui-même qui nous rassemble pour nous partager son pain. Supplions-le de mettre en nous son Esprit Saint pour que nous entrions dans le partage de son amour.