A RAMEAUX MATTHIEU 26, 14-27.66 (12)

Chimay : 02.04.2023

 

Frères et sœurs, la liturgie de cette Semaine Sainte nous invite à relire et surtout revivre le récit de la Passion de Jésus. Cette année, nous le faisons dans l’Évangile de saint Matthieu le jour des Rameaux et celui de saint Jean le Vendredi Saint.

En ce dimanche des Rameaux, le prophète Isaïe (50,4-7) et saint Paul (Ph 2,6-11) nous présentent Jésus comme le « serviteur » qui se laisse instruire. Lui, qui est la Parole de Dieu faite chair, a accepté de se taire. Il n’a pas résisté aux cris de ses ennemis. Lui, le Fils de Dieu, ne s’est pas dérobé aux outrages qui lui étaient destinés comme à un esclave.

Tout le monde parle et même bavarde au cours de cette crucifixion : les soldats, les badauds, les autorités juives qui ont obtenu du pouvoir romain ce qu’elles voulaient, et même les bandits crucifiés. Seul Jésus se tait, il n’ouvre la bouche que pour questionner son Dieu du fond de son agonie (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Mt 27,46) et pousser un grand cri en rendant son esprit. Voilà la réalité que nous donne à contempler Matthieu.

L’humiliation de la Passion a rendu Jésus plus proche de tous les malheureux qui n’en peuvent plus. Nous pensons à tous ceux et celles qui sont réduits à la misère, ceux et celles qui sont abandonnés à leur triste sort. Et bien sûr, nous n’oublions pas les très nombreux chrétiens qui témoignent de leur foi jusqu’au martyre. Sur la croix, les bras étendus de Jésus rassemblent tous les humiliés de la terre.

Si l’Évangile s’arrêtait ici, alors il n’aurait rien d’une bonne nouvelle, il serait même d’une désolante noirceur, il nous renverrait à notre commune condition humaine, à notre mort annoncée. Mais même là, au cœur de ce récit d’agonie, il est possible d’entrapercevoir le combat aux dimensions cosmiques qui se joue et la victoire finale qui se profile en filigrane : les passants l’injurient mais avec le plus beau de ses titres, celui de Fils de Dieu, les plus fervents opposants de Jésus confessent que celui qu’ils ont fait crucifier a sauvé des vies, et lui font même sans le savoir l’éloge le plus émouvant : « Il a mis sa confiance en Dieu » (Mt 27,43). Une confiance qui le ressuscitera et nous ressuscitera à sa suite.

Qui est cet homme ? L’entrée de Jésus dans la Cité sainte suscite cette question : « Qui est cet homme ? Et les foules répondaient : C’est le prophète Jésus, de Nazareth en Galilée » (Mt 21,11). Pour le connaître, il faut le regarder. Le regarder avec les yeux du cœur. Car il se montre sans tricher. Il s’abandonne à la folie de ceux qui vont le condamner, il se donne sans limites. Cet homme est Dieu abaissé jusqu’à l’ultime pour nous élever avec lui dans la gloire. Telle est la toute-puissance de son amour pour nous. L’entrée de Jésus à Jérusalem interroge sur son identité. La réponse, loin de faire l’unanimité, a divisé ses contemporains. Aujourd’hui encore, elle instaure des séparations plus ou moins violentes en nous et entre nous.

À la fin du récit de la Passion, que nous écoutons aujourd’hui, une réponse est donnée par le centurion et ses compagnons : « Vraiment, celui-ci était Fils de Dieu ! » (Mt 27,54). Entre les deux, que s’est-il passé ? Rien qui puisse emporter l’adhésion au niveau de la sagesse humaine. Le texte nous confronte à la folie de la Croix et à la folie de la foule qui acclame puis se tait, au moment le plus critique, ou encore semble avoir changé d’opinion. Quoi qu’il en soit, le Christ ne laisse pas indifférent. Est-il oui ou non le Messie attendu ? Saint Matthieu, notons-le, insiste sur le caractère royal de son entrée à Jérusalem avec la référence au livre de Zacharie : « Dites à la fille de Sion : Voici ton roi qui vient vers toi, plein de douceur, monté sur une ânesse et un petit âne, le petit d’une bête de somme » (Za 9,9), et sur le fait qu’il sera condamné et crucifié en tant que « roi des Juifs ». En écho se fait entendre ce propos de Jésus : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » (Mt 10,34).

Si Jésus accomplit l’espérance messianique d’Israël, il n’en déroute pas moins l’attente de la plupart de ses contemporains. L’âne, monture des patriarches et du roi « juste et victorieux » par l’humilité et la pauvreté, s’oppose, dans l’Écriture, aux « chevaux de combat » ainsi qu’à la violence et à l’orgueil de ceux qui les montent. Jésus, parole éternelle du Père, pousse quiconque l’écoute à un choix entre la spirale de la violence et la béatitude des doux, entre un dieu à l’image des hommes qui s’impose avec ses diktats et un Dieu qui s’offre en toute douceur sans forcer les libertés. La séparation qui s’ensuit, rappelons-le, ne se joue pas uniquement entre les personnes, mais à l’intérieur de nous-mêmes. Car « elle est vivante la parole de Dieu, énergique et plus coupante qu’une épée à deux tranchants » (He 4,12). Voilà qui nous situe aux antipodes des fausses paix, mais plutôt au cœur d’une œuvre de recréation, à la manière de la Genèse où Dieu sépare les éléments pour qu’advienne la vie.

Or Jésus veut nous rejoindre au cœur de nos vies. Il se présente à nous comme le seul qui peut nous délivrer de tous nos esclavages. Lui seul peut nous rendre acteurs d’une vie plus humaine et plus solidaire. Son visage n’est pas celui d’un homme puissant et fort. C’est celui d’un homme doux et humble.  « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le repos. Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour votre âme. Oui, mon joug est facile à porter, et mon fardeau, léger » (Mt 11,28-30).

Avons-nous une idée claire de la vertu d’humilité ? Dieu éternel et tout puissant se cache dans l’humanité de Jésus. Où est le « bras puissant » de Dieu qui devait écraser l’ennemi de son peuple ? Le Fils éternel du Père se laissera clouer en croix, alors qu’à lui est destinée la création tout entière ! Le cœur de Jésus est le reflet du visage de Dieu. Dieu ne veut pas nous convaincre par la force ni nous faire peur. Il veut susciter notre « oui » libre et confiant et vaincre le mal par le bien. Obtient-on la paix et la réconciliation en rajoutant du conflit ? Y a-t-il une place pour la peur ou la colère dans le Royaume des cieux ?

Quelques jours plus tard, le visage de Jésus sera celui d’un crucifié. La seule couronne qui sera posée sur la tête de ce roi sera une couronne d’épine. Aux yeux du plus grand nombre, sa mort sera considérée comme une défaite. En réalité, ce sera une victoire, la victoire de l’amour sur le mal, sur le péché, sur la haine.

Les premiers chrétiens ont reconnu en Jésus un martyr, un témoin de l’amour de Dieu plus fort que la mort. Défiguré par la violence des hommes, il est déjà transfiguré par le Père ; il est élevé dans la gloire. Désormais toute langue pourra proclamer : « Jésus Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père » (Ph 2,11). 

Nous allons vivre ensemble cette semaine sainte. Nous suivrons Jésus sur le chemin du Calvaire. Sa mort, le vendredi saint, n’est pas un point final. Elle est un « passage » de ce monde vers le Père. C’est ainsi que Jésus est venu nous ouvrir un chemin qui permet à toute l’humanité d’entrer dans la gloire du Père. Les uns avec les autres nous chanterons et nous proclamerons : « Souviens-toi de Jésus Christ ressuscité d’entre les morts. Il est notre salut, notre gloire éternelle » (Lucien Deiss I 45).