A 25 MATTHIEU 20,01-16a (16)
Chimay : 24.09.2023
Frères et sœurs, la parabole des ouvriers de la onzième heure est bien connue et a donné lieu à de nombreuses interprétations. Au premier coup d’œil, elle blesse notre sens de la justice. Mais n’est-ce pas plutôt la bonté de Dieu qui conteste les limites de notre justice ? Contrairement à certaines paraboles qui s’appuient sur l’expérience commune, cette parabole des ouvriers de la onzième heure fait surgir de l’insolite, de l’extravagant, voire du scandaleux, et c’est là précisément que Jésus situe le surgissement du Royaume de Dieu. Le pape François parlerait des surprises de Dieu. À titre informatif, Saint Grégoire le Grand voit dans les cinq sorties du maître de la vigne, les cinq grandes révélations faites par Dieu aux hommes : à Adam, à Noé, à Abraham, à Moïse et celle faite par Notre Seigneur lui-même. Les cinq heures sont aussi celles des cinq âges de la vie : l’enfance, l’adolescence, la jeunesse, l’âge adulte et la vieillesse. Donc quelque chose de progressif.
Voyons l’épisode des ouvriers de la dernière heure. Son cadre est dressé dans la vie quotidienne de la Palestine des années 30 : un patron embauche des ouvriers pour travailler à sa vigne. C’était une pratique courante que réglait la législation juive sur le travail. Une convention orale est passée. Trois heures plus tard, même scénario, mais la parole du maître est plus laconique. « Allez à ma vigne et je vous donnerai ce qui est juste » (Mt 20,4). Toute la question sera à la fin de savoir ce qu’il a entendu par un juste salaire.
Le maître de la vigne sort très tôt de chez lui pour engager des ouvriers et il s’efforce tout au long de la journée d’en recruter de nouveaux. Le vigneron qui prend soin de sa vigne avec la volonté d’en tirer un bon vin, agit avec la même disposition d’esprit. Au moment des vendanges particulièrement, quand le travail est abondant, il déploie toute son énergie pour recruter la main-d’œuvre nécessaire. Dans cet épisode de l’Évangile, la vertu du travail est mise à l’honneur et l’oisiveté, mère de tous les vices, est réprouvée. « Pourquoi êtes-vous restés là toute la journée, sans rien faire ? » (Mt 20,6). Ce reproche s’adresse à nous aussi. Saint Benoît, dans sa Règle, accorde une grande place au travail manuel : « Si de tous temps, les moines ont aimé planter des vignes autour de leurs abbayes, ce n’est pas seulement pour répondre à l’absolue nécessité eucharistique, mais aussi pour faire mémoire concrètement de cette parabole » (Marc Paitier). Ils ont ainsi contribué à redonner toute sa noblesse au travail qui rend l’homme participant à l’œuvre créatrice de Dieu.
Si les vignobles terrestres ont des limites qui déterminent le nombre d’ouvriers, la vigne du Seigneur est infinie. Dieu y appelle tous les hommes, sans exception, avec empressement mais aussi, avec beaucoup de sollicitude et de patience. Il ne cesse tout au long de la journée, c’est-à-dire tout au long de notre vie de nous appeler et de nous chercher. Dans la parabole, le propriétaire de la vigne sort cinq fois, entre six heures du matin, la première heure ; et cinq heures de l’après-midi, la onzième heure. Une heure après le dernier appel, le soir étant venu, il donne l’ordre à son intendant de rassembler les ouvriers pour leur verser le salaire. Il est respectueux, en cela, de la loi juive : « Tu n’exploiteras pas un salarié pauvre et malheureux, que ce soit l’un de tes frères, ou un immigré qui réside dans ton pays, dans ta ville. Le jour même, tu lui donneras son salaire. Que le soleil ne se couche pas sur cette dette, car c’est un pauvre, il attend impatiemment son dû » (Dt 24,14-15). Mais il verse leur salaire dans l’ordre inverse de leur arrivée au travail.
Voyant cela, les premiers se réjouissent au fond d’eux-mêmes, pensant recevoir davantage que les derniers. Il n’en est rien. Ils toucheront la même somme, c’est-à-dire la rétribution qui avait été convenue. Ils murmurent alors contre le maître et se plaignent, non pas d’avoir été privés du salaire qui leur était dû mais de ce que les autres recevaient plus, selon eux, que ce qu’ils avaient mérité. La façon de procéder du maître de la vigne est bien étrange en effet. Il semblerait qu’il fasse exprès de susciter la jalousie des ouvriers les plus courageux, ceux qui ont travaillé pour lui pendant une longue journée. Il leur donne, au contraire, la possibilité de percevoir jusqu’où va sa bonté, mais aveuglés par un esprit comptable trop humain, ceux-ci ne sont pas capables de comprendre qu’il s’agit d’une leçon de générosité. Le maître s’adresse alors à l’un d’entre eux, vraisemblablement le meneur, celui qui manifeste le plus bruyamment son ressentiment : « Je veux donner au dernier venu autant qu’à toi : n’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mon argent ? » (Mt 20,15).
L’indignation des premiers ouvriers fait état de la flagrante disproportion entre douze heures de travail accomplis dans la grosse chaleur et une heure passée dans la fraîcheur du soir. Les ouvriers reprochent au maître d’instituer, par l’égalité des salaires, une inégalité de traitement. Le maître affirme sa liberté et sa bienveillance. Avec la bonté du maître, le récit atteint son sommet. Deux conceptions d’une même réalité s’entrechoquent, l’une régie par une justice rétributive qui rend à chacun selon ses performances, l’autre où la gratuité de l’amour fait voler en éclats les calculs. La réalité est mise en crise par le Royaume qui survient : dans un monde endurci et compétitif, la bonté de Dieu vient réclamer le droit de tous au salut.
Les dons de Dieu sont gratuits, ils ne constituent pas des droits que l’homme pourrait revendiquer. Le denier, fruit d’une journée de travail représente le ciel. Il ne se fractionne pas. Dieu ne compte pas les heures pour établir une rémunération proportionnelle. Ce n’est pas l’appel de Dieu qui assurera notre salaire, c’est-à-dire notre salut, mais c’est notre libre consentement pour y répondre. « Le moment ne compte pas ; il n’est pas tenu compte non plus de la quantité ni de la qualité du travail dans la vigne. On passe ou non du temps dans l’éternité selon qu’on a consenti ou refusé ». Ouvriers de la première heure, de la dernière heure, de la minute ultime, tous recevront la même rétribution comme un effet de la miséricorde de Dieu.
Dieu est juste, mais bon plus encore. Donner proportionnellement davantage aux uns, serait-ce une injustice à l’égard de ceux qui ont reçu leur juste salaire ? Ou encore : Dieu aurait-il des favoris à qui il accorderait des privilèges ? Plutôt que d’en discuter – tel n’est pas le but de cette parabole –, accueillons la leçon : en Jésus, Dieu veut donner indépendamment du mérite. Notons que les derniers embauchés ne sont pas supposés être paresseux ; ils se sont en effet présentés à l’embauche, en retard peut-être ; et ils ont accompli honnêtement le travail qui leur revenait. Il serait de même hâtif de lire la parabole comme une simple critique de la piété pharisienne. Peut-être dénonce-t-elle à mots couverts la lenteur à croire des fils d’Israël et se réjouit-elle de l’adhésion de nombreux non-Juifs à la prédication des Apôtres ?
Soulignons avant tout ceci : il nous est dit que Dieu a besoin d’ouvriers pour ses vendanges et qu’il se comporte avec eux en toute justice ; et plus encore que leur collaboration laborieuse les dispose à partager la bonté du Maître. C’est cette attitude de pure bonté qu’il nous est donné de contempler, avec surprise et émerveillement. S’il est vrai que nous avons besoin de savoir que Dieu est juste, récompensant notre labeur pour le Royaume, il nous est plus vital encore de croire, malgré les apparences contraires, que la bonté de Dieu est sa nature.