CHAPITRE XI

PHILOSOPHIE DE LA PERSONNE

ET NON – MOI DU CHRISTIANISME

Un motd’introduction

Dansles locaux de l’ancienne Chartreuse de Saint-Hugon, en Savoie, devenuel’Institut Karma-Ling, se déroula, du 24 au 26 avril 1992, un colloque entrebouddhistes de traditions différentes sur le thème fondamental de l’anattā. On m’autorisa aimablement ày assister. Ce fut pour moi l’occasion de rédiger quelques pages à ce sujet. Ilme semble que cette étude peut avoir sa place dans un livre qui touche aurapprochement de nos deux religions.

 

I. Lapersonne dans le christianisme

Citons d’abord le Vocabulaire technique et critique de laphilosophie d’André Lalande,au mot Personne : « L’usagede ce mot vient de deux sources. D’une part, l’idée stoïcienne du rôle qui joue l’homme ici-bas. (Prosôpon, persona ; cf. Manuel d’Épictète, 17 ; Entretiens, I, 29, etc.), usage auquelse rattache le sens juridique de ce mot en latin. De l’autre, l’emploi qui en aété fait en théologie, notamment dans les controverses sur la Trinité, où il aservi à traduire Ypostasis en tantqu’opposé à Physis (nature), à Ousia (substance). Voir en particuliersur cette opposition Boèce, où setrouve la définition restée classique pendant tout le Moyen Âge :« Persona proprie dicitur naturae rationalis individua substantia »(substance individuelle de nature raisonnable).

L’encyclopédie Catholicisme, à l’article Personne(philosophie et théologie), retrace toute l’évolution de la penséeoccidentale à ce sujet. Nous en retiendrons seulement cette vue générale :« Les philosophies monistes(stoïcisme, spinozisme, idéalisme, matérialisme) ont du mal à définirl’individuation supra-animale de la personne humaine. Elles l’abolissent, enpensant la valoriser, par sa fusion dans le tout de la raison ou de la nature.Les philosophies réflexivessaisissent, au contraire, la personne dans l’intimité ouverte et l’expériencespirituelle, l’expérience de la liberté, l’expérience morale (Kant, Rauh,Nabert), l’expérience de la valeur (Le Senne), l’expérience de la présencetotale (Lavelle), l’expérience de la transcendance au monde (Pascal),expériences qui fournissent à chacun, avec l’ouverture à Dieu, l’axe central dela définition de la personne. »

Lamême encyclopédie comporte un article Personnalisme,plus court, mais qui nous intéresse davantage et que je vais suivre en cettepremière partie. Si le sensproprement philosophique du mot « personnalisme » est de naissancerécente, l’idée qu’il recouvre est ancienne, et les sources lointaines enpeuvent être déjà discernées chez les grands tragiques grecs, Eschyle et Sophocle qui, avant Pascal, ont eu lesentiment très fort de la misère dela condition humaine, joint à l’exaltation de la grandeur de l’homme liée au pouvoir qu’il a de juger cettecondition. Un véritable personnalisme implicite anime, par exemple, l’Antigone de Sophocle et la pousse àbraver les ordres de son oncle Créon pour rendre à ses frères, Étéocle etPolynice, les honneurs dus aux morts, tout en sachant le sort horrible quil’attend. Ainsi oppose-t-elle à la loi écrite la loi divine non écrite maisineffaçable du cœur de l’homme.

Pourtant,c’est seulement avec l’irruption duchristianisme que le statut de l’homme comme créature d’un Dieu qui estessentiellement Amour a trouvé sa formulation la plus nette. La dignité propreà chaque être humain s’y trouve fondée sur l’universelle paternité de Dieu etl’universelle fraternité du Christ. À chaque âme revient une vocation personnelle et une destinéesingulière qui ne s’arrête point à la vie en ce monde. Créé à « l’image etressemblance » de Dieu, l’homme, chaque homme est appelé à « laliberté des enfants de Dieu ».

Lesthéologiens n’auront plus qu’à raffiner sur cette très concrète présentationdes obligations qui résultent, pour chaque créature, de ce statut, tant àl’égard de Dieu qu’à l’égard du prochain. En découvrant dans l’homme uneréalité qui lui est « plus intérieure que ce qu’il y a de plus intime enlui », et « supérieure à ce qu’il y a de plus haut en lui », saint Augustin, dans la lignée inauguréepar Platon et continuée par Plotin, a été le pionnier des philosophies modernesde l’intériorité. Dans le secret du cœur, la personne transcendante de Dieuparle à la personne de l’homme, et celui-ci peut, en retour, s’entretenir avecson Créateur, le Dieu un et trine. Des débats sur la notion de« trinité », déjà très élaborée par les conciles de Nicée et deConstantinople, sortira une idée plus précise de la différence entre nature et personne. Ainsi peut-on concevoir qu’il y ait en Dieu troispersonnes et une seule nature et, dans le mystère de l’Incarnation, une seulepersonne assumant tout ensemble nature divine et nature humaine.

Lapersonne humaine, pour saint Thomasd’Aquin, se caractérise par la capacité d’agir par soi, c’est-à-dire deposséder la maîtrise de ses actes : elle est existence actuelle et subsistante, initiative vitale.

Cesprécisions décisives vont marquer tout le développement de la réflexionultérieure sur la personne et les personnes. C’est à leur lumière que juristeset philosophes vont travailler à constituer le personnalisme tel que nousl’entendons aujourd’hui. Les premiers se sont appliqués à définir la personne juridique comme le sujet humainen tant qu’il est détenteur de droits et chargé de devoirs déterminés par laloi. Ainsi l’homme libre est-il progressivement reconnu comme celui qui a lepouvoir de répondre personnellement de ses actes devant une instance juridique.Les seconds, à la suite de Leibniz,ont insisté davantage sur les qualités constitutives de la personne morale, substance non seulement immatérielle etindivisible, mais encore indestructible et immortelle. Dans sa Théodicée, Leibniz estime que ce quisubsiste dans l’homme, ce n’est pas seulement l’âme, mais c’est encore la personnalité, c’est-à-dire « ce quifait que c’est la même personne, laquelle garde ses qualités morales enconservant la conscience ou le sentiment réflexif interne de ce qu’elleest ». C’est cette conservation qui la rend capable de châtiment et derécompense.

L’importancede Kant ne saurait être minimisée.Nous lui devons, en particulier, la reconnaissance du respect comme ce qui est spécifiquement dû à la personnehumaine : « Le respect s’applique toujours uniquement aux personnes,jamais aux choses ou aux animaux. » En outre, sa pensée bien connue :« Deux choses remplissent l’âme d’une admiration et d’un respect toujoursrenaissants, et qui s’accroissent à mesure que la pensée y revient plus souventet s’y applique davantage : le ciel étoilé au-dessus de moi, la loi moraleen moi », inspire une éthique de la personne condensée en cette formulequi sera désormais la charte de tout personnalisme : « Agis de tellesorte que tu traites l’humanité, soit dans ta personne, soit dans la personned’autrui, toujours en même temps comme une fin,et que tu ne t’en serves jamais simplement comme d’un moyen. »

Lepersonnalisme philosophique a été véritablement fondé par Max Scheler (1874 – 1928). Il a mis au premier plan le thème des valeurs. Nul n’a plus insisté que luisur l’essence axiologique de lapersonne. Elle est appelée à réaliser la vocationque ne cesse de lui proposer l’amour divin. Elle n’y peut parvenir qu’ens’unissant à autrui dans un mouvement de sympathie qui, à son sommet, estperception de l’essence singulière de l’autre,regardé comme témoignage de l’Absolu. Aimer vraiment autrui, c’est l’aimer enDieu. Par suite, la véritable communautédes personnes repose sur la possible rencontre de chaque personne avec laPersonne des personnes, Dieu lui-même.

EnFrance, c’est à Emmanuel Mounier(1905 – 1950) que revient le mérite d’avoir fait du personnalisme unephilosophie complète, tout entière axée sur l’affirmation de la valeur absoluede la personne. Un thème fondamental de cette doctrine est celui d’une radicaledifférence entre personnalisme et individualisme, car le premier souligne,contre le second, « l’insertion collective et cosmique de lapersonne ». La personne est étroitement solidaire du monde et de lacommunauté des hommes, alors que l’individu n’est qu’une abstraite entité, êtrede raison coupé arbitrairement des ensembles qui lui permettent de vivre enhomme. Ce qui caractérise la personne, selon Mounier, c’est sa capacité de sedétacher d’elle-même, de se déposséder, de se décentrer pour devenir disponibleà autrui. Par suite, la personne ne s’oppose pas au « nous », qui lafonde et la nourrit, mais au « on » irresponsable et tyrannique,dénoncé, vers le même temps, par Martin Heidegger. La personne vit de safidélité à ce qui la constitue, c’est-à-dire, en dernière analyse, à Dieului-même, Personne fondatrice des personnes et attraction permanente decelles-ci.

Parallèlementà l’effort de Mounier, poursuivi par la revue Esprit, s’est développé en France, à partir de 1934, le mouvementde la Philosophie de l’Esprit,regroupant, autour de Louis Lavelleet René Le Senne, les philosophesalors décidés à revendiquer, contre toutes les formes du scientisme, les droitsde la personne entendue comme l’esprit lui-même à l’œuvre dans la connaissancecomme dans l’action. Ce renouveau du spiritualisme se plaçait délibérément dansla postérité de Maine de Biran, quiavait su caractériser la personne morale comme saisie de soi en tant que causede l’effort volontaire, et de Bergson,qui avait victorieusement combattu l’associationnisme et le mécanisme.

Dansune étude sémantique sur prosôpon et persona dans l’Antiquité classique, M. Nédoncelle souligne l’évolution dusens du mot persona. Dans son usageau théâtre pour désigner le masque, il évoque autant l’intériorité del’individu humain que la relation par laquelle un autre, de l’extérieur, peutaussi le percevoir et le désigner. Ainsi ce terme qui va prendre tantd’importance dans le monde latin, spécialement dans le monde chrétien,garde-t-il originellement une double évocation, ambiguë et complémentaire,d’extériorité et d’intériorité. L’ambigüité se résout si la personne est priseen perspective subjectivo-objective d’amour et de réciprocité. Sans douteest-ce, chez Cicéron, le sens del’amitié, celui des relations sociales, mais aussi celui de l’intériorité duDieu unique, sens qui auront permis la justesse de sa notion de personne. Onsaisit de même dans le néo-stoïcisme impérial, celui de Sénèque, d’Épictète, etde Marc-Aurèle, le lien logique quiunit une grande délicatesse dans les relations interhumaines en ouverture universelle,d’une part, et un sens très interpersonnel de la relation à Dieu, d’autre part.Avec la révélation chrétienne, lapersonnalité de Dieu s’établit dans l’interpersonnalité du Père, du Fils, et del’Esprit, c’est-à-dire dans l’Amour personnalisé, ainsi révélé comme étant lefondement même de l’Être.

L’exposéqui précède n’a rien d’exhaustif. Son seul propos est de rappeler brièvementles étapes du personnalisme. Même des auteurs importants, qui nécessiteraientune étude nuancée, tels que Kierkegaard, n’y sont pas mentionnés. Par ailleurs,il est évident que bien d’autres écoles philosophiques se sont disputé lesfaveurs de l’Occident. Il n’en reste pas moins que ce courant, d’inspirationprofondément chrétienne, peut être considéré comme caractéristique de laréflexion occidentale en tant qu’il a ses racines dans la pensée patristique etmédiévale. Il peut donc servir de représentantqualifié d’une manière traditionnelle d’envisager la personne humaine en climatchrétien. On sait que Carol Wojtyla en fut un des promoteurs et que sonhumanisme personnaliste est le terreau d’où tire explicitement sa sève toutl’enseignement de Jean-Paul II. Faceaux conceptions du bouddhisme, voilà donc un courant bien représentatif desconceptions occidentales sur le moi humain.

II.Face au non-moi du bouddhisme. Réponses dures: incompatibilité

Lelecteur se rappellera que nous avons déjà parlé de l’anattā du bouddhisme dans notre Chapitre I – Le sujet de l’expérience religieuse. Onvoudra bien s’y référer et relire les pages 14-17, où nous n’avons pas caché leradicalisme du Dharma à ce propos.C’est une doctrine classique et nette : pour cette philosophie, il n’y apas de moi personnel et les argumentations d’auteurs récents tels que WalpolaRāhula ou Chögyam Trungpa sont actuellement bien connues. Nous n’allonspas nous répéter. Le contraste avec le personnalisme chrétien est manifeste. Ilsemble donc, à première vue, que la philosophie occidentale de la personne etl’anattā bouddhique sont incompatibles.

Ontrouve cette position dure chez Olivier Clément,qui s’en tient en somme à l’antithèse entre la perte du moi orientale et le moiretrouvé chrétien, en conclusion d’un article sur L’hésychasme .

Leprofesseur René Habachi, Libanais catholique ayant vécu longtemps en Egypte,est ancien directeur de la philosophie à l’Unesco. À plusieurs reprises, ilétudia le sujet. Il publianotamment un article dans les Études  :Réincarnation ou immortalité. Il partde la situation actuelle, qu’il caractérise en deux formules :« fascination du moi » et « obsession du moi ». Il montrecomment notre Occident, terriblement fatigué de son « moi », chercheà le fuir en se plongeant dans des expériences orientales de recueillement etde méditation, où l’on espère trouver une issue aux angoisses parl’intériorité. Mais au fond, il y a l’antagonisme de deux philosophiesinconciliables et chez pas mal de nos contemporains une confusion entre lepsychique et le spirituel. On s’affaireautour du moi psychique, oubliant la valeur intemporelle du Je, métaphysique.Ce dernier seul surgit au-delà des impermanences et nous assure l’immortalité.Cette étude est profonde et doit gagner l’adhésion de tout penseur qui al’esprit philosophique. Du moins en Occident. Car l’auteur accentue, me semble-t-il,les oppositions et il est vraisemblable qu’il a moins saisi les valeursspécifiquement orientales.

C’estdans un climat différent que nous mène l’œuvre récente d’un cistercienhongrois, Gilbert Hardy, qui enseigneà l’université de Dallas, au Texas : MonasticQuest and Interreligious Dialogue.Il s’agit d’une étude de religion comparée entre deux monachismes :l’occidental, représenté par saint Benoît, l’oriental par Dôgen, quiintroduisit le Sôtô Zen au Japon en 1227. Ces deux maîtres diffèrent à bien deségards ; c’est même pour cela que l’auteur les a choisis, car ils fontcomprendre que, malgré bien des similitudes dans l’idéal de vie et les voies dela pratique, les deux traditions spirituelles divergent en profondeur. Sansrien forcer, l’observateur peut relever, en conclusion d’une étude attentive,que nous sommes en présence de deux cheminements. D’une part, la Quête absoluecomme descente vers le véritable moi profond (to one’s true self) ; de l’autre, la Quête absolue commeretour vers Dieu. En d’autres termes, nous sommes confrontés à une dialectiquede l’immanence et de la transcendance.Au préalable, on n’a pas manqué de signaler le dépouillement du moi (the stripping of the self) comme unecondition de la voie monastique.

III.Vers une conciliation

Sije ne me trompe, une des raisons pour lesquelles les Occidentaux sontallergiques au Nirvā,c’est qu’ils se le figurent comme unanéantissement de l’être, ce qui tombe sous le coup d’accusation de nihilisme. Or il suffit d’avoir pratiquéquelque peu les textes pour voir qu’il s’agit en réalité d’autre chose. Jeciterai d’abord notre ami Môhan Wijayaratna,qui présenta en 1980 une thèse remarquable : Le renoncement au monde dans le monachisme bouddhique Theravāda etdans le monachisme chrétien du désert (IVe siècle). Voici cequ’on y trouve :« Un ascète appelé Jambukādaka adressa à Sāriputta Thera cettequestion : “Qu’est-ce donc, ami, que le nibbāna ?” Sāriputta Thera répondit :“L’extinction du désir, l’extinction de la haine, l’extinction de l’égarement,voilà, ô ami, ce qu’on appelle le nibbāna.”(Samyutta, IV). Cet énoncé montre lesens essentiel de la doctrine du nibbāna.Il contient la signification d’un anéantissement expérimental, comme uneextinction d’un incendie. Le nibbānaconstitue un au-delà du chemin (magga)et du fruit (phala), sa réalisationsignifie l’extinction du feu de la pensée qui brûlait. “Le monde est enflammé”,dit le Bouddha (Samyutta, I, 31).Selon lui (Vinaya, I, 34), “tout estenflammé à cause du feu allumé par le désir, la haine et l’illusion, ainsi quepar la naissance, le déclin, la mort, les douleurs, les lamentations, lechagrin, le désespoir, la souffrance. Pour cette raison, les disciples quiavaient atteint le nibbānadisaient qu’ils avaient éteint leur feu.”

Ilne faudrait pas croire que cet état est purement négatif. Walpola Rāhula le décrit avec un certainlyrisme :

« Celui qui aréalisé la Vérité, le Nirvā,est l’être le plus heureux du monde. Il est libéré de tous les “complexes”, detoutes les obsessions, des tracas, des difficultés et des problèmes quitourmentent les autres. Sa santé mentale est parfaite. Il ne regrette pas lepassé, il ne se préoccupe pas de l’avenir, il vit dans l’instant présent. Il appréciedonc les choses et en jouit dans le sens le plus pur sans aucune “projection”de son moi. Il est joyeux, il exulte, jouissant de la vie pure, ses facultéssatisfaites, libéré de l’anxiété, serein et paisible. Il est libre de désirségoïstes, de haine, d’ignorance, de vanité, d’orgueil, de tous empêchements, ilest pur et doux, plein d’un amour universel, de compassion, de bonté, desympathie, de compréhension et de tolérance. Il rend service aux autres de lamanière la plus pure, car il n’a pas de pensée pour lui-même, ne cherchantaucun gain, n’accumulant rien, même les biens spirituels, parce qu’il estlibéré de l’illusion du Soi et de la “soif” de devenir. »

Si W. Rahula citece beau texte, c’est pour laver le bouddhisme de la fâcheuse réputation qu’ilendosse trop souvent : religion pessimiste… Mais ne pourrait-on pas y voirdavantage : une représentation évidente de ce qu’on peut appeler à justetitre une personne, au vrai sens du mot, ouverte et pleinement épanouie ?C’est le sens même du mot Bouddha en tibétain : sam-gyé.

Ily a quelques années paraissait un livre assez volumineux et dont la lectureexige de l’attention : Lechristianisme et les religions du monde. Islam, hindouisme, bouddhisme..À plusieurs reprises, Hans Küng yaffronte le problème du personnel et de l’apersonnel, soit à propos del’hindouisme, soit à propos du bouddhisme. Il s’agit tantôt de l’Absolu divin,tantôt de la personne humaine. On n’accusera pas l’auteur d’être superficiel.Les solutions qu’il propose ont de la profondeur. Ainsi dans l’article Compréhension de Dieu personnelle ouapersonnelle ?Par contre, son examen critique de Nāgārjuna aboutit à des excès derationalité subtile.Il mériterait qu’on lui adresse la remarque pertinente de Karl Rahner : « Parvenu à l’ultimeprofondeur, ce que l’homme sait le mieux, c’est que son savoir (ou ce que l’ondésigne communément par ce terme) n’est qu’une petite île dans l’océan infiniqu’on ne peut traverser, et que la question existentielle qui se pose à celuiqui veut connaître est la suivante : préfère-t-il la petite île de sonprétendu savoir à la mer du mystère infini ? » Cependant, pour se limiter à notre problème, il faut tenir compte desréflexions de Hans Küng sous letitre : La dignité de la personnehumaine. Voici ce qu’il écrit à ce sujet:

« La façondont il convient de comprendre, en particulier, dans le contexte de l’interdépendancemutuelle de toutes choses (phénomènes), la doctrine complémentaire de l’absence de moi, du non-moi (anātman) de l’homme estsujette à controverses dans le bouddhisme. Même si elle a fait partie del’enseignement du Bouddha historique, il ne s’agit en tout cas pas encore chezlui d’une doctrine métaphysique (fondamentalement récusée par le Bouddha), maisd’une invitation éthique et pratique à une expérience :invitation à se détourner, dans une attitude de détachement, del’auto-attachement à ce monde des apparences, éphémère et rempli desouffrances, à se libérer de l’égocentrisme du moi empirique, qui n’a pas deconsistance et est fondamentalement vide et sans valeur, pour accéder, par lediscernement du néant de toutes choses (en passant par la “grande mort”, commeon l’appellera plus tard), à la délivrance.

En se situant dans cette perspectiveéthique, on pourra dire que de telles réflexions fondamentales ne sontnullement étrangères au christianisme. L’enjeu chrétien n’est-il pasoriginairement la conversion (metanoia)de tout l’homme de l’égocentrisme deson moi au véritable soi ? Le moi empirique phénoménal ne doit-il pasmourir, selon la conception chrétienne, pour accéder ainsi à la vie authentiquedu soi véritable ? « Qui perdra sa vie la sauvegardera » (Lc.17,33). Phrase clé, que maints bouddhistes citent volontiers aujourd’hui, dansleur dialogue avec les chrétiens.

Les penseurs chrétiens qui ontsouvent compris la personne de façon individualiste, comme un individuum se suffisant à lui-même, sepréoccupent aujourd’hui d’une compréhension plus profonde, d’une compréhension relationnelle de la personne,c’est-à-dire d’une compréhension de la personne humaine en relation – commeêtre de relation. Ce faisant, ils réagissent contre cet individualismeoccidental fatal qui, en se réclamant du soi et de la réalisation de soi, a eudes effets si dévastateurs sur la cohabitation humaine. Paul Knitter… a attiré l’attention sur uneconnivence chrétienne étonnante – par-delà tous les malentendus – avecl’interprétation de la doctrine bouddhiste du non-moi : « D’éminentsreprésentants chrétiens du dialogue reconnaissent que le bouddhisme aide leschrétiens à percevoir et à éprouver que la véritable réalité de la personnehumaine ne consiste pas à être un individuum,une entité donnée. Le véritable soi est radicalement, essentiellement etperpétuellement en relation à l’autre soi et à toute réalité; son “être” esttoujours celui d’une continuelle “production dans la dépendance”; son être estrelationnel. Aussi le véritable soi est-il un soi vide de soi, qui perd ettrouve toujours son soi dans la relation à d’autre ! » Tel est doncl’enjeu : éclatement de la conscience du moi et expérience d’uneconscience d’unité non égoïste, qui trouve son expression dans lanature-de-bouddha du mahāyāna,mais que des affirmations et des images bibliques (“être en Christ”, “je vis,mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi”, “être un avec Dieu”)permettent peut-être de comprendre sous un éclairage nouveau. »

Lespenseurs catholiques ne sont pas les seuls à tâcher d’envisager la doctrinebouddhiste dans un sens acceptable au christianisme. Directeur d’un centreprotestant d’études à Colombo (Sri Lanka), LynnA. de Silva publia en 1979 un livre important sur le sujet qui nousoccupe : The problem of the Self inBuddhism and Christianity.Il procède en deux temps. Négativement, la critique bouddhiste lui paraîtsalutaire en ce qu’elle rejette toute conception d’un sujet-substance immuableet autonome. Positivement, il rapproche le concept d’anattā (nécessaire évacuation du faux-moi, désappropriation)et celui du pneuma paulinien : àce niveau l’esprit nous confère une dimension sociale, de relation aux autres,requise pour éviter un caractère trop individualiste de l’anattā .On ouvre ainsi la voie à une anthropologie chrétienne où le sujet se trouve ense perdant, se reçoit des autres dans une communion qui différencie. Comme leremarque le Père Jacques Scheuer  :  « Cequi est ici énoncé positivement va certes au-delà de ce à quoi le bouddhismeaccepterait de souscrire, mais devrait satisfaire aux exigences bouddhistes dunon-soi (anattā). »

Lesujet qui nous occupe n’intéresse pas seulement les philosophes, lesthéologiens, les spécialistes de religion comparée. Il relève également de lapsychologie profonde, de la psychanalyse et de la psychothérapie. À ce titre,il éveille depuis longtemps l’attention du Dr. Jean-Pierre Schnetzler dont on connaît les mérites pourl’établissement de centres tibétains à travers la France. Ses convictions enDharma bouddhique n’ont jamais affecté son ouverture d’esprit pour les autresvoies spirituelles, comme en témoignent LesCahiers du bouddhisme et une sympathie avouée pour les valeurs duchristianisme. Voici, par exemple, ce qu’il écrivait sous le titre : « L’irréalité du moi et lalibération »  :

« La saisied’un Moi comme une entité réelle au sens ultime, c’est sur ce concept que portela négation du Bouddha, sur un concept qui pose le Moi comme une entité ultime,absolue, autonome, existant par elle-même, ayant en elle-même sa raisonsuffisante; elle ne porte pas sur l’existence du Moi considéré comme quelquechose de relatif, interdépendant, d’un Moi empirique tel que nous allonsl’étudier de plus près au niveau de la réalité relative ou conventionnelle. Eneffet, un tel Moi, corrélatif de l’existence d’autrui et de l’opposition du Moià autrui est le fondement pratique et dualiste de notre existence de tous lesjours telle que nous la connaissons et la vivons; il est aussi le fondement dela souffrance universelle (p. 40)… La confusion de ces deux significations estpathogène ; elle engendre la maladie et la souffrance, parce qu’elle estun attachement passionnel pour ce qui n’a en fait que valeur de moyen, une valeurfonctionnelle d’ailleurs indiscutable, le Moi étant quelque chose de trèsprécieux, mais dont la réalité est variable et transitoire, et dont le drameest qu’il se prend pour quelque chose d’absolu. Pourquoi le Moi est-il ainsisurvalorisé ? Les motifs restent à préciser, mais on peut penser quel’attribution au Moi de qualités telles que la solidité, la permanence,l’unicité est empruntée au monde des objets matériels… et au premier rang deces objets, par notre propre corps (p.41)… Il est nécessaire d’avoir d’abord unMoi qui fonctionne bien, un Moi fort, comme le disent les psychanalystes(p.46)… Toute l’activité mentale de notre Moi est égocentrée, se prend pour lecentre du monde : elle est égoïste. Sa vision du monde est toujourspartielle, partiale, naïvement; nous absolutisons toujours notre point de vue.De par son fonctionnement même, la vision du Moi est toujours dualiste… Toutcela doit être dépassé. « Conformément à la vérité qui est en Jésus, ilvous faut, renonçant à votre existence passée, vous dépouiller du vieilhomme », dit saint Paul (Éphésiens IV,20-22), et il ajoute :« Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi (GalatesII,20). » Ainsi, le christianisme enseigne aussi à tuer le vieil Adam, àtuer le Moi. C’est un symbolisme général dans toutes les doctrinestraditionnelles (p. 46-47). »

Icis’achève notre citation du Docteur Schnetzler.

Quiconquea une certaine connaissance de la philosophie de la personne, notamment encontexte chrétien, se rendra compte que l’ego freudien ne lui est nullementidentique. La vraie personne humaine (qu’on se souvienne de la première partiede notre exposé) est même à l’opposé de cette citadelle fermée sur soi,égoïste, siège des angoisses et des obsessions. Elle se situe aux antipodes. Lapersonne chrétienne correspond davantage au parfaitement libéré du bouddhismeque décrit avec lyrisme W.Rāhula. C’est une chose qu’a bien vue, non sansune certaine audace, le Père Massein,dans sa Postface au livre de Buddhadāsa,Un bouddhiste dit le christianisme aux bouddhistes  :

« Dans meséchanges avec les bouddhistes, ce qui m’apparaît de plus en plus estl’apophatisme bouddhique concernant la personne : tout se passe comme s’ilfallait écarter toutes les notions susceptibles de pervertir cette réalitémystérieuse – la personne – qui n’est jamais nommée; et aux yeux desbouddhistes, l’ātman – toutcomme l’âme ou la réalité phénoménale individuelle – est une de ces notions.L’enseignement de Buddhadāsa me paraît bien aller dans ce sens : “Pasde Soi, en Soi, pour Soi”, répète-t-il sans cesse. Ce qu’il veut exorciserainsi, c’est la tentation de s’appuyer sur une réalité autonome, principed’auto-suffisance… alors que la loi de l’amour est l’hétéronomie. La personneest justement le principe de communion qui fait exister un sujet comme ouvertaux autres, et lui permet de transcender les limites de son individualité commede surmonter ses tentations d’autonomie et de fermeture. La notion bouddhiqued’anattā ne serait-elle pas plusproche de la notion de personne que la notion d’ātman ? Lorsqu’un bouddhiste entend cette parole duSeigneur : “Qui veut sauver sa vie, la perdra; mais qui perd sa vie àcause de moi, la sauvera”,son cœur vibre à l’unisson du nôtre; n’aurions-nous pas là une expressionchrétienne de l’anattā ? »

Cen’est pas ici le lieu de présenter le livre du Vénérable Buddhadāsa. Nous en parlons ailleurs.En toute hypothèse, nous sommes en présence d’un être d’exception. Par sonenvergure spirituelle, aussi par son courage et son ouverture au christianisme.Ce qui ne veut pas dire qu’un chrétien souscrirait à toutes ses argumentations.Il est inévitable qu’il n’ait pu saisir toutes nos valeurs, comme nous neréussissons pas à toujours bien comprendre le bouddhisme. Son ouvrage futpublié en français à l’initiative du Père Pierre Massein O.S.B. et grâce auxlabeurs de traduction du Père Edmond Pezet,prêtre de la Société Auxiliaire des Missions. Ce dernier vécut des années enThaïlande et est sans doute un des missionnaires les mieux au courant dubouddhisme de ce pays. Nous tenons à le citer parce qu’il eut évidemment àrencontrer notre problème, comme en témoigne son article récent: Les religions…celles des autres et la nôtre,paru dans la Lettre aux Communautés dela Mission de France.

« Le point surlequel le bouddhisme s’est démarqué de l’hindouisme, c’est en proclamant “pasd’Atman !”, c’est-à-dire pasd’Atman individuel : pas de “principe” éternel de l’individu, pour entreren union-identité avec le Brahmanuniversel. Car parlerd’un principe éternel, absolu, ultime, de l’individu particulier contrediraitla dualité du particulier individualisé, multiple. Il faut dire aussi que laproclamation “pas d’Atman individuel”n’est pas, dans la perspective bouddhiste, une négation, de mode indicatif, “dece qu’il y a ou de ce qu’il n’y a pas”, mais une consigne existentielle, demode performatif : “Qu’il n’y ait pas d’attachement à un soi individuel,pris comme valeur ultime !”… “Pas d’Atman”est pour les bouddhistes vérité éthique, fonctionnelle;le point de vue spéculatif (ontologique, métaphysique) est sans intérêt, deleur point de vue existentiel, pratique.”

Le bouddhisme le plus radical, nonthéiste, voie du “Non soi”, du “Vide”, qui paraît évacuer toute valeurpersonnelle, au moins théoriquement, en fait ne vise à “vider” quel’attachement indu, égocentrique, à son propre “soi” individuel, particulier,érigé en valeur absolue. Les valeurs de ce que nous appelons la “personne” sontdésignées comme “Non soi”. Ce n’est pas à entendre comme la négation ou lereniement de “soi”, mais c’est la conversion du soi individuel, sonretournement. C’est la négation de l’égocentrisme, la kénose, le “Vide”.

Ce que les bouddhistes désireraientfaire remarquer aux chrétiens, c’est que, à leur avis, s’ils veulent vraimententrer dans la voie spirituelle, ils devraient renoncer à vouloir sauvegarderintact leur attachement à leur individualité particulière (puggala) jusqu’au terme ultime de la Voie. Salut ultime etindividualité particulière, ce n’est pas du même ordre de vérité : l’un,Ultime, inconditionné de vérité ultime, l’autre d’expérience empirique, devérité relative, conventionnelle.

Mais alors, disent les chrétiens,sans sauvegarde des individus, le salut ultime est fusion des individualitésdans le grand Tout : c’est du monisme, du panthéisme. Telles leurapparaissent la mystique fusionnelle de l’hindouisme et la mystique bouddhistedu Vide, du Non soi, du Nirvā(“extinction”,cela revient à peu près au même). Or, pour les chrétiens, le salut ultime,communion avec Dieu, c’est “l’union sans confusion”, c’est la permanence de larelation personnelle dans la communion. Dieu, l’Ultime, est personne, relationtri-personnelle. Oui, mais la personne dont les chrétiens affirment lapermanence, et le particulier individualisé, multiple, de l’expérienceempirique, cela recouvre-t-il le même sens, la même valeur au sensspirituel ? Les chrétiens affirmeraient-ils que Dieu est individu,tri-individuel ? La désignation “individu” ne concerne qu’unesignification matérielle, empirique, relative à l’expérience empirique.“Personne” renvoie à une signification spirituelle, vraie d’expériencespirituelle; dans la perspective bouddhiste : An-attā, Non soi, vide de soi. »

Nousne pouvons entrer ici dans une comparaison entre le Zen et la foi, ce qui nous entraînerait trop loin et déborde lecadre de notre exposé. Il est cependant manifeste que les chrétiens quipratiquent le zazen ont dû forcémentrencontrer le problème qui nous occupe. Ne sont-ils pas en quête d’unerencontre impersonnelle avec l’Être ? Celle-ci est-elle compatible avec laprière chrétienne ? Un premier aperçu se trouve dans le petit livred’Alain Delaye « Le Zen et lafoi ». On y citeet commente brièvement la position des pionniers du dialogue : EnomiyaLassalle, Ichiro Okumura, Shigeto Oshida, Thomas Merton, Aelred Graham,Heinrich Dumoulin, William Johnston. On aurait pu ajouter J.K. Kadowaki. Il vade soi que les livres mêmes de ces divers auteurs ont des études nuancées surla question.

Lesbouddhistes apprécieraient, je crois, les vues de Tauler parlant du fond del’âme. Chögyam Trungpa stigmatise« un flux continu de bavardage mental ponctué par des éclats plus coloréset intenses d’émotions ». Il nous souhaite « perçant au-delà del’agitation, de la pensée discursive, la couche nuageuse de bavardage qui nousemplit l’esprit. »« La motivation inspirée provient de quelque chose qui est au-delà de lapensée, au-delà des concepts du bon et du mauvais, du désirable et del’indésirable. Au-delà de la pensée se trouve une sorte d’intelligence qui estnotre nature fondamentale, notre fonds, une intelligence intuitive primordiale…Ce type de motivation n’est pas intellectuel : il est intuitif. »Cependant, au moment où il décrit ce fond, il le représente comme un purespace, un désert, ce quicorrespond à la philosophie du Vide.Gardons-nous d’y voir une entité métaphysique. C’est plutôt une dispositionpsychologique, « une façon ouverte et créative de traiter les situations. »

Ausein du Mahāyāna existe uneécole Yogācāra quiressemble à l’idéalisme de Fichte. Un seul grand Je y occupe la scène métaphysique; les sujets individuels ne sontque l’affleurement empirique de ce Moi éternel qui se pense lui-même. Cet Esprit s’appelle « cognitionself-lumineuse » ; l’école est dénommée citta-mātra (esprit seulement).

Ontrouvera un bref exposé sur cette école dans un excellent petit livre : Méditation progressive sur la Vacuité.Enseignement du Khenpo Tsultrim Gyamtso .Plus intéressant à notre propos est le chapitre qu’il consacre à la Voie des Mādhyamika Shentong ou Vacuité qualifiée.Lama Denys Teundroup s’exprime ainsi à ce sujet dans l’article Vajrayāna qui a paru dans le Dictionnaire des Religions dePoupard :

« Le tantrayāna s’appuie sur les pointsde vue cittamātra et madhyamaka. Certaines de ses écoles lesintègrent dans la perspective dite des madhyamakachentong qui, tout en s’appuyant sur la démarche des mādhyamika classiques alors appelée madhyamaka rangtong, littéralement du “vide de nature propre” ou“vide de soi”, met en valeur les qualités inhérentes à la vacuité. Le terme chentong qui caractérise cette approche madhyamaka signifie littéralement “vided’autre”, et s’interprète comme la “perfection absolue”, “vide de quelque chosequi lui soit autre”, ce vide d’altérité étant celui des souillures adventicesque sont les illusions de la saisie dualiste. Śhūnyatā est alors une plénitude de vacuité ou“vacuité-plénitude”, le vide de toute illusion étant concomitant avec laplénitude de la réalité ultime, ou perfection absolue qui, bien que sa naturesoit absente de tout concept, est appelée dans le vajrayāna : luminosité-vide ou claire lumière. Toutes lesécoles madhyamaka ne développent pasle point de vue du madhyamaka chentong,mais elles ont néanmoins des perspectives très similaires, même si certainesformulations diffèrent. »

Onremarquera que pareille manière de se représenter la Vacuité semble moinséloignée que celle du madhyamaka rangtongd’une conception « théiste ». Les chrétiens qui étudient ces choses ytrouvent un réel intérêt. C’est par exemple le cas de François Chenique, quilui consacra un article dans Les Cahiersdu bouddhisme et prépare une édition du texte fondamental de cette école. Il explique bienles polémiques qui, historiquement, entourent l’interprétation de ce traité. Ence domaine, on ne peut éviter des distinctions qui nous semblent subtiles, maisqui s’imposent, vu la gravité de l’enjeu. On y rejoint, dans le vocabulaire desphilosophies de l’Inde et des érudits du Tibet, la précieuse (mais trop souventoubliée) tradition de l’apophatisme chrétien.

IV. Lenon-moi du christianisme

Letitre de cette partie n’a pas l’intention d’être provocant ni d’afficher uneoriginalité indue. Ce n’est qu’un rappel de textes fondamentaux, on pourraitpresque dire fondateurs, de la spiritualité chrétienne. Le premier est l’hymnesolennelle qui se trouve dans l’épître de saintPaul aux Philippiens (2,5-11): « Ayez entre vous la pensée même quifut en Christ Jésus. Lui qui, subsistant en forme de Dieu, n’a pas estimé commeune usurpation d’être égal à Dieu, mais il s’est anéanti, prenant formed’esclave, devenant semblable aux hommes. Et par son aspect reconnu pour unhomme, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort surune croix ! C’est pourquoi Dieu l’a souverainement exalté et l’a glorifiédu nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genoufléchisse, dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langueproclame que Jésus Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père. »Pour notre propos, on aura remarqué combien sont fortes les expressions quisoulignent l’abaissement du Christ dans son incarnation : « Il s’estanéanti, prenant forme d’esclave ». Le texte grec original est on ne peutplus proche de la Vacuité bouddhique et de son anattā, quand il dit Allaeauton ekenôsen (il s’est vidélui-même) morphên doulou labôn.

Saint Paul, aux Romains (12,1) en tirera les conséquences pour nous :« Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vospersonnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu : c’est là le cultespirituel que vous avez à rendre. »

Encela, il n’était nullement novateur. Jésuslui-même y avait exhorté les siens. Je le cite dans saint Marc (8,34-36), mais on a uneformulation quasi identique en Matthieu et en Luc : « Appelant lafoule en même temps que ses disciples, il leur dit : “Si quelqu’un veutvenir à ma suite, qu’il se renonce,qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive ! Car celui qui voudrasauver sa vie la perdra, mais celui quiperdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. »

Parmiles dernières déclarations publiques de Jésus : « En vérité, je vousle dis: si le grain de blé jeté en terre ne meurt pas, il reste seul ;mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Qui aime sa vie la perd, et quihait sa vie en ce monde la conservera pour la vie éternelle. » (Jean 12,24-25).

Onpeut lire ce beau témoignage sous la plume d’un bouddhiste de grande classe, lemaître thaïlandais Buddhadhāsa :« Du point de vue d’un bouddhiste, Jésus a triomphé à la fois dans samission et comme individu (or Buddhadhāsa sait parfaitement qu’à premièrevue la passion et la mort sur la croix furent un échec). En tant que personne,il n’était pas lié à ce monde ni aux choses mondaines. Dans sa mission, ilréussit à en convertir d’autres en mettant sa vie en jeu. En d’autres termes,il avait survécu à toutes sortes d’enchevêtrements (entanglements), quels qu’ils soient, au sens bouddhiste du mot. “Ômoines, disait le Seigneur Bouddha, je suis maintenant libre de toute espèced’entraves (shackles), qu’ellessoient divines ou humaines, et vous tous, vous êtes aussi libérés de touteespèce d’entraves, qu’elles soient divines ou humaines.” Il vise à l’ultimevictoire par-dessus tout le reste. Nous pourrions donc dire qu’un des traitsles plus importants dans un prophète, c’est qu’ils sont tous des vainqueurs.Nous, bouddhistes, regardons Jésus comme l’un des vainqueurs. »

« Va,vends ce que tu possèdes et suis-moi » , dit Jésus au jeune hommeriche (Marc 10,21). Or il ne s’agit pas seulement de renoncer aux biensmatériels. Il faut surtout se renoncer soi-même, comme nous y invite l’Imitation de Jésus Christ : « Fili,relinque te et invenies me ».Et comme le réalisa saint Paul : « Je suis crucifié avec le Christ.Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. »

MauriceBlondel écrit : « L’hommene peut gagner son être qu’en le reniant en quelque façon pour le rapporter àson principe et à sa fin. Renoncer à ce qu’il a de propre et anéantir ce néantqu’il est (anéantir tout ce qui, en nous, est néant, c’est-à-dire tout ce quin’est pas amour), c’est recevoir cette vie pleine à laquelle il aspire, maisdont il n’a pas la source en soi. Il faut donner le tout pour le tout. »

Àce niveau, on rejoint comme naturellement les affirmations audacieuses de Maître Eckhart, qui attirent à bon droitl’attention de nos contemporains. Ceux d’entre eux qui ont une certaineconnaissance de l’hindouisme ne manquent pas de le comparer avec l’acosmisme deShankara, « ce bouddhistedéguisé ». Et bien qu’il faille tenir compte de distinctions importantes,les travaux sérieux en ce domaine ne manquent pas de nos jours.

Certainslivres sur le Yoga, avec moins detechnicité, ont des réflexions judicieuses sur les diverses voies de lacontemplation, qu’elles s’enracinent dans les religions orientales ou dans la mystiquechrétienne.

Deson côté, saint Jean de la Croixmérite l’intérêt des spécialistes de religion comparée. Représentantremarquable de notre tradition apophatique, le radicalisme de son détachementle rend proche de l’anattābouddhique bien comprise. Évidemment, le fond doctrinal de la religion révéléen’est pas celui des Quatre nobles vérités. Mais si l’examen est fait avec lesrestrictions légitimes, on comprend l’emprise de sa spiritualité sur lesbouddhistes qui en ont fait la découverte.

Ungrand spirituel de notre temps, Dom BèdeGriffiths, réalisant une heureuse synthèse des traditions orientales et desexpériences chrétiennes, eut évidemment l’attention attirée par le problème dela personnalité. Au soir de sa vie, un petit livret, The Universal Christ nous donne l’essentiel de ses réflexions. On y trouve d’une part desformulations « teilhardiennes » sur l’union des personnes dans leCorps Mystique qui englobe l’humanité (p. 9, 11, 23, 60). Par ailleurs, influencépar l’hindouisme, il est vigoureux dans son insistance sur le détachement dufaux moi, du sujet empirique (p.37, 38, 43, 50), à quoi l’aide la divisiontripartite de l’homme en anthropologie. En voici un exemple (p.38) :

Le vrai soi (The true self)

« Desêtres humains pleinement réalisés sont plus que corps et âme (psychè). Ils sontcorps, âme et esprit. L’esprit est là, à l’intérieur de tout être humain. Seréférer consciemment à “l’esprit” est, dans les termes de Jésus, découvrir levrai soi. Sans cette “réalisation de soi”, nous vivons comme des êtres humainsisolés. Nous ne sommes pas accomplis et manquons notre destinée d’êtreshumains. Unis à notre personnalité vraie et transcendantale, nous trouvonsnotre union au Christ. En outre, nous découvrons une vraie unité ou communionavec les autres. Toutes les barrières de séparation sont dépassées. Plusencore, nous trouvons une unité avec toute la création. L’unité du genre humainne peut jamais être atteinte au seul niveau du corps et de l’âme. Ce n’est quelorsque nous nous éveillons au vrai soi que nous pouvons trouver la vraieharmonie avec les autres et avec l’ordre créé. »

Catherine de Sienne (1347-1380) n’étaitcertes pas dénuée de personnalité. Cette simple vierge italienne eut assezd’ascendant sur le Pape Grégoire XI établi en Avignon pour l’amener à rentrer àRome, en 1337. Sa vie mystique était franchement nuptiale, toute d’amour pourson Seigneur (« Pense à moi, je penserai à toi »). Ce qui nel’empêcha point d’écrire ces lignes : « L’homme n’est rien parlui-même, il ne possède rien. Il n’existe qu’en son Créateur dont il a reçutout ce qu’il possède. Uni à ce Créateur qui est l’Amour infini, l’éternelleVérité, la Sagesse innée, cet homme participe aux qualités de Dieu, dans leslimites humaines naturellement… L’amour de son moi, c’est-à-dire de quelquechose qui, en soi, n’a pas de réalité, mène au néant, c’est la poursuite d’unobjet toujours fuyant parce qu’inexistant. Un amour si purement égoïste n’estrien, la vérité lui échappe, sa sagesse se révèle folie, sa justice injustice,et pour finir les déceptions et les erreurs le conduiront à l’enfer, au démon,qui est déception et stérilité. »

JeanTauler (1300-1361), dominicain deStrasbourg, est, dans la lignée de Maître Eckhart, un bon représentant de lamystique rhénane. Voici ce qu’il écrivait sur le thème : Comment nous préparer à recevoirl’Esprit  : « La première et principale préparation pour recevoirle Saint-Esprit, c’est le vide. Plus ce vide est complet, plus la capacité estgrande… Laissez-vous donc prendre par l’Esprit-Saint. Qu’il vous vide, qu’ilvous prépare lui-même, de telle sorte que vous ne vous attachiez à rien, quevous paraissiez ne rien faire, ne rien sentir, mais seulement vous plonger dansvotre pur néant. Si telle n’est pas votre attitude, à coup sûr vous mettrezobstacle au Saint-Esprit, qui ne pourra pas agir en vous dans la plénitude desa force. Mais hélas! personne ne veut entrer dans cette voie. »

Nulne soupçonnera l’orthodoxie de saintBernard. Admirable commentateur du Cantiquedes cantiques, il est un des représentants achevés d’une mystiquepersonnelle. Or il sut aussi exprimer des vues qui ne nous semblent pas trèséloignées de la śūnyatā.Ainsi dans cette page du Traité del’amour de Dieu :

« Seigneur,que votre volonté s’accomplisse sur la terre comme au ciel. » Ô amourchaste et saint! Ô suave et douce affection! Ô intention pure et désintéresséede la volonté, et d’autant plus désintéressée et plus pure qu’elle ne retienten soi aucun mélange d’esprit propre, d’autant plus suave et plus douce qu’ellene ressent plus rien que de divin. Être transformé de la sorte, c’est êtredéifié. De même qu’une petite goutte d’eau versée dans une grande quantité devin semble perdre tout son être et prendre en même temps la saveur et lacouleur du vin, de même qu’un morceau de fer tout embrasé et tout pénétré dufeu, dépouillé de la forme première qui lui était propre, ressembleparfaitement au feu lui-même, et de même encore que l’air de toutes partséclairé par la lumière du soleil devient si semblable à cette même clarté de lalumière que vous la prendriez plutôt pour la lumière même que pour un airpénétré de lumière, ainsi, toute l’affection humaine, chez les saints, se fondelle-même comme nécessairement d’une manière inexprimable et se transformealors tout entière en la volonté de Dieu. Comment pourrait-on dire autrement eten vérité que Dieu est tout en nous, s’il devait rester encore en l’hommequelque chose de l’homme? Sa substance, il est vrai, demeurera, mais sous uneautre forme, dans une autre gloire, et avec une autre puissance. »

Onpourrait encore citer plusieurs passages où l’auteurde l’Imitation se montre extrêmement proche de la Vacuité. Il est convaincude son néant devant Dieu. Ainsi au livre III :

Chap. 14,3 : « O quam profundesubmittere me debeo sub abyssalibus judiciis tuis, Domine : ubi nihilaliud me esse invenio quam nihil et nihil!… O pelagus intransnatabile :ubi nihil de me reperio quam in toto nihil! » « O combienprofondément dois-je me soumettre à vos jugements insondables, Seigneur, devantlesquels je découvre que je ne suis qu’un rien, qu’un néant !… O merinfranchissable où je ne trouve aucune autre chose de moi sinon qu’un néantdans ce qui est tout. »

Chap. 31,2 : « Et quidquid Deusnon est, nihil est, et pro nihilo computari debet. » « Tout ce quin’est pas Dieu n’est rien et doit être compté pour rien. »

Chap. 40,1 : « Domine, nihilsum, nihil possum, nihil boni ex me habeo ; sed in omnibus deficio, et adnihil semper tendo. » « Seigneur, je ne suis rien, je ne puis rien,je n’ai de moi-même rien de bon, mais je suis déficient en tout et je tendstoujours au néant. »

NOTES