24e dimanche du Temps ordinaire – année A

Scourmont, 13 septembre 2020

Si 27, 30–28, 7 - Ps 102 (103), 1-2, 3-4, 9-10, 11-12

Rm 4, 7-9 - Mt 18, 21-35

Le pardon entre frères

1. Questions préalables

Le pardon est-il possible ? L’évangile de ce jour ne pose pas direc­tement la question ; il dit simplement qu’il faut pardonner, que nous devons pardonner, sans en préciser les modalités, ni s’il faut s’y préparer ou s’il y a un cheminement qui peut y conduire. Il faut pardonner

 

Pierre pose la question du pardon pour des fautes. La parabole, elle, parle de dettes de serviteurs envers leur maître. Nous pourrions penser qu’il s’agit de deux questions différentes : une dette d’argent ne semble pas être, à première vue, une offense faite à une personne. L’ambiguïté trouve son origine dans une question de vocabulaire. En français, nous disons pardonner une faute (ou un péché) et remettre une dette ; or, en grec comme en latin, un seul et même verbe est utilisé dans les deux cas (aphièmi et dimittere). C’est comme si une faute créait une dette envers celui qui est offensé, et le pardon serait alors une remise de cette dette. C’est ainsi que peut se comprendre cette parabole par rapport à la question posée.

Rien n’est dit non plus, dans ce texte, sur la nature de la faute, du « péché » comme dit le texte. Nous ne trouvons aucune liste d’offenses qui pourraient être pardonnées, en supposant que celles qui ne seraient pas dans la liste seraient exclues du pardon. On peut simplement supposer qu’il s’agit d’une chose grave, très grave .

Quoi qu’il en soit, deux points principaux semblent se dégager de cet évangile : le pardon est directement lié avec l’attitude de Dieu à notre égard ; et la vitalité d’une communauté chrétienne dépend du pardon que peuvent se donner les membres entre eux.

2. Pardonner car Dieu pardonne

Nous devons pardonner car Dieu pardonne : c’est l’enseignement essentiel de cette parabole utilisée par Jésus pour répondre à la question de Pierre. Notre dette vis-à-vis de Dieu est immense. Elle ne peut même pas se mesurer en talents ou en pièces d’argent. À Dieu, nous devons tout. C’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être, comme le disait saint Paul aux Athéniens (Ac 17, 28). Sans lui, nous n’existerions pas, sans lui nous ne pourrions rien faire, non seulement ne rien faire de bien – ce qui est assez évident –, mais ne rien faire du tout. C’est ce que veut exprimer la somme faramineuse due par le serviteur, car ce que Dieu nous a donné, et donc la dette que nous avons vis-à-vis de lui, est incommensurable.

Et donc, nous ne pouvons pas rembourser Dieu, puisque nous n’avons rien en propre : tout ce que nous avons vient de lui. En fait, Dieu ne nous demandera jamais de lui rembourser ce qu’il nous a donné ; il exigera seulement que nous admettions que cela ne vient pas de nous, mais de lui. C’est ce que l’on appelle la reconnaissance ou l’action de grâce vis-à-vis de Dieu.

Le serviteur de la parabole, même s’il semblait insolvable, avait pourtant promis de tout rembourser. Alors le maître s’était laissé toucher par sa bonne volonté, et il lui avait remis sa dette. Mais, comme la suite du récit le montre, il a été en quelque sorte trompé par ce serviteur. En effet, celui-ci, finalement, n’avait prêté à son compagnon que ce qu’il avait lui-même reçu du maître, et donc, ce qui n’était pas à lui. Pourquoi alors être si exigeant pour être remboursé comme si c’était son bien propre ? Je ne peux pas réclamer pour moi ce qui ne m’appartient pas. Ne pas pardonner à notre frère, c’est ne pas reconnaître que nous sommes, nous-mêmes, d’abord bénéficiaires de la bonté de Dieu et de son pardon.

3. Pardonner construit la communauté

Dans la parabole, la vérité ne tarde pas à se dévoiler par l’intermédiaire des autres serviteurs. En effet, dans une communauté, tout se sait ou finit par se savoir. Les compagnons du serviteur se rendent compte de la situation : deux d’entre eux ont eu un différend, et l’un a fait jeter l’autre en prison pour qu’il rembourse sa dette. La situation est grave ; elle concerne toute la communauté, qui risque d’en pâtir. Alors, ils vont tout raconter à leur maître, car c’est à lui qu’il revient d’intervenir. Refuser de se pardonner est grave ; même si deux personnes seulement sont impliquées, c’est tout le groupe qui peut en souffrir gravement, et il faut que le maître intervienne.

Cela ne peut que nous interroger, nous qui faisons profession de vivre en communauté. Savons-nous pardonner au frère qui nous a fait du tort ? Je ne suis pas sûr que la réponse soit toujours évidente, à moins d’être de mauvaise foi ou de se boucher les yeux. Les occasions de pardonner sont multiples, et il n’est jamais facile d’y donner suite.

4. Pardonner dans la règle de saint Benoît

La règle de saint Benoît ne cite pas ce texte de saint Matthieu. Mais le thème du pardon y est bien présent, en particulier lorsqu’elle traite de l’office liturgique : « La célébration du matin et du soir [Laudes et Vêpres] ne s’achèvera jamais sans que, à la fin, l’oraison dominicale [le Notre Père] soit dite par le supérieur, de façon à être entendue par tous à cause des épines de disputes qui se produisent d’ordinaire [en communauté]. Ainsi, s’étant mis d’accord avec l’engagement pris par cette prière : Pardonne-nous comme nous pardonnons nous-mêmes [ou bien : Remets-nous comme nous remettons nous-mêmes], qu’ils se débarrassent de cette sorte de vice » (RB 13, 12-13).

Benoît ne se fait pas d’illusion : des disputes entre les frères, de la matière pour le pardon, il y en a chaque jour. Parfois, il est trop dur de dire cette prière soi-même ; alors c’est le supérieur qui la dit au nom de tous, et, comme il représente le Christ dans la communauté, c’est un peu comme si c’était le Christ lui-même qui intercédait pour ses frères auprès de son Père, le matin, pour toutes les fautes de la nuit, et le soir, pour celle de la journée qui se termine, pour que tous puissent faire la paix entre eux avant le coucher du soleil (cf. RB 4, 73). Le pardon fait partie du quotidien de toute vie chrétienne. Dans le monastère ou en dehors du monastère, il faut pardonner.

5. Conclusion : pardonner pour être de vrais fils et de vrais frères

« Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout ce qu’il devait. C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. » Pardonner au frère qui m’a offensé, c’est retrouver la communion avec lui, en retrouvant la communion avec le Père, lui qui nous rend tous frères de son Fils en son Esprit d’amour.