Internoviciat – conf. 6

 

 

La rencontre de l’Autre au cœur de la violence

Le message des sept moines de Tibhirine 

 

          Il y a déjà plus de 30 ans qu’un groupe de sept moines cisterciens-trappistes étaient enlevés, puis tués en Algérie. Leur enlèvement, leur captivité puis leur mort suscitèrent de vives émotions ainsi que de quasi-unanimes condamnations dans tout le monde occidental, aussi bien musulman que chrétien.

          Je rappelle tout d’abord très rapidement les faits, qui sont d’ailleurs assez bien connus : Au cours de la nuit du 25 au 26 mars 1996 un groupe d'hommes armés fit irruption dans le monastère de Notre-Dame de l'Atlas à Tibhirine en Algérie et séquestra les sept moines qu'ils y trouvèrent. Au bout d’une longue attente d'environ un mois, durant laquelle on ne sut rien ni d’eux ni de leurs ravisseurs, un premier message signé par un chef du GIA (Groupe Islamique Armé) du nom de Djamel Zitouni revendiquait l'enlèvement des moines et proposait au président de la République française leur libération en contrepartie de celle de prisonniers islamistes. Finalement, après un autre mois d’attente, au cours duquel il y eut diverses tractations sur lesquelles la lumière n’a pas encore été faite totalement, et qui échouèrent, un deuxième communiqué annonçait leur mort. Quelques jours plus tard on célébrait dans la cathédrale d’Alger leurs funérailles, en même temps que celles du Cardinal Duval, décédé quelques jours auparavant, et ils étaient enterrés dans le cimetière du monastère à Tibhirine même, en présence d’une population locale entièrement musulmane qui les aimait et qui pleurait leur mort.

          Ceci est évidemment un résumé très bref des faits. Pour les interpréter, je crois que nous pouvons prendre notre inspiration dans le Testament de Dom Christian de Chergé, prieur de la communauté de Tibhirine et l’un des sept moines assassinés. Ce testament spirituel écrit deux ans avant les événements et ouvert le dimanche de la Pentecôte 1996, quelques jours après l’enterrement des moines, restera sans doute l’une des plus belles pages de la littérature religieuse du 20ème siècle. Les premières lignes de ce Testament nous donnent tout de suite le cadre de notre analyse :

S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui –

d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant

tous les étrangers vivant en Algérie,

j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille,

se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays.

......

Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes laissées dans l’indifférence de l’anonymat.

 

          Christian est un moine qui a choisi de vivre dans la solitude une communion avec Dieu. Il sait cependant qu’une communion authentique avec Dieu n’est pas possible sans une communion tout aussi authentique avec ses frères, comme avec l’Église et la société. Il conserve tous ses liens avec ceux qu’il appelle, non sans une touche d’intimité : ma communauté, mon Église, ma famille. Sa vie n’a pas été simplement « donnée à Dieu » ; ce don à Dieu a été incarné dans un don à « ce pays », l’Algérie, qu’il aimait tant. Et, finalement, il n’oublie pas que s’il était victime de la violence qui engloutissait alors l’Algérie, il ne serait qu’une des milliers de victimes de la même violence.

          Ce texte fut rédigé dans un contexte bien précis du drame algérien. Il porte deux dates : « Alger, 1er décembre 1993 et Tibhirine, 1er janvier 1994 ». La première date correspond au moment où, après les attentats dans le métro de Paris et la prise d’otages des passagers d’un Airbus français qui s’était terminée dans le sang à l’aéroport de Marseille, le GIA (Groupe islamiste armé) demandait à tous les étrangers de quitter l’Algérie, les menaçant de mort. C’est le jour où Christian rédigea la première mouture de son Testament. Le texte reçut sa forme finale un mois plus tard. Entre-temps, divers événements tragiques étaient survenus. D’abord douze ouvriers Croates chrétiens avaient été égorgés à Tamezguida, à quelques kilomètres du monastère ; et, durant la soirée du 24 décembre, six islamistes armés étaient venus au monastère en présentant des requêtes et des exigences. Durant les jours suivants, les moines avaient longuement réfléchi en communauté sur l’opportunité de rester ou de partir. Ils avaient finalement opté unanimement pour rester. Parmi les raisons de rester étaient leur solidarité avec la population locale.

 

Des hommes et des dieux 

          Au cours des années qui suivirent quelques livres et articles furent écrits sur ce qu’avaient vécu ces moines au milieu de la population algérienne et en particulier sur leur implication – tout spécialement l’implication du prieur de la communauté, Père Christian de Chergé, dans le dialogue interreligieux. En même temps quelques personnes qui avaient été près de moines dans leurs dernières années et quelques journalistes de réputation internationale se posaient des questions sur les circonstances réelles de l’enlèvement des moines, de leur captivité et de leur mort.

          Sept ans après la tragédie de Tibhirine, aucune enquête criminelle n’avait été faite ni en Algérie ni en France sur cet événement. Cela était d’autant plus surprenant que, normalement chaque fois qu’un ressortissant français est tué ou pris en otage, quelque part dans le monde, la France ouvre immédiatement une enquête judiciaire. Dans ce cas, aucune enquête n’avait été faite. La version officielle était tout simplement qu’une des nombreuses cellules du GIA, sous la direction de Djamel Zitouni, avait enlevé, puis exécuté les moines. C’est alors que plusieurs membres de la famille d’un des moines se joignirent à moi, et nous avons déposé un « plainte » contre X auprès de la justice française, et cette plainte conduisit à l’ouverture d’une enquête criminelle. Cette enquête suscita un intérêt renouvelé concernant la communauté de Tibhirine et des conditions dans lesquelles elle avait vécu au milieu de la population algérienne.

          C’est alors qu’Étienne Comar, un producteur, réalisateur et scénariste français, eut l’idée de produire un film qui irait au-delà de toutes ces enquêtes et analyserait ce qu’avait vécu chacun de ces moines en sa conscience intime et ce qu’ils avaient vécu ensemble comme communauté. Étienne Comar, qui rédigea le scénario du film en confia la réalisation à Xavier Beauvois, et le résultat fut le film Des hommes et des dieux, que vous avez probablement tous et toutes vu.

          Ce film, qui n’est pas un documentaire, mais bien une fiction se voulant aussi proche que possible de la réalité donne une vision très juste de ce que la communauté de Tibhirine a vécu dans sa relation avec la population locale au cours des trois dernières années de son existence. Ce fut un succès immédiat. Le film fut primé au Festival de Cannes en 2010 et fut choisi pour représenter la France aux Oscars et reçut le César du meilleur film le 23 février 2011. À la mi-octobre, quelques mois après sa sortie, le film affichait déjà 2 millions d’entrée.         

          Ce film concourut grandement à faire connaître Tibhirine et la situation de l’Algérie dans le monde entier. Dès lors qu’on commença à se poser la question d’une possible béatification des moines de Tibhirine, on ne pouvait plus ignorer que de nombreux autres religieux, religieuses et prêtres étaient également morts à la même époque, en Algérie, et que ces quelques douzaines de victimes chrétiennes ne pouvaient pas être séparées des 200.000 ou 250.000 victimes algériennes et musulmanes de la même violence. C’est pourquoi il fut assez tôt décidé que ne seraient pas ouverts plusieurs procès de béatification mais une seule cause, où toutes les victimes chrétiennes seraient regroupées. Le procès diocésain fut ouvert dans le diocèse d’Alger et fut mené assez rapidement. Il fut ensuite transféré à Rome, et c’est ainsi que le 8 décembre dernier, Pierre Claverie et ses dix-huit compagnons et compagnes étaient béatifiés à Oran. Parmi ces dix-huit compagnons et compagnes qui appartiennent à huit familles religieuses distinctes, tous et toutes au service du peuple algérien, se trouvent nos sept moines de Tibhirine.

          Lorsque l’Eglise béatifie des personnes (ou les canonise, dans une étape ultérieure), elle n’affirme pas simplement, que ces personnes sont au ciel et jouissent de la béatitude éternelle ; elle les donne comme exemple au peuple de Dieu et à l’humanité tout entière. Le Pape François, dans son Exhortation apostolique Gaudete et exsultate sur l’appel à la sainteté dans le monde actuel, présentait les moines de Tibhirine comme un exemple d’une « sainteté communautaire ». C’est en effet la communauté de Tibhirine, en tant que communauté, qui est donnée en exemple. De même, on peut dire qu’à travers les dix-neuf martyrs d’Algérie béatifiés le 8 décembre dernier, c’est une Église locale, l’Église d’Algérie qui est donnée en modèle.

          Pour comprendre ce qu’ont vécu nos 19 bienheureux, il nous faut nous arrêter un peu sur l’histoire de cette Église d’Algérie à travers les siècles, et tout spécialement depuis l’indépendance du pays.

 

... un peu d’histoire de l’Algérie

          Il y avait eu une chrétienté florissante en Afrique du nord au temps de Tertullien, de Cyprien de Carthage et d'Augustin d'Hippone. Cette partie de l'Afrique était alors une colonie romaine. Lorsque Augustin mourut les barbares étaient aux portes de Carthage, et l'église latine d'Afrique du Nord ne survécut guère à l'écroulement de l'Empire romain d'Occident. Elle avait à peu près déjà disparu au moment des invasions musulmanes.

          Une première fondation trappiste fut faite en Afrique du Nord du temps de la colonisation française, à Staouëli, à 17 kilomètres à l'ouest d'Alger. Fondée par l'abbaye d'Aiguebelle en 1843, treize ans après la conquête de l'Algérie par les Français, cette fondation avait acquis une certaine notoriété par son développement rapide. Elle était toutefois très liée au système colonial, dans son esprit et son mode d'implantation. Pour donner une idée de ce qu’était cet esprit colonial, il suffit de mentionner qu’en 1832, deux ans après la conquête de l’Algérie, la grande mosquée Ketchaoua, le plus prestigieux lieu de culte musulman d’Alger, est occupée militairement par le corps expéditionnaire français et transformée en cathédrale catholique. Le moment où la croix et le drapeau français sont hissés sur le minaret est salué par des salves de canons provenant à la fois de la terre et de la mer.

           Cette communauté de Staouëli fut fermée en 1904, les moines se transférant à Maguzzano, en Italie. Notre-Dame de l'Atlas, une nouvelle communauté, d'un style et d'un esprit très différents fut fondée à proximité de Médéa quelque 30 ans plus tard. Cependant, même si la fondation de Staouëli fut faite dans l’esprit colonial que je viens de mentionner, on sait, par les archives de la communauté qui se trouvent à l’abbaye d’Aiguebelle, et qui ont été étudiées par Bernard Delpal, que la communauté avait déjà établi de bonnes relations avec la population locale, dont elle se voulait proche. Ces archives montrent qu’il y eut de Staouëli à Tibhirine plus de continuité qu’on ne le croit généralement.

          Comme beaucoup de monastères nés au 19ème siècle, ou au début du 20ème, la communauté de Notre-Dame de l'Atlas (Tibhirine) commença comme un refuge. Un groupe de moines du monastère de Notre-Dame de la Délivrance en Slovénie, dans la crainte d'être chassés, ouvrirent un refuge à Ouled-Trift en 1934, transféré à Ben Chicao en 1935 et à Tibhirine à 7 kilomètres de Médéa en 1938. Les archives d’Aiguebelle nous révèlent quelques éléments extrêmement Importants. Tout d’abord, le petit essaim de réfugiés qui quitte la Slovénie se rend le 9 mars 1934 à Maguzzano pour y rencontrer les derniers moines de Staouëli qui avaient quitté l’Algérie 30 ans plus tôt, assurant ainsi une sorte de continuité entre les deux communautés. Ils passent ensuite quelques jours à Aiguebelle et arrivent chez les Pères Blancs de Maison-Carrée (Al-Harrach, près d’Alger) à la fin mars. Ils s’installent sur la propriété qui leur a été désignée, à un peu plus 1000 m. d’altitude, et par un froid glacial. Aidés de 18 ouvrier arabes, ils commencent à défricher la terre et à bâtir une chapelle. Les archives contiennent cette phrase que je trouve extraordinaire : « Les indigènes de Baraouaghia… s’intéressent beaucoup aux Trappistes, car la plupart ont plus ou moins connu Staouëli ». Il est donc évident que la continuité entre les deux communautés était dans la mémoire de la population locale aussi bien que dans la mémoire des moines de Staouëli. – On peut espérer qu’un phénomène identique permettra un jour de voir refleurir la vie cistercienne trappiste à Tibhirine.

          On pourrait signaler une autre forme de continuité, toute matérielle mais non sans importance, entre les deux communautés. Les moines slovènes, après un premier essai d’établissement à Ouled-Trift en 1934, et un transfert à Ben Chicao en 1935, s’établirent finalement à Tibhirine à 7 kilomètres de Médéa en 1938, comme je viens de le dire. C’est à ce moment-là que la communauté d’Aiguebelle assume la paternité sur cette fondation. L’abbé d’Aiguebelle, Dom Bernard Delauze, décide alors de vendre la propriété de Maguzzano, au prix de 1 million de lires, pour financer l’achat de la propriété de Tibhirine. En septembre 1938, le Chapitre Général valide la vente de Maguzzano et décrète l’érection canonique de la communauté à Tibhirine. Cette érection canonique sera approuvée par le Saint-Siège le 24 novembre 1938. La boucle est refermée. On pourra ajouter que la même cloche qui appelait aux Offices à Staouëli continuera d’appeler aux Offices à Tibhirine. De plus, l’une des premières vocations de Tibhirine est quelqu’un qui était postulant à Staouëli au moment de la fermeture et qui poursuivit sa vocation lorsque les Trappistes revinrent, trente ans plus tard. Enfin, il vaut la peine de citer une dernière entrée dans le journal de la communauté. Lorsque les moines quittent définitivement Ben Chicao, où ils avaient été à peine trois ans, pour s’établir à Tibhirine, le chroniqueur note que la population se presse « …non sans larmes, car les Arabes s’étaient attachés à nous ».

          Le fait que les fondateurs de Tibhirine étaient des réfugiés slovènes n’est pas sans importance. Ils ne faisaient donc pas partie d’une entreprise coloniale. C’est sans doute partiellement à cause de ces humbles débuts que cette communauté établit des relations d'amitié et de collaboration avec la population locale qui, en quelque sorte, l'adopta. Ces liens établis avec la population locale, permirent à la communauté de passer sans grandes difficultés à travers la guerre d'indépendance d'Algérie. L'un des moines, le frère Luc, fut bien pris comme otage par le FLN, mais libéré au bout de quelques jours, dès qu’on sut qui il était.

          Ce frère, qui était médecin, eut un impact énorme sur le développement de la communauté et surtout sur son intégration dans la société locale, longtemps avant l'Indépendance de l’Algérie. Né en 1914, il avait connu encore enfant les terribles violences de la première Guerre Mondiale et les souffrances de l'après-guerre. Jeune médecin, il connut les violences de la seconde Guerre Mondiale, au cours de laquelle il se porta volontaire pour soigner les prisonniers dans les camps de concentration nazis. Entré ensuite à l’abbaye d’Aiguebelle, en France, il arrivait en Algérie en 1946. Aussitôt, il ouvrit dans l'enceinte du monastère un dispensaire où, depuis cette date jusqu'à sa mort en 1996 – donc, durant un demi-siècle -- il soigna quiconque se présentait à lui, sans regard à la nationalité, à l'appartenance politique ou à la religion. Tous l'aimaient et le respectaient parce que tous se savaient aimés et respectés de lui. Au début son dispensaire suppléait à l'absence de services publics de santé. Si l'on continua à venir à lui longtemps après l'installation d'autres dispensaires et d'hôpitaux publics dans la région, c'est qu'on trouvait chez lui non seulement un toubib au diagnostic presque toujours exact mais aussi un homme de Dieu incarnant dans son mode d'être à la fois très humain et très surnaturel la sollicitude pastorale du Fils de Dieu. Homme d'une grande liberté intérieure, muni d'un sens de l'humour désarmant, il n'avait peur de rien ni de personne. Aucune menace, de quelque quartier qu'elle vienne, n'aurait pu l'empêcher de témoigner jusqu'au bout, même au risque de sa vie, de l'amour universel à quiconque avait besoin d'être soigné.

         L’année 1946, durant laquelle frère Luc était arrivé à Tibhirine marquait l’arrivée en Algérie, comme évêque de Constantine, de Monseigneur Léon-Étienne Duval (qui deviendra le Cardinal Duval), un homme qui marqua profondément l'Église d'Algérie et aussi la communauté de Tibhirine. Nommé à la tête de l'archidiocèse d'Alger en 1954, vers la fin de la période coloniale, alors que rien ne semblait l'avoir préparé à une situation aussi complexe, il s'était révélé l'homme de l'heure. Au cours de la guerre d'indépendance, il se fit respecter de tous, sauf des extrémistes d'un côté comme de l'autre, en affirmant sa foi en la possibilité pour tous – Algériens et Français, musulmans et chrétiens -- de vivre en frères et dans l’harmonie. Il ne cessa de condamner la violence -- toutes les violences, de quelque côté qu'elles viennent. C'était une prise de position fort dangereuse, et c'est un miracle qu'il n'ait jamais été éliminé. Dieu a voulu qu'il demeure, jusque dans un âge avancé et longtemps après l'abandon de ses fonctions officielles, un témoin fidèle de ce type de témoignage chrétien. Les moines de Tibhirine incarnaient le témoignage qu'il avait lui-même vécu tout au long de son épiscopat ; et c’est sans doute la peine profonde causée par l'écroulement apparent de la cohabitation et de la forme de fraternité universelle qu'il avait désirée en Algérie, qui fut la cause immédiate de sa mort.

          Il y a un détail de la vie du Cardinal Duval qu’il me semble important de souligner. Le jeune séminariste Léon-Étienne Duval fit ses études de théologie au Séminaire français de Rome entre 1926 et 1928. C’est l’époque où le Séminaire est en proie à une crise profonde, les étudiants comme les professeurs étant divisés en deux clans. Un groupe, rattaché au supérieur du Séminaire, un certain abbé Henri Le Floch, s’oppose au pape Benoît XV pour défendre l’Action française et les idées de Maurras et Daudet. Pour cette école, le progrès de la foi chrétienne exige, dans l’Église comme dans la société une forme monarchique de gouvernement et donc un pouvoir autoritaire. L’autre école se caractérisait par une approche conciliaire, synodale ou collégiale. Parmi les étudiants se trouvait le jeune Duval qui se rattachait à cette deuxième orientation, et, dans l’orientation opposée, un certain Marcel Lefebvre. Ces deux séminaristes furent par la suite archevêques en Afrique, l’un à Dakar, l’autre à Alger. Ils participèrent tous les deux à Vatican II. À Lefebvre on doit un schisme. A Duval on doit l’Église d’Algérie telle qu’elle s’est exprimée à travers les 19 martyrs béatifiés le 8 décembre dernier et telle qu’elle a été donnée en exemple à l’Église universelle par cette béatification.   

 

L’Église d’Algérie depuis l’indépendance

          À la fin de la guerre d’indépendance, la situation des Chrétiens d’Algérie était radicalement changée. L'Église d'Algérie, composée en très grande partie de français ou de "pieds-noirs" fut réduite à un tout petit reste, à cause de l'exode massif de ces deux groupes vers la France. Dans cette Algérie où toute forme de prosélytisme religieux était interdite, l’évangélisation chrétienne était réduite à son essentiel : manifester dans la vie de tous les jours le message de l’Évangile à travers l’amitié, le partage et un ensemble de services mutuels. Les dix-neuf martyrs chrétiens béatifiés à Oran le 8 décembre 2018 vivaient au milieu de ce peuple dont ils partageaient les peines et les aspirations, et avec lequel ils avaient établi des liens d’amitié et de respect mutuel.

          Il est significatif que presque tous furent tués à l’endroit même où ils vivaient et œuvraient pour et avec leurs frères et sœurs d’Algérie. Pierre Claverie fut tué à la porte de son évêché, en compagnie d’un Algérien, dont la mère était présente à Oran le jour de la béatification. Frère Henri Vergès et sœur Paul-Hélène Saint-Raymond sont tués dans la bibliothèque du diocèse d’Alger fréquentée par un millier de jeunes du quartier populaire de la Casbah. Les quatre Pères Blancs de Tizi Ouzou sont morts dans leur résidence au sein du quartier où ils œuvraient. Toutes les autres victimes tombèrent sous les balles allant à la messe ou en revenant, dans les quartiers pauvres où elles étaient au service de tous.

         Pour la communauté de Tibhirine, la nouvelle situation créée par l’Indépendance mettait en question son existence. Les conversions au christianisme étaient devenues à peu près impossibles – au moins les conversions ouvertement reconnues. Un recrutement local devenant exclu, on pouvait se poser des questions sur l'opportunité de maintenir en Algérie une communauté monastique désormais très réduite en nombre et qui ne pourrait plus se recruter sur place. Les autorités de l'Ordre cistercien décidèrent donc la fermeture du monastère. Mais le Cardinal Duval, ayant depuis longtemps reconnu dans la communauté de Tibhirine une réalisation de son idéal de présence chrétienne, protesta vigoureusement, et le monastère ne fut pas fermé. Cette simple présence d'une communauté monastique chrétienne, quelle que soit la nationalité de ses membres, au milieu d'un peuple musulman lui semblait d'une importance capitale. La communauté fut maintenue et son témoignage trouva son épanouissement dans la mort de sept de ses membres en 1996. .

          À un certain moment, tout de suite après l'Indépendance en 1960, la communauté fut réduite à seulement deux ou trois personnes. Elle fut ensuite reconstituée avec des moines venant de diverses communautés appartenant à des traditions monastiques différentes. Tous étaient des caractères forts, ayant choisi de venir en Algérie. Il n'était certainement pas facile de faire une communauté homogène à partir de tels éléments. Et pourtant, à travers le dialogue, la prière et une attention contemplative aux manifestations de Dieu, ils arrivèrent à une unité très profonde qui les maintint ensemble durant les trois dernières années de leur vie, qui furent des années exigeantes et très dangereuses.

         Il va sans dire que l'arrivée de Christian de Chergé fut un moment décisif pour la communauté. Trajectoire toute spéciale que celle de sa vocation. De famille de militaires, il avait passé son enfance en Algérie, où sa mère l'avait formé à un profond respect de l'Algérien et du Musulman. Il était ensuite revenu en Algérie durant la guerre, comme jeune officier et avait alors noué une amitié avec un Arabe musulman qui lui a d’ailleurs sauvé la vie au prix de la sienne. Un fils de ce dernier était lui aussi présent à la béatification. D'abord prêtre séculier du diocèse de Paris, il sentit l'appel à la vie contemplative et choisit le monastère de Notre-Dame de l'Atlas à Tibhirine. Avec l'accord de ses supérieurs, il fit d’abord à Rome, au PISAI, des études de langue et de culture arabe. Ayant développé une connaissance assez approfondie et un grand amour pour la religion de l'Islam, il s'impliqua et impliqua profondément sa communauté dans le dialogue interreligieux. Après son élection comme prieur de sa communauté, en 1984 il guida celle-ci dans une orientation plus explicite vers ce dialogue interreligieux, qui venait couronner les autres formes de communion déjà pratiquées dans la vie de tous les jours, dans la fraternité et l’amitié.

          Le monastère de Tibhirine devint, au fil des années, un lieu de dialogue chrétien-musulman. Ce fut le fruit d'une évolution naturelle et non de quelque chose de programmé. Des musulmans profondément religieux se mirent graduellement à fréquenter le monastère. Par la suite, un groupe de dialogue chrétien-musulman, le Ribat es Salam se constitua, qui se réunissait régulièrement au monastère, pour prier et échanger. (Trois des onze missionnaires assassinés avant les frères de Tibhirine étaient membres de ce groupe).

          Quelques années après l'élection de Christian comme prieur, la communauté accepta à la demande insistante de l'évêque de Rabat, de fonder une maison annexe dans le diocèse de Fez au Maroc. Cette fondation eut plusieurs rôles. D'abord elle instaurait au Maroc, un pays entièrement musulman, une présence chrétienne contemplative semblable à celle de Tibhirine en Algérie. De plus elle permettait aux quelques membres anciens de N.-D. de l'Atlas, qui se sentaient moins à l'aise avec l'orientation nouvelle donnée à la communauté par Christian, de continuer au Maroc une présence chrétienne moins explicitement impliquée dans le dialogue interreligieux. Enfin, elle permit providentiellement à la communauté de N.-D. de l'Atlas de survivre à la tragédie de 1996.

 

La crise politique de 1990 et des années suivantes:

          Considérons maintenant les années qui précédèrent cette tragédie. C’est en 1988 que commença à se manifester en Algérie l’insatisfaction de la population à l’égard d’un pouvoir perçu comme corrompu. Cette insatisfaction grandit de plus en plus et favorisa la croissance d'un mouvement islamiste le FIS (Front Islamiste du Salut). À la fin de 1991, lors d'élections nationales dont il apparut évident que le FIS sortirait vainqueur, les militaires arrêtèrent le processus électoral et prirent de nouveau le pouvoir. L'Algérie allait entrer dans une période de violence armée qui a fait à date entre 200.000 et 250.000 victimes, la plupart parmi la population civile – sans compter un million et demi de personnes déplacées à l’intérieur du pays, jusqu’à aujourd’hui. Aussi bien la violence de l'armée que celle des groupes islamistes de résistance se radicalisa de plus en plus. Les moines de Tibhirine se voulaient très solidaires de la population locale. Donc, lorsque nous pensons à leur mort, nous devons penser aussi non seulement aux autres religieux catholiques qui furent tués avant eux, mais aussi aux milliers d'Algériens qui furent victimes de la même violence. Parmi ces victimes on pouvait compter de nombreux imans qui furent victimes de leurs appels à la paix et de leur refus de toute violence, qu’elle vienne des islamistes ou de l’armée.

          J’ai mentionné plus haut la « visite » d’un groupe d’islamistes armés au monastère de Tibhirine dans la soirée du 24 décembre 1993. Il vaut la peine de s’y arrêter. Le chef du groupe, l'émir Sayah Attiya, était reconnu comme un terroriste d'une violence redoutable. Il était responsable de la mort des douze Croates et aurait, selon les forces de sécurité, égorgé 145 personnes. Son échange avec le Père Christian, supérieur de la communauté de Tibhirine fut exceptionnel. Père Christian, en appelant au Coran, lui dit que le monastère était un lieu de prière où jamais aucune arme n'avait pénétré et exigea que la conversation ait lieu à l'extérieur du monastère. Ce à quoi Attiya se plia. Il présenta aux moines, en tant que "religieux" comme lui-même et son groupe d'Islamistes, trois exigences de coopération. À chacune Christian répondit que ce n'était pas possible; chaque fois il dit: "vous n'avez pas le choix"; et chaque fois Christian répondit: "oui, nous avons le choix". Il partit en disant qu'il enverrait ses émissaires avec un mot de passe. Lorsqu'au moment de son départ Christian lui dit: "Vous êtes venus ici en armes au moment où nous nous préparions à célébrer Noël, la fête du Prince de la Paix", il répondit: "Excusez-moi, je ne savais pas."

          Le miracle fut que non seulement Sayah Attiya repartit ce soir là sans égorger les moines et sans les brutaliser, mais qu'il ne revint pas et n'envoya pas ses émissaires. Lorsque, environ deux mois plus tard il fut blessé gravement dans un affrontement avec les forces de sécurité, il agonisa durant neuf jours dans la montagne, tout près, mais n'envoya pas chercher le médecin du monastère, ce qui avait été l'une des exigences auquel Christian avait dit qu'il ne pouvait pas répondre. Jamais les moines n'achetèrent leur sécurité par quelque concession que ce soit, et ils ne cautionnèrent jamais quelque violence que ce soit; mais pour eux toute personne, même le terroriste, demeurait une personne humaine digne de compréhension. Dans l’esprit d’islamistes, comme Ali Benhadjar, qui était présent à ce dialogue entre Christian et l’émir Attiya, celui-ci décida alors que les moines, en tant que religieux, ne devaient pas être l’objet de violence de la part de ses hommes

          Lorsque plus tard, l'administration algérienne voulut imposer au monastère une protection militaire armée, la communauté refusa nettement cette protection, utilisant le même argument: les armes n'ont pas de place dans un lieu de prière et de paix.

         

La solidarité avec ceux qui ne pouvaient pas partir.

          Après chacune des tragédies, dont les victimes étaient dans plusieurs cas des amis intimes de la communauté de Tibhirine, celle-ci se posa la question : Fallait-il rester ou partir ? Chaque fois les moines décidèrent de rester. Pourquoi ?

          En Europe, certains disaient alors qu'on comprenait que des "missionnaires" demeurent pour continuer leur "apostolat", mais pas des moines qui, de toute façon, pouvaient mener leur vie de prière n'importe où ailleurs... C'était ne rien comprendre à leur vie. La vie contemplative ne se vit pas dans l'abstrait. Elle est toujours incarnée, enracinée dans un lieu et un contexte culturel bien concret.

          Le moine cistercien, qui vit selon la Règle de saint Benoît, fait vœu de stabilité. Cela implique non seulement la stabilité dans la vocation monastique, mais aussi la stabilité dans une communauté bien concrète et, à moins d'une mission spéciale, dans un lieu déterminé. Bien sûr, une communauté tout entière peut se déplacer, mais elle ne peut le faire sans tenir compte des liens qu'elle a établis avec la société et la culture locale. La communauté de Tibhirine ne se comprenait pas sans son enracinement dans les montagnes de l'Atlas, sans ses liens d'amitié avec toute la population de Tibhirine, de Draa Esnar, de Médéa. Dans une prédication de retraite donnée à Alger quelques semaines avant l'enlèvement, Christian disait, avec un jeu de mot périlleux: "... j'affiche cette différence : je viens de la montagne..."

          Les frères étaient conscients que la population locale était elle-même prise dans un étau entre deux violences opposées – celle des islamistes radicaux et celle de l’armée -- et qu'elle n'avait pas le choix de fuir. Pour les moines, fuir eut alors été un manque de solidarité avec ceux dont ils avaient partagé la vie dans les moments de paix. Après le martyre de Henri et Paule-Hélène, Christophe écrit dans son journal: "On ne peut pas oublier et partir sans trahir ce qui reste une grâce de proximité, d'amitié de vérité." (29/05/1995). Mohammed, le gardien, avait dit à Christophe: "Vous, vous avez encore une petite porte par où partir. Pour nous: non, pas de chemin, pas de porte." Et un autre voisin, Moussa avait dit à Christian : "Si vous partez, vous nous privez de votre espoir et vous nous enlevez notre espoir." Il n'eut pas été chrétien de partir. Ils restèrent. Les frères considéraient leur présence comme une affirmation du droit à la différence – droit qu'ils réclamaient pour le peuple des environs aussi bien que pour eux-mêmes.

          Ils n’étaient pas naïfs, loin de là. Sans cesse ils analysaient soigneusement la situation politique du pays et de la région, non pas pour réagir en politiciens mais pour donner à cette situation, dans leur vie de tous les jours, une réponse évangélique. Leur unanimité se fit dans la prière plus qu’à travers les discussions ou les échanges. "La violence me tue et je dois trouver quelque part un appui pour ne pas me laisser emporter par ce flux de mort" écrivait Christophe en son Journal (11/07/1995).        

          Aucun d'entre eux ne désirait le martyre. Ils aimaient la vie et redoutaient la mort. Mais ils l'avaient consciemment et explicitement acceptée si c'était la volonté de Dieu. Dans une lettre circulaire du 21 novembre 1995 ils avaient écrit: "La mort brutale – de l'un de nous, ou de tous à la fois – ne serait qu'une conséquence de ce choix de vie à la suite du Christ.[1]"

          Lorsque, dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 un groupe d'hommes armés se présentèrent au monastère et les amenèrent en direction de Médéa, aux yeux de ceux qui ont pu les voir traverser le village encadrés d'hommes armés, ils avaient l'air de suivre des terroristes. En réalité ils suivaient le Christ.

          S'il fallait mourir, ils voulaient le bien faire! Le vieux frère Luc, qui avait depuis longtemps demandé qu'on chante à ses funérailles la chanson d'Edith Piaff "Non, je ne regrette rien", fit à la Prière universelle de l'Eucharistie, le 31 décembre 1994 – donc quelques jours après la visite dramatique de la nuit de Noël – la prière suivante : "Seigneur, fais-nous la grâce de mourir sans haine au coeur." L'inspiration de cette belle prière a été reprise dans le Testament de Christian. 

 

Encore le Testament :

          En effet, tout ce qui précède nous permet, je crois de mieux comprendre plusieurs passages très denses du Testament de Christian de Chergé, et de percevoir à quel point la mystique et la politique s’y marient dans une solidarité d’inspiration et d’orientation profondément chrétienne.

          Dans ce texte qu’il adresse, comme nous l’avons vu, à sa communauté, son Église, et sa famille, à qui il demande de prier pour lui, il affirme sa conscience d’une responsabilité collective de la violence et du mal :

« J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal

qui semble, hélas, prévaloir dans le monde,

et même de celui-là qui me frapperait aveuglément. »

          Le vrai mystique n’est pas celui qui prie pour « les pécheurs », comme s’il s’agissait d’un catégorie d’hommes à part. Il prie pour eux, parce qu’il en est solidaire, se sachant lui-même pécheur.

          Du mal qui lui serait fait personnellement, il veut pardonner, mais il sait bien que seule la grâce peut rendre capable de pardonner. Bien plus, il est si conscient de sa coresponsabilité dans tout le mal qui existe sur la terre, qu’il sent le besoin d’être lui-même pardonné du mal qui pourrait le toucher :

J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité

qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu

et celui de mes frères en humanité,

en même temps que de pardonner de tout coeur à qui m’aurait atteint.

          Dans les lignes suivantes de son Testament Christian affirme très clairement qu’il ne désire aucunement la mort, même pas celle du martyre. Et ce qui est le plus impressionnant est la raison qu’il donne pour ne pas désirer cette grâce :

Je ne saurais souhaiter une telle mort.

Il me paraît important de le professer.

Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir

que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre.

C’est trop cher payé ce qu’on appellera, peut-être, la « grâce du martyre »

que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit,

surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’Islam.

 

          Il fait ensuite allusion aux caricatures de l’Islam qu’encourage un certain islamisme radical et regrette qu’on identifie l’Islam, qui est avant tout une voie religieuse, avec les intégrismes de ses extrémistes. Ces propos sont sans doute encore plus d’actualité aujourd’hui alors que, surtout depuis le 11 septembre 2001, sous prétexte de lutte contre le terrorisme, on monte de toutes pièces une guerre des civilisations entre l’Occident que, pour les besoins de la cause, on considère chrétien et le monde arabe, qu’on identifie à l’Islam, et plus précisément à un Islam intégriste.

L’Algérie et l’Islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme.

Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu,

y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l’Évangile.

 

          Vient ensuite la partie proprement mystique de ce Testament. Il fait allusion à ceux qui le trouvaient quelque peu naïf dans son dialogue avec l’Islam et il se réjouit déjà de pouvoir contempler ses frères musulmans avec les yeux mêmes de Dieu. Combinant dans un raccourci gigantesque l’enseignement de la Genèse sur la création de l’homme et de la femme à l’image et à la ressemblance de Dieu, et la doctrine patristique sur la perte de la ressemblance divine par le péché et son rétablissement par la grâce, de même que les réflexions de Lévinas sur le respect de la « différence », il se représente Dieu rétablissant la ressemblance chez tous ses enfants, en « jouant » avec leurs différences, un peu comme un enfant jouant avec le sable... ou la glaise (ce qui est une allusion au récit biblique de la création).

... sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité.

Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu,

plonger mon regard dans celui du Père

pour contempler avec lui Ses enfants de l’Islam

tels qu’il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ,

fruit de sa Passion, investis par le Don de l’Esprit

dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion

et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.

 

          Cet admirable texte se termine par un « merci » adressé non seulement à Dieu, mais à sa famille, à tous les siens, à tous ses amis, étendant ce « merci » également à celui qui pourrait lui trancher la gorge :

Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais.

Oui, pour toi aussi je le veux de MERCI, et cet « A-DIEU » en-visagé de toi.

Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux,

en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux.

AMEN

Inch’ Allah.

 

          Remarquons en passant le sens, probablement emprunté à Lévinas (qu’il lisait à ce moment-là), qu’il donne au mot « en-visagé » (qu’il écrit d’ailleurs en deux mots, avec un trait d’union. Il avait alors écrit, en haut de son Testament les mots : « Quand un A-DIEU s’envisage », écrivant aussi le mot a-dieu avec un trait d’union ; le sens étant « quand le chemin vers Dieu prend un visage, ou reçoit un visage ». Il veut donc voir la manifestation de Dieu dans le visage de son bourreau.

          Quelle que soit l’impression très forte faite par leur mort aussi bien en Algérie qu’en France et ailleurs, et quels que soient les résultats de l’enquête judiciaire en cours, il reste que l’impact le plus important de ces quelques moines aura été celui non pas de leur mort mais de leur vie. En continuant de vivre tout simplement leur vie monastique de tous les jours dans des circonstances sociales et politiques qui devenaient de plus en plus compliquées et dangereuses, ils se sont manifestés de vrais mystiques répondant à leur vocation monastique d’une vie de communion avec Dieu incarnée dans une communion avec des frères, avec la Société et l’Église locales aussi bien qu’avec la culture de leur temps.

          On ne peut qu’espérer que les effets en profondeur de cette communion aident l’Algérie à sortir complètement du cycle de violence qui continue de l’affliger et concourre à une compréhension et un dialogue toujours plus grands entre Musulmans et Chrétiens. Les mystiques vont souvent à contre-courant. Le témoignage des dix-neuf martyrs béatifiés à Oran le 8 décembre 2018 va réellement à l’encontre de tout le courant actuel de conquête et d’imposition à l’échelle mondiale d’un type de société et de culture.

          La rencontre de l’Autre, qu’on peut considérer comme une définition de l’expérience mystique, ne peut jamais se réaliser sans la rencontre de l’autre – tout être humain quel qu’il soit – dans la pleine acceptation et le plein respect de sa « différence ». C’est quand on continue tout bonnement de vivre cette rencontre, même lorsqu’elle dérange, que l’on devient « martyr ».

 

Armand Veilleux

 

[1] Sept Vies pour Dieu et l'Algérie, Bayard / Centurion, 1996, p. 180.