Internoviciat – conf. 5
Lectio divina – école de prière pour les premiers moines
La lectio divina comme école de prière
chez les Pères du désert
S’il y a une chose tout à fait propre au christianisme, c’est l’incarnation du Verbe, de la Parole de Dieu. D’où l’importance de la « Parole de Dieu » dans la vie du moine.
Aujourd’hui on parle beaucoup de lectio divina… mais en donnant souvent
à ces deux mots un sens tout à fait différent qu’à l’époque des Pères.
Une « observance »… qu’on doit faire selon une méthode précise… choix de textes…
Rien de plus étranger à la pensée des Pères
Écriture, école de vie
Que signifie "lectio divina" ?
Le mot latin lectio au sens premier, veut dire un enseignement, une leçon. Dans un sens second et dérivé, lectio peut aussi désigner un texte ou un ensemble de textes transmettant cet enseignement. Ainsi, on parle de leçons de l'Écriture lues durant la liturgie. Enfin, dans un sens encore plus dérivé, et plus tardif, lectio peut aussi vouloir dire lecture.
Ce dernier sens est évidemment celui dans lequel on entend cette expression aujourd'hui. De nos jours, en effet, on parle de lectio divina comme d'une observance déterminée ; et on nous dit qu'il s'agit d'une forme de lecture différente de toutes les autres, et que surtout il ne faut pas confondre la véritable lectio divina avec d'autres formes de simple "lecture spirituelle". C'est là une vision tout à fait moderne qui, comme telle, représente une conception étrangère aux Pères du désert, et sur laquelle je reviendrai tout à l'heure.
Si l'on consulte l'ensemble de la littérature latine primitive (ce qu'on peut faire facilement de nos jours, soit au moyen de bonnes concordances soit avec le CDRom du CETEDOC), on constate que chaque fois qu'on retrouve l'expression lectio divina, chez les écrivains latins, avant le Moyen Âge, cette expression désigne l'Écriture Sainte elle-même, et non une activité humaine sur l'Écriture Sainte. Lectio divina est synonyme de sacra pagina. Ainsi on dit que la lectio divina nous enseigne telle ou telle chose ; que nous devons lire attentivement la lectio divina, que le Divin Maître, dans la lectio divina, nous rappelle telle ou telle exigence, etc.
C'est là l'unique sens qu'avait l'expression lectio divina à l'époque des Pères du Désert. [C'est donc le sens dans lequel je l'emploierai dans cette conférence, sauf lorsque je ferai allusion à l'approche contemporaine. ] Je ne parlerai pas d'une observance particulière ayant l'Écriture comme objet, mais bien de l'Écriture elle-même comme École de vie et donc École de prière des premiers moines.
Lecture ?
Parler de "lecture" de l'Écriture chez les Pères induit d'ailleurs à confusion. La lecture proprement dite, comme on l'entend aujourd'hui, devait être somme toute assez rare. Les moines pachômiens, par exemple, qui venaient pour la plupart du paganisme, devaient, dès leur arrivée au monastère, apprendre à lire s'ils ne le savaient pas, afin de pouvoir apprendre l'Écriture. Un texte de la Règle dit qu'il ne doit y avoir personne au monastère qui ne sache par cœur au moins le Nouveau Testament et les Psaumes. Mais une fois mémorisés, ces textes deviennent l'objet d'une "meletè", d'une meditatio ou ruminatio continuelle tout au long de la journée et d'une grande partie de la nuit, en privé comme en synaxes. Cette ruminatio de l'Écriture n'est pas conçue comme une prière vocale, mais bien comme un contact constant avec Dieu à travers sa Parole. Une attention constante qui, elle, devient une prière constante.
Prière continuelle : vraie prière monastique……..
Un récit des apophtegmes exprime bien cette importance relative de la lecture par rapport à l'importance absolue du contenu de l'Écriture:
"À un moment de grand froid, Sérapion rencontre à Alexandrie un pauvre complètement nu. Il se dit: 'C'est le Christ, et je suis homicide s'il meurt avant que j'aie cherché à l'aider.' Sérapion enlève donc tous ses vêtements et les donne au pauvre, puis il reste nu dans la rue avec, comme seul objet conservé, un Évangile sous le bras... Un passant, qui le connaissait, lui demande: 'Abba Sérapion, qui t'a enlevé tes vêtements?' Et Sérapion, montrant son Évangile, répond: 'Voici celui qui m'a enlevé mes vêtements.' Sérapion s'en va ensuite dans un autre endroit et il y voit quelqu'un qu'on emmène en prison, parce qu'il est incapable de solder une dette. Sérapion, pris de pitié, lui donne son Évangile, afin qu'en le vendant, il puisse rembourser sa dette. Lorsque, sans doute grelottant, Sérapion rentre dans sa cellule, son disciple lui demande où est sa tunique, et Sérapion répond qu'il l'a envoyée là où elle était plus nécessaire que sur son corps. A la deuxième question de son disciple: "Et où est ton Évangile?", Sérapion répond: "J'ai vendu celui qui me disait continuellement: Vendez vos biens, et donnez-les aux pauvres (Lc 12,33); je l'ai donné aux pauvres, afin d'avoir confiance plus grande au jour du jugement (Pat. Arm. 13,8, R: III, 189).
Antoine, chrétien de naissance, a été converti à la vie ascétique par la lectio divina, ou la sacra pagina, proclamée dans la communauté ecclésiale locale, au cours de la célébration liturgique.
Pachôme, qui, lui, venait d'une famille païenne de Haute Égypte, fut aussi converti par l'Écriture, mais par l'Écriture interprétée et incarnée dans la vie concrète d'une communauté chrétienne, qui vivait de l'Évangile, celle de Latopolis.
Pour Antoine, représentant par excellence de l'anachorétisme, comme pour Pachôme, représentant du cénobitisme, l'Écriture est avant tout Règle de vie. Elle est même la seule véritable Règle du moine.
Écriture comme unique "Règle" du moine
À un groupe de frères qui voulaient une "parole" d'Antoine, celui-ci leur répondit: "Vous avez entendu l'Écriture? elle vous convient fort bien". (Noter le mot: "entendu" -- èkousate) (Ant. 19).
Quelqu'un d'autre demanda à Antoine: "Que dois-je faire pour plaire à Dieu?". Le vieillard répondit: "Observe ce que je vais te recommander: où que tu ailles, aies tout le temps Dieu devant les yeux; quoi que tu fasses, agis selon les témoignage des Écritures."
cf. Règles de Pachôme.
Ce qui est important avant tout pour les Pères du Désert, ce n'est pas de lire la Bible mais de la vivre. Évidemment, pour la vivre il faut la connaître. Et comme tout chrétien, le moine apprenait l'Écriture en tout premier lieu en l'écoutant proclamer dans l'assemblée liturgique. Il apprenait aussi par cœur des parties importantes de l'Écriture afin de pouvoir la ruminer tout au long de la journée. Enfin certains avaient accès à des manuscrits de l'Écriture et pouvaient en faire une lecture privée. Cette lecture privée n'était qu'une forme entre d'autres, et pas nécessairement la plus importante, de se laisser constamment interpeller par la parole de Dieu.
L'herméneutique du désert
Les quelques récits que j'ai mentionnés nous laissent entrevoir les lignes de force de ce qu'on pourrait appeler l'herméneutique des Pères du Désert -- une herméneutique qui, bien sûr n'est jamais formulée sous forme de principes abstraits, mais qui n'en est pas moins une.
Les grands maîtres de l'herméneutique moderne, qui considèrent toute interprétation comme un dialogue entre le texte et le lecteur ou l'auditeur, et pour qui toute interprétation doit normalement conduire à une transformation ou à une conversion, n'ont rien inventé. Ils ont formulé une réalité que les Pères du désert ont vécue, bien sûr sans pouvoir la formuler -- ou en tout cas sans se soucier de la formuler.
Au désert l'Écriture est constamment interprétée. Cette interprétation ne s'exprime pas sous forme de commentaires et d'homélies, mais dans des actions et des gestes, dans une vie de sainteté transformée par le dialogue constant du moine avec l'Écriture. Les textes ne cessent de signifier toujours plus non seulement pour ceux qui les lisent ou les entendent, mais aussi pour ceux qui rencontrent ces moines qui ont incarné ces textes dans leur vie. L'homme de Dieu qui a assimilé la Parole de Dieu est devenu un nouveau "texte", et un nouvel objet d'interprétation. C'est d'ailleurs dans ce contexte qu'il faut comprendre le fait qu'au désert la parole de l'Ancien est considérée avoir le même pouvoir que la Parole de l'Écriture.
L'École du Désert est, à beaucoup de points de vue, la réplique dans la solitude de l'École d'Alexandrie où l'on sait qu'Origène avait vécu avec ses disciples une existence monastique avant la lettre toute centrée sur la Parole de Dieu. Selon une belle description qu'en donne Jérôme, cette existence était une alternance continuelle passant de la prière à la lecture et de la lecture à la prière, de nuit comme de jour. (Lettre à Marcella 43,1; PL 22:478: Hoc diebus egisse et noctibus, ut et lectio orationem exciperet, et oratio lectionem.)
Ceci n'était d'ailleurs pas propre à l'Égypte. À peu près à la même époque Cyprien de Carthage formulait une règle qui serait citée par la suite par presque tous les Pères latins: "Ou bien prie assidûment, ou bien lis; à certains moments parle à Dieu, en d'autres moments, écoute Dieu qui te parle" (Lettre 1,15; P.L. 4:221 B: Sit tibi vel oratio assidua vel lectio: nunc cum Deo loquere, nunc Deus tecum -- ce qui deviendra la formule classique: "quand tu pries tu parles à Dieu, quand tu lis Dieu te parle").
Si tous les moines d'Égypte n'étaient pas des Évagre, et si peu d'entre eux ont dû lire Origène dans le texte, il n'en reste pas moins qu'ils ont été formés à la spiritualité chrétienne par l'enseignement de pasteurs qui demeuraient fortement influencés par l'orientation qu'Origène avait donné à l'Église d'Alexandrie à travers l'École qu'il y dirigea durant de nombreuses années.
Cela explique la solide spiritualité biblique du monachisme primitif. On pourra objecter tout de suite, que les citations bibliques sont, somme toute, assez peu nombreuses dans les Apophtegmes, bien qu'elles soient beaucoup plus fréquentes dans la littérature pachômienne. La réponse est que l'Écriture avait tellement façonné la manière de vie de ces ascètes, qu'il était superflu d'en citer des passages. Le moine pneumatophore était celui qui, vivant selon les Écritures, était rempli du même Esprit qui avait inspiré les Écritures. (On était loin alors de la coutume moderne qui veut qu'aucune affirmation, aucun n'enseignement ne soit pris au sérieux, s'il n'est affublé d'une note au bas de la page indiquant toutes les personnes qui ont dit la même chose avant nous.)
La tradition de ce qu'on appelle maintenant lectio divina, c'est-à-dire le souci de se laisser interpeller et transformer par le feu de la Parole de Dieu, ne saurait se comprendre, sans son rattachement, au-delà du monachisme primitif, à la tradition de l'ascèse chrétienne des trois premiers siècles et même à son enracinement dans la tradition d'Israël.
De la catéchèse reçue dans son Église locale, le moine a appris qu'il a été créé à l'image de Dieu, que cette image a été déformée par le péché et qu'elle doit être réformée. Pour cela il doit se laisser transformer et reconfigurer à l'image du Christ. Par l'action de l'Esprit Saint et sa vie selon l'Évangile, sa ressemblance avec Dieu est graduellement restaurée et il peut connaître Dieu.
Le but de la vie du moine, tel qu'exprimé par Cassien, est la prière continuelle, qu'il décrit comme une constante attention à la présence de Dieu, qui se réalise à travers la pureté du cœur. On y arrive, non pas à travers telle ou telle observance, même pas à travers la lecture ou la méditation de l'Écriture, mais en se laissant transformer par l'Écriture.
Le contact avec la Parole de Dieu -- peu importe que ce contact soit à travers la lecture liturgique de la Parole, l'enseignement d'un père spirituel, la lecture privée du texte, ou la simple rumination d'un verset ou de quelques mots appris par cœur -- ce contact est le point de départ d'un dialogue avec Dieu. Ce dialogue s'établit et se poursuit dans la mesure où le moine a atteint une certaine pureté du cœur, une simplicité de cœur et d'intention, et aussi dans la mesure où il a mis en œuvre les moyens pour arriver à cette pureté du cœur et la maintenir. Ce dialogue au cours duquel la Parole interpelle sans cesse le moine à la conversion maintient cette attention continuelle à Dieu, que les pères considèrent comme une prière continuelle, et qui est le but de leur vie.
Pour les moines du désert la lecture de la parole de Dieu n'est pas simplement un religieux exercice de lectio qui prépare graduellement l'esprit et le cœur à la meditatio puis à l'oratio, dans l'espoir de pouvoir arriver même à la contemplatio (... si possible avant que la demi-heure ou l'heure de lectio ne soit terminée). Pour les moines du désert le contact avec la Parole est le contact avec le feu qui brûle, dérange, appelle violemment à la conversion. Le contact avec l'Écriture n'est pas pour eux une méthode de prière; c’est une rencontre mystique. Et cette rencontre leur fait souvent peur, tant ils sont conscients de ses exigences.
Cercle herméneutique
L'Écriture prend constamment un sens nouveau, chaque fois qu'on la lit. Ici encore l'herméneutique moderne rejoint des intuitions des Pères du désert: Ceux-ci se retrouveraient assez bien dans l'affirmation d'Augustin: "Hier tu as compris un peu; aujourd'hui tu comprends plus; demain tu comprendras encore davantage: la lumière même de Dieu devient plus forte en toi" (In Ioh. tract. 14,5, CCL 36, p. 144, lignes 34-36).
Pour les moines du désert, les mots de l'Écriture (comme d'ailleurs également ceux des Anciens), transcendaient la dimension limitée de l'"événement" dans lequel ces mots étaient d'abord rencontrés et où ils en percevaient la signification. Ces "paroles" projetaient un "univers de sens" dans lequel ils essayaient d'entrer. L'appel à tout vendre, à donner le fruit de la vente aux pauvres, à suivre l'Évangile (Mat. 19:21), l'exhortation à ne jamais laisser le soleil descendre sur sa colère (Eph. 4:25), le commandement d'aimer; tous ces textes ont formé la vie des pères du désert d'une façon particulière et ont projeté un "univers de sens" dans lequel ils se sont efforcés d'entrer, qu'ils se sont efforcés de s'approprier. La sainteté au désert, consistait à donner une forme concrète à cet univers de possibilités jaillissant des textes sacrés, en les interprétant et en se les appropriant dans la vie concrète.
Abba Nesteros (dans la Conf. 14 de Cassien), nous dit que "nous devons avoir le zèle d'apprendre par cœur la suite des Écritures sacrées, et de les repasser sans cesse dans notre mémoire. Cette méditation continuelle -- dit-il -- nous procurera un double fruit." D'abord elle nous préservera des pensées mauvaises. Ensuite, cette récitation ou méditation continuelle nous conduira à une compréhension sans cesse renouvelée. Et Nesteros a cette phrase admirable: "À mesure que, par cette étude, notre esprit se renouvelle, les Écritures commencent aussi à changer de face (scripturarum facies incipiet innovari). Une compréhension plus mystérieuse nous en est donnée, dont la beauté grandit avec nos progrès. (Encore une fois, nous retrouvons ce lien indissoluble entre la mise en pratique des Écritures et la capacité de les comprendre à un niveau plus profond).
(On pourrait encore une fois comparer cette vision à l'approche moderne d'un Ricoeur, par exemple, qui dit qu'un texte une fois sorti de la main de son auteur acquiert une existence autonome, et assume une nouvelle signification chaque fois qu'il est lu -- chaque lecture étant une interprétation, laquelle est la révélation d'une des possibilités presqu'infinies contenues dans le texte).
Un verset à la fois?...
Selon la méthode moderne de lectio divina, on doit lire lentement et on doit s'arrêter à un verset aussi longtemps qu'il nourrit le cœur, ou l'esprit, sinon les émotions, et l'on passe au verset suivant lorsque les sentiments se sont refroidis ou que l'attention s'est dissipée. Les premiers moines, eux, restaient sur un verset aussi longtemps qu'ils ne l'avaient pas mis en pratique.
Quelqu'un vint trouver abba Pambo lui demandant de lui enseigner un psaume. Pambo se mit à lui enseigner le psaume 38: mais à peine eut-il prononcé le premier verset: "J'ai dit: 'Je garderai ma route, sans laisser ma langue s'égarer?..." le frère ne voulut pas en entendre plus. Il dit à Pambo, ce verset me suffit; plût à Dieu que j'aie la force de l'apprendre et de le mettre en pratique. Dix-neuf ans plus tard il s'y efforçait toujours...[1]
De même, à abba Abraham, qui était un excellent scribe, en plus d'être un homme de prière, quelqu'un demanda de copier le psaume 33. Il se contenta de copier le verset 15: "Détourne-toi du mal et fais le bien; cherche la paix et poursuis-la", disant au frère: "Pratique cela d'abord, et ensuite je t'en écrirai plus..."[2]
La Bible pour les Pères n'est pas quelque chose qu'on connaît avec l'intelligence, ni même avec le cœur, comme on aime à dire de nos jours, (confondant d'ailleurs assez souvent le concept biblique de cœur avec une notion de "cœur" plus récente et quelque peu sentimentale). Pour les Pères on connaît la bible en l'assimilant au point de la traduire dans sa vie. Toute autre connaissance qui ne conduit pas à cela est vaine.
Compréhension de l'Écriture
Mais tout cela ne veut pas dire, qu'il ne faut pas aborder aussi l'Écriture avec son intelligence. Les moines sont soucieux de connaître le sens littéral de l'Écriture avant de se l'appliquer. Dans les monastères pachômiens, par exemple, il y avait chaque semaine trois catéchèses au cours desquelles soit le supérieur du monastère, soit le supérieur de la maison interprétait l'Écriture durant la synaxe, après quoi les frères échangeaient entre eux ce qu'ils en avaient perçu, afin de s'assurer que tous avaient bien compris.
L'interprétation d'un texte difficile demande un effort de l'intelligence; mais cet effort serait inutile sans la lumière divine, qu'il faut demander dans la prière. En ce sens la prière doit précéder la lectio aussi bien qu'elle peut en être le fruit. À deux frères qui interrogeaient Antoine sur le sens d'un texte difficile du Livre du Lévitique, Antoine demanda d'attendre quelque temps, pendant qu'il allait se mettre en prière, demandant à Dieu de lui envoyer Moïse pour lui apprendre le sens de cette parole. [3] Avant lui Origène faisait de même, demandant à ses disciples de prier avec lui pour obtenir la compréhension d'un texte sacré particulièrement difficile, afin, disait-il de trouver "l'édification spirituelle" contenue dans ce texte.[4] (Remarquons l'expression "contenue dans le texte". Le sens spirituel de l'Écriture n'est pas quelque chose qui lui est artificiellement ajouté; mais quelque chose contenu dans le texte, et qu'il faut découvrir.)
De même, un grand moine, Isaac de Ninive, écrivait: "N'approche pas les paroles pleines de mystère de l'Écriture sans prière... dit à Dieu: "Seigneur donne-moi de percevoir la puissance qui s'y trouve".[5] Ce qu'on cherche dans un texte, ce n'est pas une signification abstraite, intemporelle, c'est une puissance capable de transformer le lecteur.
Les théories modernes sur la lectio divina insistent généralement sur le fait que la lectio est quelque chose de tout à fait différent de l'étude. Les Pères n’auraient certainement pas compris cette distinction et cette division en compartiments séparés. Leur approche de l'Écriture était unifiée. Tout effort pour apprendre l'Écriture, la comprendre, la mettre en pratique était un seul effort d'entrer en dialogue avec Dieu et de se laisser transformer par lui dans ce dialogue qui devenait une prière continuelle. Ni eux, ni Origène -- l'homme de l'Écriture par excellence -- , ni surtout un Jérôme, pour qui l'ignorance des Écritures est ignorance du Christ. (In Esaiam, Prol. CCL 73,2, CCL 78,66) n'auraient compris une étude de l'Écriture qui ne fût pas une rencontre personnelle du Dieu vivant.
Pour Jérôme, la prière réside non d'abord dans le coeur mais dans l'intelligence (d'où elle passe dans le coeur). Il faut d'abord connaître Dieu pour l'aimer. Celui qui connaît vraiment aime nécessairement. D'où l'importance d'étudier à fond et de comprendre les Écritures avec son intelligence.
De Marcella, qui plus que toutes les autres disciples de Jérôme avait étudié à fond les Écritures, et les lisait assidûment, celui-ci disait: "Elle comprenait que la médiation ne consiste pas à répéter les textes de l'Écriture... car elle savait qu'elle ne mériterait l'intelligence des Écritures qu'après avoir traduit dans la vie les commandements." (Ep. 127,4, CSEL 56,148).
pré-compréhension
L'herméneutique de Ricoeur nous enseigne que lorsqu'on lit un auteur ancien on n'entre pas tellement en relation avec la pensée de l'auteur qu'avec la réalité même dont parle l'auteur. C'est pourquoi il n'y a pas de compréhension d'un texte possible sans une pré-compréhension qui consiste dans une certaine relation déjà existante entre le lecteur et la réalité dont parle le texte. Or, on trouve déjà une intuition semblable chez Cassien, à la fin de la dixième Conférence. Isaac, après avoir expliqué les moyens d'arriver à la prière pure ajoute: "Vivifié par cet aliment (celui des Écritures) dont il ne cesse de se nourrir, il se pénètre à ce point de tous les sentiments exprimés dans les psaumes, qu'il les récite désormais, non point comme ayant été composés par le prophète, mais comme s'il en était lui-même l'auteur, et comme une prière personnelle..." Et il ajoute: "C'est qu'en effet les divines Écritures se découvrent à nous plus clairement, et c'est leur coeur en quelque sorte et leur moelle qui nous sont manifestées, lorsque notre expérience, non seulement nous permet d'en prendre connaissance, mais fait que nous prévenons cette connaissance elle-même, et que le sens des mots ne nous est pas découvert par quelque explication, mais par l'épreuve que nous en avons faite." (Conf X, 11)... "Instruits par ce que nous sentons nous-mêmes, ce ne sont pas à proprement parler pour nous des choses que nous apprenons par ouï-dire, mais nous en palpons, pour ainsi parler, la réalité, pour les avoir perçues à fond; elle ne nous font point l'effet d'être confiées à notre mémoire, mais nous les enfantons du fond de notre cœur, comme des sentiments naturels et qui font partie de notre être; ce n'est pas la lecture qui nous fait pénétrer le sens des paroles, mais l'expérience acquise." (ibid.)
Il n'y a pas de compréhension et d'interprétation sans une pré-compréhension. À ce point de vue il est clair que la vie que mènent les moines au désert, toute faite de silence, de solitude et d'ascèse, constituait une pré-compréhension qui conditionnait largement leur compréhension de l'Écriture. Silence et pureté du cœur étaient vus comme des pré-conditions pour entendre et interpréter les Écritures dans leur sens plénier.
On ne comprend que ce que l'on vit déjà, au moins dans une certaine mesure. C'est pourquoi saint Jérôme indique un ordre dans lequel apprendre l'Écriture: d'abord le Psautier, puis les Proverbes de Salomon et Quohélet, puis le Nouveau Testament. Et ce n'est que lorsque l'âme s'est longuement préparée à travers une longue relation d'intimité amoureuse avec le Christ qu'elle peut aborder avec fruit le Cantique des Cantiques.
La notion moderne de lectio divina
J'aimerais maintenant faire quelques réflexions sur la conception que l'on a aujourd'hui de la lectio divina, à la lumière des enseignements des Pères du désert, que je viens de présenter.
Ce qu'on appelle aujourd'hui lectio divina est présenté comme une méthode de lecture de l'Écriture et aussi des Pères de l'Église et des Pères du monachisme. Elle consiste en une lecture lente et méditative du texte, une lecture faite plus avec le cœur qu'avec l'intelligence, dit-on, non dans un but pratique, mais simplement pour se laisser imprégner de la Parole de Dieu.
Cette méthode, en tant que méthode, prend ses origines au 12ème siècle et elle n'est pas sans relation avec ce qu'on a appelé la "théologie monastique". À cette époque la préscolastique avait développé sa méthode qui passait de la lectio à la quaestio, puis à la disputatio. La réaction des moines fut alors de développer leur propre méthode: la lectio conduisant à la meditatio puis à l'oratio... et un peu plus tard on ajoutera la contemplatio qu'on distinguera de l'oratio.
Alors que l'approche de l'Écriture que j'ai décrite comme étant celle des Pères du désert était en réalité une approche que ceux-ci avaient en commun avec l'ensemble du peuple de Dieu, la nouvelle approche ou nouvelle "méthode", car il s'agit maintenant d'un exercice, d'une observance importante de l'existence monastique, s'est réfugiée dans les monastères.
Beaucoup plus tard, à l'époque de la devotio moderna se généralisa la "lecture spirituelle" qu'on prit bien soin de distinguer nettement de la lectio divina monastique. Suivant un courant général, la vie spirituelle se spécialise, ou se divise en compartiments étanches.
Il serait étranger au thème de la présente conférence que d'analyser cette longue évolution. Je me permets quand même quelques observations. La première est qu'on peut se demander comment aurait évolué la théologie si les moines n'avaient pas boudé la méthode naissante. En effet, ce qu'on a appelé "théologie monastique" n'avait, jusqu'au douzième siècle, rien de spécifiquement monastique. Elle était la façon dont on faisait la théologie dans l'ensemble du peuple de Dieu, avec, bien sûr un assez grand pluralisme dans les monastères comme en dehors des monastères. Cette façon sapientielle et contemplative de faire la théologie avait su jusqu'alors assumer, et transformer (inculturer, dirait-on aujourd'hui), les apports de diverses méthodes et de divers courants de pensée. On peut légitimement se demander comment aurait évolué la théologie des siècles suivants si les moines n'avaient pas boudé la méthode naissante et avaient su l'assimiler comme ils en avaient assimilé tant d'autres auparavant. Toujours est-il que, pour le meilleur ou pour le pire, une façon dite monastique de faire la théologie se maintint dans les monastères et la théologie scolastique se développa dans les écoles hors des monastères. Chez un Thomas d'Aquin, la méthode nouvelle est encore utilisée dans une perspective profondément contemplative. Chez les commentateurs -- et les commentateurs des commentateurs, elle se desséchera de plus en plus.
De même en fut-il pour l'étude de l'Écriture. Les moines avaient joué jusqu'à ce moment-là un rôle prépondérant dans l'interprétation et l'usage de l'Écriture, bien que leur approche ne fût pas essentiellement différente de celle de l'ensemble du peuple de Dieu. À partir du moment où, subissant, bien que sans s'en rendre compte, l'influence de la pensée nouvelle, ils élaborent leur propre méthode de lecture, parallèle à celle de la scolastique, existent dans l'Église deux approches nettement distincte de l'Écriture: une qui se veut une lecture du cœur (et qui à certaines époques oubliera souvent de faire suivre l'intelligence) et une d'orientation scientifique, qui se desséchera de plus en plus.
D'autre part on doit reconnaître qu'en précisant leur propre méthode de lectio, les moines étaient déjà dépendants de la mentalité nouvelle, pré-scolastique, qui avait créé un besoin de méthode. Les premiers moines n'avaient pas de méthode. Ils avaient une attitude de lecture.
Souvent, au cours des derniers siècles, les moines oublièrent leur façon propre de lire l'Écriture et les Pères et de faire la théologie, et adoptèrent celle de tout le monde. Il était donc nécessaire pour les moines, à notre époque, de revenir à une façon de faire la théologie autre que la théologie des manuels scolastique, et de revenir à une façon de lire l'Écriture et les Pères autre que celle de l'exégèse scientifique moderne.
Il était important, dis-je que le monachisme redécouvre cette façon de lire l'Écriture et cette façon de faire la théologie. Mais il faut aller plus loin: il faut reconnaître que cette façon de lire l'Écriture et de faire la théologie n'a rien de spécifiquement monastique. C'est tout le peuple de Dieu qui doit la redécouvrir car ce fut, à une époque, la façon dont l'ensemble du Peuple de Dieu lisait l'Écriture et faisait la théologie.
Il faut cependant faire encore un autre pas. Il faut dépasser la fragmentation de la vie du moine et des autres chrétiens. Il faut redécouvrir l'unité primitive perdue en cours de route.
En effet, s'il est vrai qu'on doit se féliciter de la place qu'a prise la lectio divina dans la vie des moines et aussi dans la vie de beaucoup de chrétiens en dehors des monastères, depuis une quarantaine d'années, il n'en est pas moins vrai que l'attitude présente à l'égard de cette réalité n'est pas sans danger.
Le danger est que, très souvent, quoique parfois d'une façon imperceptible, on a transformé la lectio en un exercice -- un exercice entre d'autres, même si on le considère le plus important de tous. Le moine fidèle fait une demi-heure ou une heure et même plus de lectio par jour, et passe à sa lecture spirituelle, à ses études et à ses autres activités. Il adopte une attitude gratuite d'écoute de Dieu durant cette demi-heures, et se livre souvent aux autres activités durant le reste de la journée avec la même frénésie, le même esprit de compétition, la même distraction que s'il n'avait pas choisi une vie de prière continuelle et de recherche constante de la présence de Dieu.
Non seulement tout cela est totalement étranger à l'esprit des moines du désert, mais cette attitude est en contradiction avec la nature même de la lectio divina Ce qui fait l'essentiel de celle-ci, telle qu'elle est décrite par ses meilleurs théoriciens, c’est l'attitude intérieure. Or, cette attitude n'est pas quelque chose que l'on peut revêtir durant une demi-heure ou une heure de la journée. On l'a en permanence ou on ne l'a pas. Elle imprègne toute notre journée ou l'exercice qu'on appelle lectio est un jeu vide.
Se laisser interroger par Dieu, se laisser interpeller, former, à travers tous les éléments de la journée, à travers le travail comme à travers les rencontres fraternelles, à travers la rude ascèse d'un travail intellectuel sérieux comme à travers la célébration liturgique et les tensions normales d'une vie communautaire -- tout cela est terriblement exigeant. Reléguer cette attitude de totale ouverture dans un exercice privilégié qui est sensé par lui-même imprégner le reste de notre journée est peut-être une façon trop facile de se dégager de cette exigence.
Pour les Pères du désert, lire, méditer, prier, analyser, interpréter, scruter, traduire l'Écriture -- tout cela formait un tout indissociable. Il aurait été impensable pour un Jérôme de considérer que son analyse poussée du texte hébreu de l'Écriture pour en saisir toutes les nuances était une activité qui ne méritait pas le nom de lectio divina.
Il est certes heureux qu'on ait redécouvert l'importance de lire la parole de Dieu avec son coeur, de la lire pour se laisser transformer. Mais je crois que c'est une erreur d'en faire un exercice plutôt que d'imprégner de cette attitude les mille et une facettes de l'approche de l'Écriture.
De plus, croire que le texte de l'Écriture peut me rejoindre dans ma vie profonde, m'interpeller et me transformer seulement lorsque je me situe devant le texte tout nu, sans recours à tous les instruments qui peuvent me permettre de le rejoindre en sa signification première, risque fort de conduire à une attitude fondamentaliste -- pas rare de nos jours -- ou encore à une fausse mystique, elle aussi assez fréquente.
Puisqu'il est généralement admis de nos jours, que la lectio divina puisse avoir comme objet non seulement l'Écriture mais aussi les Pères de l'Église et, pour les moines et les moniales, particulièrement les Pères du monachisme, je me permets une réflexion là-dessus également.
La tradition monastique étant une interprétation vécue de la Parole de Dieu, elle a une importance semblable à celle-ci, bien que secondaire par rapport à elle. (Nous avons d'ailleurs vu comment les Pères du désert tendaient à accorder la même puissance à la Parole ou l'exemple d'un Ancien transformé par l'Esprit qu'à la Parole de Dieu ou à un exemple biblique. Mais cette parole vécue qu'est la tradition monastique a besoin d'être interprétée et continuellement réinterprétée, elle aussi.
De nos jours, dans les communautés monastiques, on a redécouvert les Pères. Et il faut applaudir cette redécouverte. Mais leur message, encore plus que celui des Écritures, est enveloppé dans un donné culturel qui n'est pas, comme on l'assume trop souvent, la culture monastique -- comme s'il n'y en avait qu'une' --, mais bien le contexte culturel de telle ou telle époque particulière dans lequel les moines anciens ont vécu leur vocation monastique. Le lecteur moderne doit s'exposer sans aucun esprit critique, à la force transformante de la grâce qu'ils ont vécue et qu'ils véhiculent; mais il ne peut le faire qu'après avoir décortiqué avec un sens critique affiné, l'enveloppe culturelle sous laquelle se cache cette nourriture précieuse.
Tout comme il n'existe pas une culture chrétienne, parallèle à toutes les cultures profanes, mais bien des cultures locales christianisées -- d'ailleurs à des degrés divers; de même, il n'existe pas une culture monastique, mais bien des cultures diverses transformées par leur rencontre avec le charisme monastique. L'utilisation des Pères comme matière de lectio divina requiert un sérieux travail d'exégèse et d'étude pour rejoindre la réalité qu'ils ont vécue au-delà de l'enveloppe culturelle. Autrement on se lit soi-même dans les textes qu'on admire; et, évidemment, plus on se retrouve soi-même plus on les admire.
Le moine d'aujourd'hui sera interpellé, appelé à la conversion, transformé, par la lecture des Pères du monachisme uniquement à la condition qu'il se laisse toucher par eux dans tous les aspects de son expérience monastique. Et cela ne se produira que dans la mesure où il les rejoindra eux-mêmes dans l'ensemble de leur expérience: ce qui suppose une analyse poussée de leur langue et de leur langage, de leur pensée philosophique et théologique, du contexte culturel dans lequel ils ont vécu. Il me semble artificiel et même périlleux de distinguer cette étude de la lectio proprement dite, comme si ce n'était qu'un préalable...
Le moine d'aujourd'hui appartient nécessairement à une culture déterminée, et à une Église locale, donc à une culture chrétienne déterminée. C'est cette culture qui, en lui, rencontre la tradition monastique et doit se laisser interpeller et transformer par elle. J'ai peur que trop souvent, dans notre approche des Pères, nous poussons plutôt les jeunes et assumer comme un vêtement la culture monastique d'une époque passée, au risque de transformer nos monastères en camps de réfugiés culturels.
Conclusion
Les Pères du désert nous rappellent l'importance primordiale de l'Écriture dans la vie du chrétien et la nécessité de se laisser transformer constamment au creuset de la Parole de Dieu.
Par ailleurs, une étude même rapide comme celle que nous avons faite de la façon dont ils abordaient l'Écriture est de nature à nous faire remettre en question certains aspects de la conception moderne de la lectio divina, ou plus précisément nous appelle à les dépasser pour revenir à un sens plus profond de l'unité du vécu. Le moine, moins que tout autre personne, ne peut se permettre d'être divisé. Son nom même, monachos, lui rappelle sans cesse l'unité de préoccupation, d'aspiration et d'attitude qui sied à celui ou celle qui a choisi de vivre un seul amour d'un cœur non divisé.[6]
[1] Arm 19, 23Aa: IV 163.
[2] Arm 10, 67: III 41.
[3] Arm. 12,1B: III,148.
[4] Origène, Homélies sur la Genèse. Trad. et notes: L. Doutreleau (SC 7, Paris 1943), Hom. 2,3, p. 96.
[5] Voir J. WENSINK, Mystic Treatises by Isaac of Nineveh (Amsterdam, 1923), par. 329, ch. XLV, p. 220.
[6] Louis Leloir, «Lectio Divina and the Desert Fathers », Liturgy, Vol. 23, n. 2, 1989, pp 3.38. Cette étude reprend un article plus bref: L’Écriture et les Pères, Rev. d’Asc. et de Myst. 47 (1971), pp. 183-199.