Internoviciat – conf. 4

 

La spiritualité du travail dans la vie monastique

 

Introduction 

          Nous avons parlé, hier, de la lectio divina. Or, saint Benoît en parle au début de son chapitre sur le travail, où il dit qu’il y a un temps pour le travail et un temps pour la lectio. Il mentionne même le travail avant la lectio. C’est dire l’importance du travail dans la vie monastique.         

          Je voudrais donc vous parler de la place du travail dans la vie monastique, et de sa relation aussi bien avec la contemplation qu’avec les autres aspects de la vie communautaire.

Théologie du travail

          Le travail a une dignité qui lui est propre dans le plan de Dieu . Tout d'abord l'Écriture nous montre Dieu au travail durant les sept jours de la création. C’est la première image que la Bible nous donne de Dieu : Dieu au travail et qui, à la fin de chaque journée, trouve que ce qu’il a fait est bon. De plus, le Livre de la Genèse nous dit que Dieu a confié cet univers créé au soin du travail humain. Par notre travail, nous sommes donc appelés à participer à l'activité créatrice de Dieu et à la continuer; et c'est là le fondement premier de la dignité du travail.

          Nous avons aussi l'exemple du Fils de Dieu qui, lorsqu'il s'est fait homme, a choisi d'être connu comme un charpentier et fils de charpentier. Aussi, lorsqu'il commença son ministère, les gens était surpris et disaient, "D'où lui vient tout cela? Quelle est cette sagesse qui lui est donnée? N'est-il pas le charpentier, le fils de Marie?". "Mon Père travaille toujours et je fais de même," (Jean 5, 17) disait-il Lui-même.

          Jésus appartient donc au "monde du travail". Il en était de même de ses disciples et de la plupart de ses auditeurs, qui étaient des pêcheurs, des fermiers et des ouvriers ordinaires. C'est pourquoi, lorsqu'il parle du Royaume de Dieu, Jésus utilise constamment des images et un vocabulaire reliés au monde du travail humain: le travail du berger, du fermier, du médecin, du semeur, de la femme de ménage, du serviteur, du pêcheur, du marchand, du travailleur salarié, etc. Et il compare la construction du Royaume de Dieu à un travail en commun de moissonneurs et de pêcheurs.

          C’est aussi à travers notre travail que nous sommes appelés à manifester à Dieu notre amour : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme de tout ton être ». Si nous voulons aimer Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme et de tout notre être, nous devons l'aimer aussi avec notre corps. Le corps est en effet lui aussi transformé par l'amour que nous avons pour Dieu et exprime cet amour. Aimer Dieu avec tout notre corps, c'est lui manifester notre amour, par exemple, par des jeûnes, des veilles, diverses attitudes physiques de prière, et aussi par le travail.

          Jean-Paul II, dans plusieurs de ses écrits a souligné le fait que non seulement le travail est marqué par l’homme, mais révèle aussi à l’homme le véritable sens de son existence. Il en a parlé dès sa première encyclique : Redemptor hominis, mais d’une façon plus particulière dans celle sur le travail, Laborem exercens, écrite en 1981 à l’occasion du 90ème anniversaire de Rerum Novarum.

Travail et vie contemplative

               Mais alors (au moins pour certains et certaines) se pose la question : quelle est la place du travail dans une vie que l’on veut et que l’on dit « entièrement vouée à la contemplation » ? Il est peut-être bon de préciser tout d’abord ce qu’on entend par contemplation et « vie contemplative ».

          Depuis plusieurs siècles, on distingue parmi les diverses formes de vie religieuse, la vie active, la vie contemplative et la vie mixte. Or, il y a longtemps que les maîtres de la spiritualité monastique font remarquer qu'il n'est pas possible de faire entrer de force la vie monastique dans un tel schéma. Il serait en effet dangereux -- et même hypocrite -- de considérer qu'une forme de vie monastique est plus contemplative qu'une autre du simple fait qu'elle ne comporte pas d'activité apostolique.

          La vie monastique est-elle contemplative? La question a été posée très explicitement durant le Concile Vatican II, au moment où se préparait le document conciliaire sur la vie religieuse. On a souvent mal compris ceux qui posaient alors cette question. Leur but n'était pas de mettre en question que la vie monastique a -- et doit avoir -- un dimension et même une orientation contemplative, mais de refuser de la définir comme telle par le simple fait de ne pas avoir d'action pastorale.

          Dom Jean Leclercq écrivit à cette époque dans les Collectanea Cisterciensia (27 [1965] pp. 108-120) un article ayant précisément pour titre : "La vie monastique est-elle un vie contemplative?" Sa réponse est: Oui, évidemment, elle l'est. Mais il ajoute tout de suite que selon toute la tradition monastique, appeler quelqu'un "contemplatif" ne signifie pas qu'il pratique la "contemplation" dans l'un ou l'autre des sens que le mot a pris dans les diverses écoles de spiritualité depuis le XVIème siècle. Cela signifie plutôt qu'il pratique la prière continuelle, ou encore qu'il organise toute sa vie de telle façon qu'il puisse maintenir d'une façon aussi constante que possible une conscience aimante de la présence de Dieu.

          Pour saint Benoît, le travail est un élément important dans l'équilibre de la journée monastique, avec la prière (privée et en commun) et la lectio. Il est l'un des éléments par lesquels le moine est appelé à réaliser le précepte de la prière continuelle.

          Pour maintenir cette prière continuelle, le moine utilise un certain nombre de moyens. L'un de ces moyens, le plus important de tous dans la tradition bénédictine est l'Office Divin; un autre est la lectio divina. Celle-ci est, en effet, selon la tradition monastique, d'Orient comme d'Occident, authentique prière contemplative, et non simplement une préparation à la prière. D'autres moyens sont, évidemment, les moments de silence, les moments de plus grande attention à la présence de Dieu, ou encore les répétitions de prières brèves, la prière de Jésus, le rosaire. Ce sont là autant de moyens de maintenir un attitude contemplative tout au long de la journée, à travers toutes les occupations, y compris le travail.

          Un enseignement constant de la tradition monastique à travers les siècles est celui-ci: on est contemplatif dans tous les aspects de sa vie ou on ne l'est pas du tout. Je dois évidemment être contemplatif dans ma demi-heure ou mon heure de prière silencieuse, comme je dois l'être durant l'Office Divin et durant le travail, quel que soit le type de travail. Si je ne fais pas d'efforts pour conserver une communion contemplative avec Dieu durant mon travail, je m'illusionne en pensant que je deviendrai soudainement contemplatif en entrant à l'Église ou en m'agenouillant pour ma demi-heure de prière.

De même saint Bernard utilise peu le mot "contemplation", mais le "souvenir de Dieu" est aussi au cœur de son enseignement. Il écrit, par exemple: "Le souvenir de Dieu est le chemin vers la présence de Dieu. Quiconque garde les commandements présents à l'esprit, afin de les observer, sera récompensé de temps à autre par la perception de sa présence" (Sent 1.11; SBO 6b.9.17-21). (Voir l'article de Michael Casey sur "Mindfulness of God in the Monastic Tradition", Cistercian Studies 17 [1982], pp. 111-126).

          Bernard, comme Benoît, est conscient du fait que, dans le monastère, les moines réalisent la dimension contemplative de leur vie de façons différentes, selon leur appel et selon les rôles qu'ils sont appelés à jouer dans la communauté. Il parle de deux catégories de moines: les claustrales et les officiales ou obedientiales, qu'il appelle aussi les obedientes. Les claustrales sont ceux qui n'ont aucune responsabilité administrative; les obedientiales sont ceux qui sont appelés à remplir divers services dans la communauté. Chacun est appelé à être contemplatif d'une façon qui lui est propre. Chacun doit pratiquer la memoria Dei, ce qui ne veut pas dire qu'il doit continuellement penser à Dieu d'une façon active, mais qu'il doit spontanément faire référence à Dieu dans tout ce qu'il pense, et qu'il fait et dans tout ce qu'il lui arrive.

          Bernard revient plus d'une fois dans ses écrits sur la tension vécue par tous ceux qui, en communauté, ont d'importantes responsabilités administratives, soit d'ordre matériel soi d'ordre spirituel. Il met d'abord en garde contre le danger d'aspirer à de telles responsabilités; mais il enseigne aussi que pour un moine qui a reçu de telles tâches, cela peut être pour lui l'occasion d'un détachement radical qui lui fait renoncer à son propre loisir et assumer une grande partie du poids de préoccupation de la communauté, de sorte que ses frères puissent jouir de la solitude et de la paix. Ce fut, bien sûr, la vocation de Gérard, le frère de Bernard et cellérier de Clairvaux, à qui Bernard paie un tel tribut dans son Sermon 26 sur le Cantique des Cantiques.

          Tous ceux qui ont beaucoup à faire au service de la communauté doivent s'efforcer de conserver suffisamment de temps pour la prière, la lecture et la méditation. Mais cela ne suffit pas et n'est même pas l'essentiel. L'essentiel c'est que toute notre activité soit enracinée dans une prière contemplative, soit réalisée dans un climat et un esprit de prière, et nous ramène sans cesse à celle-ci.

          C'est en réalité notre attitude envers le travail qui révèle le mieux notre compréhension de la vie contemplative et de la prière. En effet, si la contemplation ou la prière est pour nous une "activité", il est évident que nous considérerons toutes les autres activités comme secondaires, par rapport à celle-ci, et nous aurons comme but de réserver le plus de temps possible à cette activité primordiale, diminuant autant que possible le temps consacré aux autres activités. Le travail sera alors considéré comme une nécessité qu'il faudra accomplir dans le moins de temps possible et aussi rapidement que possible. De plus, dans cette perspective, si nous voulons être fervents, nous nous efforcerons de nous limiter à des formes de travail qui nous permettront de continuer à prier durant le travail, et nous classifierons les travaux comme plus contemplatifs ou moins contemplatifs. Un travail sera considéré plus contemplatif, s'il ne demande pas beaucoup de réflexion ou d'attention et laisse donc l'esprit libre de s'adonner à la prière... (à moins qu'il ne se disperse en distractions...). Je crois qu'une telle approche est erronée.

          En effet, la contemplation n'est pas une activité mais une attitude. C'est une relation d'amour avec Dieu, qui ne peut pas être dissociée non seulement de ce que nous sommes mais aussi de ce que nous faisons. Si nous devenons graduellement de vrais contemplatifs, non seulement nos moments de prière silencieuse deviendront des moments de contemplation, aussi bien que notre participation à l'Office Divin, mais nos heures de travail deviendront aussi des moments de contemplation. Non pas parce que nous nous efforcerons de réciter des prières en travaillant, mais simplement parce que nous serons unis à Dieu à travers notre travail lui-même. Notre travail n'est-il pas une participation à l'activité créatrice de Dieu? Deux personnes qui sont en amour aiment travailler ensemble. Cette communion avec Dieu par le travail se réalisera si nous sommes présents -- totalement et avec amour -- à ce que nous faisons. Travailler sans porter attention à notre travail afin d'appliquer notre esprit à la prière rendrait impossible dans ces circonstances une union contemplative avec Dieu. Un respect pour le travail implique un respect de la compétence: à la fois la compétence qu'il convient d'acquérir pour bien faire son travail, et aussi le respect pour la compétence des spécialistes qu'il convient parfois de consulter.

          Si nous voyons les choses de cette façon, toute forme de travail -- que ce soit une création artistique ou l'épluchage des légumes, un travail d'informatique ou le nettoyage des WC, un travail en forêt ou la lessive -- a la même valeur humaine car il peut toujours être un moyen d'union à Dieu.

         Si le travail n'est pas perçu ainsi, il y a au moins deux tentations dans lesquelles nous pouvons tomber. La première est celle de s'évader dans le travail pour fuir les exigences de la vie intérieure. Ce danger est réel, mais je crois que cela arrive beaucoup moins fréquemment dans la vie monastique qu'on ne le pense généralement. Lorsqu'on s'évade, c'est en général plutôt dans des passe-temps que dans un travail véritable au service de la communauté. L'autre tentation serait de penser que tout temps consacré au travail est enlevé à la prière.

 

Travail et vie communautaire 

          Une autre dimension du travail pour nous est son rôle dans la construction de la communauté.

          Il y a peu de réalités qui unissent les personnes entre elles comme le travail. En effet, dans sa structure fondamentale, la réalité du travail est la même partout, dans tous pays et dans tous les continents; parmi les hommes et les femmes de toutes races et nations, parlant diverses langues, représentant différentes cultures, et professant diverses religions par lesquelles ils expriment de façons différentes leur relation à Dieu. La réalité foncière du travail est aussi la même sous une multiplicité de formes: travail manuel ou intellectuel, travail agricole ou industriel, activité de service ou de recherche; travail de l'artisan, du technicien, de l'éducateur, de l'artiste, de la femme de maison, de l'ouvrier d'usine ou de son superviseur.

          Bien que nous venions au monastère dans un but religieux, une communauté monastique, comme toute communauté ou tout groupe humain, est soumise à la loi du travail. Il nous faut travailler pour gagner notre vie et pour être capable d'aider les plus nécessiteux. Le travail contribue aussi au développement d'un caractère propre et de la personnalité collective d'une communauté. Il est aussi une expression de communion entre les membres de la communauté et de solidarité avec tout le monde du travail.

          Nous devons appliquer à toute forme de travail ce que s. Benoît dit des artistes ou des artisans du monastère : Quiconque a un talent doit l’utiliser pour la construction de la communauté, en toute humilité. Ce qui est très différent du désir de se « réaliser » personnellement. De nos jours, nous sommes très préoccupés d’avoir un genre de travail dans lequel nous pouvons nous réaliser. Il y a là quelque chose de bon et de positif. Mais le paradoxe est que je puis me « réaliser » uniquement si je ne me préoccupe pas de le faire ! Je me réalise, je m’accomplis, dans la mesure où je vis en communion avec Dieu et avec les autres. Si je suis convaincu qu’aux yeux de Dieu tout travail a la même dignité, alors je trouverai mon épanouissement dans n’importe qu’elle forme de travail, qu’elle me plaise spontanément ou non.

          Une mère de famille ne compte pas les heures qu’elle consacre au soins de ses enfants, de son époux et de sa maison. Elle considère tout en termes de « service » qui s’enracine dans l’amour. Ainsi en est-il dans une communauté monastique. Le travail que nous y faisons n’est pas notre « contribution » pour payer notre pension et notre nourriture. Il est notre service de Dieu et de la communauté. Ce service doit être vécu dans un équilibre de vie, mais il ne peut faire l’objet de « calcul ».

Travail et responsabilité sociale

          Saint Paul écrivait aux Thessaloniciens: "Vous vous souvenez, frères, de nos labeurs et de nos fatigues: de nuit comme de jour, nous travaillions, pour n'être à la charge d'aucun de vous, tandis que nous vous annoncions l'Évangile de Dieu!" (1 Thess. 2,9), et de même, dans le Livre des Actes, il dit aux Anciens d'Éphèse: "vous savez vous-mêmes qu'à mes besoins et à ceux de mes compagnons ont pourvu les mains que voilà" (Actes, 20, 34).

          C'est dans cette ligne que la tradition monastique a toujours vu le travail non seulement comme une façon de gagner sa vie, mais aussi de se procurer de quoi aider les pauvres. Ce qu'on peut faire, soit avec le produit immédiat de son travail, soit avec le produit bien géré du travail des années précédentes ou des générations passées. C'est là une forme de solidarité non seulement avec tous les travailleurs, mais aussi avec ceux, si nombreux de nos jours, qui voudraient travailler et ne trouvent pas d'emploi.

Voici ce que disent nos Constitutions (OCSO) du travail :

Le travail, surtout manuel, donne aux moines l’occasion de participer à l’œuvre divine de la création et de la rédemption et de marcher sur les traces du Christ Jésus ; il jouit toujours d’une estime particulière dans la tradition cistercienne. Ce travail dur et rédempteur procure le nécessaire aux frères et à d’autres, spécialement aux pauvres, et manifeste la solidarité des moines avec la foule des travailleurs. Il est aussi l’occasion d’une ascèse profitable, favorisant l’évolution et la maturité personnelle, entretenant la santé du corps et de l’esprit ; enfin, il contribue beaucoup à la cohésion de toute la communauté. (Cst. 26)

          Dans le chapitre de la Règle sur le cellérier, saint Benoît demandait à celui-ci de "regarder tous les ustensiles et tous les biens du monastère comme des ustensiles sacrés de l'autel" et il prévoyait, d'autre part, que le cellérier aurait des frères pour l'assister dans sa tâche, afin qu'il ne soit pas surchargé. Dans le chapitre suivant (RB 32), il recommande à l'abbé de confier les biens du monastère – outils, vêtements et autres objets – à des frères dont la vie et les moeurs lui inspirent confiance.

          Les moines ont renoncé à toute propriété privée au moment de leur profession. Par ailleurs, une communauté, surtout si elle est nombreuse, a besoin d'une bonne structure matérielle pour assurer aux moines les choses qui sont essentielles pour mener leur vie monastique : tout d'abord la nourriture, le vêtement et le gîte, mais aussi les instruments nécessaires pour le travail comme pour la formation. Peut-on parler alors de propriété commune ou collective ? L'expression ne serait pas tout à fait exacte. En réalité, la communauté ne possède pas les biens meubles et immeubles qu'elle utilise; elle en a simplement la garde et la gestion.

          Le Droit Canon actuel dit que tous les biens de toutes les personnes morales dans l'Église, donc aussi ceux des communautés religieuses et monastiques, sont des "biens ecclésiastiques"; c'est-à-dire qu'ils appartiennent au Peuple de Dieu, et que ceux qui les utilisent en ont l'administration, non la propriété absolue. Cela fait écho à l'enseignement de saint Ambroise, pour qui toute propriété dont nous n'avons pas un besoin immédiat ne nous appartient pas, mais appartient aux pauvres.

          Tout au long de la tradition monastique on constate que lorsque les moines administrent bien les propriétés qui leurs sont confiées, et qu'ils vivent sobrement, ces propriétés se développent rapidement. Divers choix se présentent alors à eux. Ils peuvent se défaire au fur et à mesure de tout ce dont ils n'ont pas un besoin immédiat, et en faire profiter les pauvres. Ils peuvent aussi continuer de gérer sagement et avec compétence leurs biens et leurs activités de façon à pouvoir aider les pauvres et assister les défavorisés d'une façon plus étendue et mieux organisée. Pouvoir disposer de biens économiques d'une certaine ampleur permet d'entreprendre des actions qui s'attaquent aux racines structurelles de la pauvreté. De telles interventions sont aussi nécessaires que la réponse immédiate et de caractère ponctuel aux besoins urgents des individus. Plusieurs choix sont légitimes les uns autant que les autres, en ce domaine, dans la mesure où les moines continuent de vivre sobrement et pauvrement. S'il est nécessaire de donner à manger à l'affamé qui se présente à la porte, il est tout aussi nécessaire de mettre en oeuvre des moyens pour enrayer les causes de sa pauvreté et de sa faim.

          Si les biens dont dispose la communauté sont destinés non seulement à la subsistance des moines mais aussi, et même dans une plus large mesure, à venir au secours des plus nécessiteux et à lutter contre les racines de la pauvreté et de la misère, on comprend mieux que Benoît demande d'avoir à l'égard des instruments et des outils du monastère le même respect qu'on aurait pour les vases de l'autel.

          Cette vision théologique exige aussi de la part de chacun un sens profond et clair de sa responsabilité. Si Benoît demande que l'abbé tienne un inventaire précis des objets qu'il confie au soin de tel ou tel frère, et qu'il reçoit du frère lorsque la charge passe à un autre, ce n'est pas l'expression d'un esprit tatillon.   C'est plutôt que le respect du travail et des instruments de travail demandé par Benoît implique une administration sérieuse et rigoureuse. Or, un principe de base de toute bonne administration est que tous sachent de façon claire et non ambiguë quels sont les objets et les responsabilités qui leurs sont confiées, afin qu'une évaluation périodique soit possible. La pauvreté évangélique n'implique pas que l'on travaille avec des méthodes désuètes et des instruments primitifs qui engendrent un gaspillage de temps. Si paradoxal que cela puisse paraître, dès lors que notre travail est destiné à aider les pauvres tout autant qu'à nous faire vivre, comme nous l'enseigne la tradition monastique primitive aussi bien que l'Évangile, une saine administration et l'utilisation de moyens techniques efficaces devient une exigence de la pauvreté évangélique. La véritable pauvreté évangélique ne consiste pas à se préoccuper de sa propre indigence mais de celle des pauvres qui n'ont pas choisi de l'être.

          Même si l'orientation de la Règle de saint Benoît est fortement cénobitique, il serait faux de voir dans ce chapitre une insistance sur la "propriété commune" par opposition à "propriété privée", comme si on devait bien gérer les biens parce qu'ils appartiennent à la communauté. Il me semble que la visée de ce chapitre est autre. Il s'agit plutôt du respect que doivent avoir tous les moines, chacun à son niveau, pour les biens qui, en définitive, ne leur appartiennent ni à eux individuellement ni même à la communauté, mais sont plutôt des biens qu'ils ont la responsabilité de gérer au service de l'Église et de la Société, en particulier les plus pauvres.

          Une petite phrase de ce chapitre de la Règle révèle une autre préoccupation de saint Benoît. C'est celle-ci: "Si quelqu'un traite les choses du monastère de façon malpropre ou négligente, il sera réprimandé". Tout manque de propreté ou même d'esthétique serait en effet opposé à la vision théologique qu'a Benoît des biens du monastère. Mais il y a à cela une autre dimension. L'harmonie et la beauté sont nécessaires à une vie humaine équilibrée et encore plus à une vie contemplative. Le moine n'a pas la possibilité qu'a la personne dans le monde de quitter de temps à autre son milieu de vie pour aller à la recherche de la beauté dans un voyage touristique, la visite d'un musée ou dans un concert ou une pièce de théâtre. Le monastère constitue normalement son milieu de vie permanent, dont il ne sort que rarement si ce n'est pour les besoins de la communauté. Il n'en est donc que plus important que ce lieu respire une sobre beauté.