Internoviciat – conf. 3

Méditation sur l'obéissance 

          

L'image de Dieu en l'homme

Créé à l'image de Dieu, l'homme est appelé à devenir parfait comme son Père est parfait. La vie insufflée en ses narines au matin de la création, selon la belle figure de la Genèse, est appelée à une croissance sans fin. L'homme est non seulement fait pour vivre en plénitude, mais il porte en lui même un dynamisme de croissance d'origine divine.

C'est là que se trouve le fondement de toute éthique. L'homme porte en lui une semence de vie divine. Tout ce qui respecte et favorise la croissance de cette vie est bon. Tout ce qui l'empêche ou lui nuit est mal. L'aspiration à la vie est le dessein de Dieu gravé dans le cœur même de tout homme. Le péché est le refus de vivre et de croître, l'attrait de la mort. « Je suis venu, dit Jésus, pour qu'ils aient la vie, et l'aient en abondance. »

Dieu a créé l'homme libre. Il l'a mis dans le monde et l'a établi maître de la création. Il lui a confié la responsabilité de construire et le monde et sa propre vie, et de choisir les moyens de favoriser et d'orienter leur croissance. Libre et responsable, l'homme doit répondre de chacun de ses choix. Personne, pas même Dieu, ne fera ces choix à sa place ni en répondra.

Lorsque l'homme, dès la plus haute antiquité, devint conscient de ce dynamisme de vie en lui-même, et commença à faire l'expérience de sa relation à une Source de vie au-delà du monde de la perception sensorielle, il élabora des ensembles de mythes, de croyances et de rites pour exprimer et nourrir cette expérience et pour en perpétuer la mémoire. Il se sentait appelé à entrer en profonde communion avec cette réalité qu'il appelait parfois Dieu. Mais cette réalité l'effrayait aussi.

 

Servitude de la loi

 

De plus, à cause de ses échecs, sa propre liberté l'effrayait de plus en plus.  Aussi, le Dieu qu'il avait d'abord perçu comme la source de sa vie, comme la réalité la plus intime au fond de lui-même, il se mit à le percevoir comme un maître autoritaire et comme un législateur. Par ce subterfuge, il se démettait de la responsabilité de prendre ses propres décisions et de faire ses propres choix, et il laissait ce soin à Dieu. Par la religion, née de la perception de la source de sa liberté, il se constituait lui-même esclave.

L'expérience religieuse d'Israël, unique à plus d'un point de vue, s'est cependant développée dans ce contexte-là, et ne s'en est dégagée que graduellement et partiellement. Yahvé fut d'abord perçu comme un législateur dictant ses volontés à son peuple. Ce qu'il y avait cependant de nouveau dans l'expérience religieuse d'Israël, c'était l'expérience d'un Dieu avec l’homme, d'un Emmanuel, rencontrant l'homme au cœur de son histoire humaine, partageant ses guerres, et vivant avec lui les péripéties d'une alliance.

Les grands prophètes d'Israël connaissent et présentent ensuite Jahvé comme un père aimant, et même comme une mère ou encore une épouse jalousement amoureuse. Ils perçoivent même et annoncent une nouvelle ère de l'histoire humaine où, de nouveau, comme au jour de la création, l'homme pourra lire la volonté de son Dieu non plus sur des tables de pierre ou sur les parchemins de ses législateurs, mais en son propre cœur, dans les aspirations les plus profondes de son être créé à l'image de Dieu et animé de son souffle. Cette libération de l'état de servitude dans lequel l'homme s'était mis lui-même allait se réaliser pleinement dans la personne de Jésus de Nazareth.

Jésus, homme libre et radicalement obéissant

 

En Jésus, la semence de vie placée en l'homme le jour de la création a atteint sa pleine croissance. En lui tout est vie ; aucun refus de croissance. Fils de l'homme, né de la terre, il est fils de Dieu, un avec le Père. Il n'a d'autre règle de conduite que le vouloir du Père. Ce qui ne veut pas dire qu'il obéit à des « ordres » reçus de son Père. Cela veut plutôt dire qu'il n'est qu'un vouloir avec le Père, de sorte que son vouloir le plus personnel est identique à celui du Père. Sa propre mission est identique à son être, et son être est un avec le Père. Il est donc radicalement obéissant, parce qu'il est obéissant par la racine même de son être. Il est l'être humain en qui la libération à l'égard de toute loi ou de toute volonté extérieure a été totalement réalisée.

Et le grand et beau mystère est que Jésus de Nazareth a vécu cette obéissance à l'intérieur d'une expérience de croissance humaine normale. Il a découvert graduellement sa mission. Il a eu constamment à faire des choix humains, usant des mêmes moyens de discernement que tout autre être humain. Il a dû décider, à un certain moment, s'il continuerait son métier de charpentier à Nazareth ou bien se lancerait sur les routes de Galilée et de Judée. Il a dû décider s'il se conformerait ou non à l'enseignement des Docteurs de la loi et à leur système religieux ; ou encore s'il monterait ou non à Jérusalem pour la Fête, etc. Si en chacune de ces circonstances il fit la volonté de son Père, c'est non pas à cause d'une révélation spéciale de cette volonté, mais parce que, chaque fois, il fit le choix conforme à sa mission, c'est à dire à son propre être profond, un avec le Père.

Un moment capital dans la découverte de sa mission fut certainement lorsqu'à son baptême il entendit la voix du Père : « Tu es mon fils bien-aimé. » Mais peut être que le vrai point tournant de sa vie se situe un peu auparavant, au moment où il quitte Nazareth et adopte un mode tout à fait nouveau d'existence. Cette sorte de rupture dans sa vie, le libérant des conventions de son environnement socioreligieux, et le lançant dans un cheminement solitaire, ne fut-elle pas le pas radical ouvrant sa conscience humaine à la pleine perception de sa mission au temps de son baptême?

Le paradoxe est que, pour l'observateur superficiel, Jésus cesse pratiquement d'être obéissant à partir de ce moment-là. Jusque-là, si l'on excepte une brève escapade à l'âge de douze ans, il s'est conformé à toutes les demandes de son environnement culturel et religieux et a été formé par ce milieu. La façon dont ses concitoyens expriment leur surprise lorsqu'il commence à se comporter « étrangement » démontre bien qu'il avait été jusque-là un observant fidèle et non remarqué des coutumes et obligations sociales et religieuses de son peuple, et de l'enseignement traditionnel des docteurs et des scribes. Mais soudain, mû par la perception intérieure de sa mission, il entreprend de poursuivre un cheminement solitaire, au-delà de toutes ces balises, guidé par la seule lumière ardente de son cœur.

Son obéissance sera désormais la fidélité radicale à cette vision et à sa perception de Dieu, irréconciliable avec celle des leaders spirituels du peuple. Cette fidélité le conduira à la mort, car dès qu'il a commencé à vivre en homme pleinement libre il est devenu embarrassant et dangereux pour les pouvoirs en place, aussi bien religieux que civil. Après tout, la servitude à aussi ses avantages, et les hommes n'entendent jamais volontiers l'appel à la liberté. Spécialement ceux qui sont esclaves du pouvoir qu'ils détiennent. Comment pourraient-ils le laisser démonter impunément le système qu'ils ont si minutieusement établi ?

D'autres, avant et après lui, ont fait la même expérience. Paul de Tarse est un bon exemple. Jusqu'à sa conversion il est parfaitement obéissant, le plus fidèle observateur des traditions religieuses de son peuple. Le contexte socio culturel où il se meut constitue un cadre sûr et sécurisant pour sa propre existence. Mais un jour il a la grâce de descendre de ses grands chevaux. Il rencontre Jésus et découvre son propre cœur. Il devient immédiatement très humble et, en même temps, le plus agaçant des êtres libres. Il ne peut nier ce qu'il a perçu et cela devient sa norme d'action. Il est embarrassant pour tout le monde, à commencer pour les chrétiens. Ceux de Damas ne seront d'ailleurs que trop heureux de le mettre dans un panier et de le glisser en dehors des murs de la ville, et ceux de Jérusalem l'expédieront rapidement à Tarse. Pour sa propre sécurité, bien sûr ! Mais il est quand même intéressant de lire la conclusion de ce récit dans le livre des Actes : « ils le conduisirent à Tarse. Les Églises à travers la Judée, la Galilée et la Samarie étaient désormais laissées en paix »... Lui aussi sera obéissant jusqu'à la mort.

L'homme à la recherche de son cœur

 

Cette sorte de rupture radicale dans la vie de Jésus et de Paul, marquant le début d'un cheminement personnel solitaire au-delà du support de la société religieuse ambiante, n'est pas une réalité qui leur est exclusive, loin de là. Cela correspond au contraire à un type d'expérience humaine dont l'histoire connue remonte à près de deux mille ans avant Jésus. Toute culture et toute religion est un système destiné à former les individus et à les porter, dans un type donné d'expérience humaine et religieuse. Mais en toute culture il y a des individus qui, à un certain point de leur évolution, se sentent appelés, par fidélité à leur être profond, à aller au-delà de ce que favorise ou permet le cadre ou le support de leur environnement socioreligieux. S'ils se rencontrent avec d'autres chercheurs solitaires, ou s'ils ont des disciples venus se former au contact de leur expérience, ils élaborent une sous culture, à l'intérieur de la culture ambiante, comme cadre générateur et porteur d'un type spécifique d'expérience. Ainsi sont nés tous les monachismes, en Inde, en Grèce, en Israël, avant le monachisme chrétien. Ce que toutes ces personnes cherchent, d'une façon ou d'une autre, plus ou moins consciemment selon les cas, c'est la découverte de la volonté de Dieu, à travers la découverte de leur propre cœur. Très significative à cet égard est la réponse du vieillard Palamon au jeune Pachôme qui vient lui demander de le faire moine près de lui : « avec la grâce de Dieu, nous lutterons de concert avec toi, jusqu'à ce que tu arrives à te connaître toi-même. »

Jésus était tout entier sous la mouvance de l'Esprit. Le reste des hommes ont en leur cœur non seulement l'Esprit de Dieu, mais aussi des semences de désintégration et de mort déposées là par l'esprit mauvais. Et il leur est souvent difficile d'exercer à leur égard un juste discernement. C'est la raison pour laquelle l'expérience montre que quiconque désire poursuivre un sérieux cheminement spirituel a besoin d'un guide, c'est à dire d'une personne expérimentée qui l'empêche de se leurrer.

Lorsque les premiers moines chrétiens se retirèrent au désert pour vivre cette expérience de cheminement solitaire, à la recherche de leur propre cœur et de Dieu, ils découvrirent rapidement les dangers et les écueils de cette lutte solitaire avec les forces du mal et le besoin d'un guide spirituel. Ils se placèrent donc sous la direction d'anciens, c'est à dire de personnes qui avaient fait la même expérience et qui étaient désormais possédées par l'Esprit. Et quand ils se regroupèrent en communautés, ils élaborèrent une sorte de sous culture chrétienne, un style de vie selon une règle et sous la direction d'un supérieur.

Nature et signification de l'obéissance humaine

 

Dans les deux cas, soit la soumission à un père spirituel soit l'entrée dans une communauté, nous ne sommes pas en présence de formes de vie divinement instituées, mais bien de moyens élaborés par les hommes dans leur recherche de la volonté de Dieu à travers leur propre croissance spirituelle. La motivation et les buts sont spécifiquement chrétiens ; les moyens utilisés appartiennent à une tradition humaine multiséculaire. Quelle est donc, pour un chrétien, la nature et le sens de l'obéissance à un maître spirituel ou à une règle et un supérieur ?

Nous pouvons trouver d'abord quelque lumière dans ce que l'Écriture dit à propos de l'obéissance aux pouvoirs établis, et spécialement dans l'attitude de Jésus à leur égard. Au temps de Jésus, la Palestine était sous domination romaine. Comme en tout pays conquis, il y avait, dans la population, des « coopérants » et des « maquisards ». Certains juifs étaient compromis avec le pouvoir étranger, comme, par exemple, les publicains ou collecteurs d'impôts, considérés par plusieurs comme des pécheurs publics. D'autres, par ailleurs, comme les Zélotes, étaient des sortes de guérilleros désireux de chasser l'envahisseur. Jésus choisit ses disciples dans les deux camps, et ne semble pas s'être tellement préoccupé de quel côté les gens se situaient. Mais il demande à ceux-ci d'être honnêtes et consistants avec leur choix et logiques avec eux-mêmes. Lorsqu'on lui demande s'il est légitime de payer le tribut à César, il se fait montrer une pièce de monnaie à l'effigie de César, et il répond de rendre à César ce qui est à César. Ce qui veut dire : si vous utilisez la monnaie de l'autorité romaine, et profitez des services que les Romains vous offrent, alors soyez honnêtes et logiques, et payez le tribut. L'obéissance à l'autorité romaine n'est pas présentée comme l'obéissance à une autorité divine déléguée, mais comme un comportement sincère et honnête dans une situation sociale donnée. Vous pouvez accepter ou refuser cette situation ; c'est une question de choix humain. Mais vous devez être logiques et accepter les conséquences de votre choix. Vous devez donc alors être toujours soumis à Dieu, de qui vous recevez sans cesse la vie.

L'attitude de Jésus à l'égard des systèmes religieux des Pharisiens et des Docteurs de la loi est la même. A ceux qui ont choisi de suivre ce système et de profiter de la sécurité religieuse et psychologique qu'il offre, aussi bien que de ses autres avantages, Jésus demande d'observer ce qu'ils enseignent. Quant à lui et à ses disciples, ils ont pris leur distance, et il ne se sent pas obligé d'observer leur interprétation de la loi et leurs prescriptions, pas plus lue de payer le tribut à César. Il se refuse décidément à faire partie de leur système.

L'Écriture réfère toujours l'obéissance directement à Dieu. Elle est la conformité du vouloir humain au vouloir divin. Nulle part il n'apparaît que la soumission d'un homme à un autre homme soit vertueuse en elle-même ; et nulle part il n'est dit que, dans sa recherche de la volonté de Dieu il soit plus vertueux pour l'homme de se soumettre aux décisions d'une autre personne que de prendre ses propres décisions, selon son discernement personnel. L'obéissance à toute autorité humaine, à un père spirituel comme à une règle, est une question de logique et de consistance avec soi-même dans l'utilisation des moyens choisis pour découvrir la volonté de Dieu.

La loi de Dieu, la volonté de Dieu sur chaque homme est inscrite en son cœur. Le chemin vers Dieu passe par le cœur de l'homme. Pour découvrir la volonté de Dieu, il doit d'abord découvrir son propre cœur, devenir conscient de son véritable être, de son « moi » profond (bien au-delà de ses désirs superficiels et de ses caprices). Cela requiert un long effort de purification et de détachement à l'égard de tout ce qui constitue le « faux moi ». Être obéissant consiste, pour l'homme, à découvrir sa vocation ou mission propre, c'est à dire à devenir conscient de son mode propre et inaliénable de relation au Père, et à accepter les conséquences de cette prise de conscience, avec les déchirures et les morts qu'elle peut nécessiter.

Dans ce processus de purification et de croissance, de recherche et de réalisation de la volonté de Dieu, l'homme doit faire le choix de moyens, dont certains seront plus adaptés que d'autres pour lui. Ce choix des moyens est la responsabilité de l'homme ; Dieu ne le fait pas pour lui. Et bien que ce choix soit libre, il est, bien sûr, largement conditionné par le contexte historico-culturel où chacun se trouve.

Chez saint Benoît

          Dans le Prologue et les quatre premiers chapitres de sa Règle, Benoît a déjà parlé du monastère comme d’une école où l’on apprend à servir, et d’un atelier où l’on œuvre.  Il a d’ailleurs consacré un long chapitre à énumérer les instruments que l’on doit utiliser dans cet atelier. Dans les chapitres qui vont suivre une très longue série sera consacrée à l’organisation de l’œuvre par excellence, l’opus Dei. C’est ainsi qu’il appelle et qu’il conçoit la prière commune. Il s’agit bien de quelque chose que l’on fait ensemble, d’un opus. Mais avant d’entreprendre cette série, il a un long chapitre sur l’humilité qui est la principale qualité requise. Et avant cela il a deux chapitres, l’un sur l’obéissance et l’autre sur l’amour du silence. Même si ce n’est pas évident, les deux sont intimement liés entre eux. Et tous les deux – obéissance et silence – sont évidemment liés à l’humilité. D’ailleurs le chapitre 5 sur l’obéissance (dont nous nous occupons aujourd’hui), commence par l’affirmation : Le premier degré de l’humilité est l’obéissance. 

          Dans le latin, qui est la langue dans laquelle Benoît pense, comme d’ailleurs dans l’ensemble des langues latines, le même vocabulaire désigne l’action d’écouter et celle d’obéir.  Et les deux sont liées à la présence d’une communauté vivant selon une règle et dans laquelle quelqu’un est désigné pour interpréter cette règle en fonction des circonstances de temps et de lieu.  Alors que le sarabaïte est celui qui fait ce qu’il veut, comme il veut et quand il veut, le cénobite est celui qui écoute et obéit.

          Cette attitude, dit Benoît, au début de ce chapitre 5, est celle qui « convient à ceux qui estiment n’avoir rien de plus cher que le Christ. » C’est donc une question d’amour. 

          Dans la première moitié du chapitre, Benoît décrit l’obéissance sans hésitation et sans retard et il conclut cet exposé en disant que c’est là une imitation du Christ qui a dit : « Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. » 

          On ne comprendra rien à ce chapitre – ni d’ailleurs à l’ensemble de la Règle – si l’on conçoit l’obéissance comme une situation où une personne commande et toutes les autres obéissent. C’est là une vision enfantine qui conduit nécessairement à la réaction enfantine normale qui consiste à se rebeller contre toute forme d’exercice de l’autorité.  Pour Benoît, l’obéissance est une réalité communautaire.  Elle implique que l’on a choisi d’être les disciples du Christ, de vouloir vivre l’Évangile au sein d’une communauté avec d’autres frères, de se conformer à une règle commune et à un ensemble de comportements librement choisis et d’accepter qu’au sein de cette communauté diverses personnes aient reçu diverses responsabilités.  La communauté se construit sans cesse lorsque chacun sereinement l’exercice de ces diverses responsabilités et elle s’effrite chaque fois que, refusant cette obéissance mutuelle, l’un ou l’autre, sous prétexte d’autonomie adulte impose sa volonté propre à l’ensemble du groupe.

          Pour comprendre ce chapitre 5 de Benoît sur l’obéissance, il faut le lire à la lumière de son chapitre 71 sur l’obéissance mutuelle.  Au début de ce chapitre 5, Benoît décrit ainsi l’attitude de ceux qui veulent imiter le Christ obéissant :

En raison du service sacré dont ils ont fait profession... dès qu’un ordre leur est donné par un supérieur, ils l’exécutent comme s’il s’agissait d’un ordre de Dieu, sans souffrir le moindre retard.

          Le mot latin qui est rendu par « supérieur » dans cette traduction est le mot maior.  Ce n’est pas évidemment pas simplement l’abbé.  C’est n’importe quel membre de la communauté qui nous est plus ancien, soit par la date de son entrée en communauté, soit parce qu’il a reçu une charge qui lui confère la gestion d’un aspect de la vie communautaire, que ce soit l’organisation de la liturgie, du travail manuel, de l’infirmerie, etc.

          Obéir c’est accepter de vivre comme le membre d’une communauté bien structurée et bien organisée, et non de vivre soit selon son inspiration personnelle du moment ou selon sa fantaisie.  Je puis prier de diverses façons tout au long du jour au moment où j’en ai l’inspiration ou le goût.  Mais lorsque la cloche sonne pour la prière commune l’esprit d’obéissance décrit ici par Benoît demande que je laisse immédiatement toutes mes occupations pour me rendre à l’Office.  Lorsque je suis seul, je puis fredonner dans mon cœur ou de vive voix toutes les mélodies que je veux, modifiant librement des mélodies existantes ou en improvisant de nouvelles.  Mais lorsque je participe à la prière de la communauté, prendre la peine de regarder attentivement le texte et la mélodie qui servent à cette prière commune et les respecter est, dans l’esprit de Benoît, une réelle exigence d’obéissance et de respect de la communauté.

          Toute la première partie de ce Chapitre de Benoît sur l’obéissance (versets 1-15) décrit cette forme monastique d’obéissance évangélique à l’exemple du Christ.

          Dans la deuxième partie du chapitre Benoît décrit l’esprit dans lequel cette obéissance doit se vivre :

Cette obéissance – dit-il – sera agréable à Dieu et douce aux hommes si l’ordre donné s’exécute sans agitation, ni lenteur, ni mollesse, sans récrimination ni désaccord exprimé... car Dieu aime qui donne avec joie.

          Et il ajoute que la conformation aux ordres reçus ou aux règlements n’a aucune valeur devant Dieu si le coeur n’y est pas, c’est-à-dire si elle est faite de mauvais gré ou avec récrimination.

          Le but final est de former une communauté chrétienne authentique, c’est-à-dire de développer entre nous une véritable communion, comme celle qui existe entre le Père, le Fils et l’Esprit.  Il ne s’agit pas de se plier au vouloir d’un autre ou des autres, mais d’arriver à avoir une seule volonté et la marche commune vers un seul but, en renonçant chacun à notre vouloir propre, à l’exemple du Christ. 

Chaque fois que je vis selon la Règle, selon l’esprit de ma vocation je suis obéissant

 

Obéissance mutuelle

 

L’obéissance mutuelle (RB 71)

          Au début de sa Règle Benoît avait dit qu’il l’écrivait pour ceux qui voulaient « retourner à Dieu par le labeur de l’obéissance » (Prol. 2-3) et au chapitre 5 (v. 2) il avait dit que celle-ci est le propre de ceux « qui ne préfèrent rien au Christ ».  Cette obéissance qui est toujours une obéissance à Dieu, mais qui utilise diverses médiations, n’est pas seulement due à ceux qui exercent divers services d’autorité en communauté.  Selon Benoît cette obéissance à Dieu, cette « bonne chose qu’est l’obéissance » (oboedientiae bonum) s’exerce également lorsque les frères s’obéissent mutuellement, sachant que c’est par cette voie de l’obéissance qu’ils iront à Dieu.  Le chapitre 71 de la Règle, intitulé précisément « L’obéissance mutuelle (ou réciproque) » est la plus belle expression du sens profondément communautaire de Benoît.

          En cela Benoît dépend de la tradition monastique antérieure, et spécialement de saint Basile, qui voit dans cette obéissance réciproque une forme de service et donc une expression d’amour mutuel, citant le texte de la lettre de saint Paul aux Galates (5,13) : Par l’amour, mettez-vous au service les uns des autres. Même Cassien, malgré son orientation nettement érémitique, voir dans cette obéissance mutuelle une expression de l’amitié qui doit unir les frères les uns aux autres.

          Voici les deux premiers versets de ce chapitre de la RB 71 :

Cette bonne chose qu’est l’obéissance, ce n’est pas seulement envers l’abbé que tous l’exerceront, mais les frères s’obéiront mutuellement,

sachant que, par cette voie de l’obéissance, ils iront à Dieu.

          Cette obéissance ne consiste pas tellement à accomplir des ordres ou des commandements, mais avant tout en un profond respect de l’autre, et, plus spécifiquement dans une « écoute » de l’autre – ce que signifie le verbe latin oboedire.  C’est pourquoi Benoît, toujours conséquent avec lui-même, dit que les plus jeunes obéiront à leurs plus anciens, étant bien entendu qu’il s’agit de l’ancienneté correspondant au rang d’entrée en communauté et non de celle correspondant à l’âge.  Ainsi, tous, sauf le tout dernier entré en communauté, ont quelqu’un de plus jeune qu’eux et d’autres plus anciens qu’eux.

          L’obéissance mutuelle – dans tous les aspects de notre vie communautaire -- ne se fait pas nécessairement sans heurt ni tension.  C’est pourquoi, après les cinq premiers versets de ce chapitre 71 de la RB, qui traitent de cette obéissance, annoncée dans le titre du chapitre, les quatre versets suivants traitent de l’attitude à tenir lorsque l’ancien fait un reproche ou encore est lui-même indisposé.  Dans ce cas, celui qui reçoit le reproche ou la correction fait satisfaction en se jetant au pied de l’ancien jusqu’à ce que celui-ci ayant prononcé une bénédiction s’en trouve guéri.  C’est en effet le trouble – la commotio – de l’ancien qui a besoin d’être guérie (usque dum benedictione sanetur illa commotio). 

          Ce texte est très beau.  Si on le lit superficiellement et rapidement, on a l’impression qu’il s’agit simplement d’un exercice de pouvoir et d’autorité de la part de l’ancien et d’un geste d’humiliation de la part du plus jeune.  En réalité il s’agit vraiment d’un rapport mutuel, et lorsque l’ancien est troublé (commotus), que ce soit par la colère, l’indignation ou la surprise, c’est aussi bien par l’attitude respectueuse du plus jeune que par sa propre prière de bénédiction qu’il est guéri. 

          Nous venons au monastère pour nous convertir, pour nous laisser graduellement transformer à l’image du Christ, pour découvrir sa volonté et conformer la nôtre à la sienne.  Réunis en communauté par l’appel du Christ, nous nous encourageons et nous aidons mutuellement dans ce cheminement.  Cette vie en commun, jour après jour, année après année, n’est possible et « vivable » que s’il y a entre nous un grand respect.  Ce respect ne se limite pas à de bonnes manières, encore que celles-ci aient toute leur importance.  Ce respect implique l’écoute de l’autre, l’attention à sa volonté et à ses désirs.  (Cf. Phil. 2, 4-5 : Que chacun ne regarde pas à soi seulement, mais aussi aux autres.  Comportez-vous ainsi entre vous, comme on le fait en Jésus-Christ.) C’est là la nature profonde de l’obéissance, à tous les niveaux : écoute, puis communion des volontés et rencontre des désirs.  Dans une telle relation, des heurts et des frictions sont non seulement possibles mais inévitables. L’amour fraternel demande le respect non seulement de l’autre, mais de ses réactions, y compris de ses réactions violentes en certains cas.  Ce respect, qui est une autre forme d’obéissance, est non seulement un geste d’humilité et de communion, mais possède une dimension thérapeutique.

          Et c’est sans doute d’abord en ce sens qu’une communauté vraie est toujours, dans une certaine mesure, une communauté thérapeutique.