Nous avons deux personnages importants dans cette parabole : d’une part un juge qui ne craint pas Dieu et n’a d’égards pour personne ; d’autre part une veuve qui est faible, mais qui est convaincue de ses droits et est décidée de les faire valoir. À la fin, le juge donne à la veuve ce qu’elle demande, tout simplement pour qu’elle cesse de venir l’importuner.
Nous n’avons pas à chercher longuement pour trouver le sens de cette parabole, puisque Luc nous dit de quoi il s’agit : « Jésus dit une parabole pour montrer à ses disciples qu’il faut toujours prier sans se décourager. »
Nous avons dans la première lecture un autre exemple de prière constante et patiente, celui de Moïse. En plus de cette constance, Moïse et la veuve de l’Évangile ont autre chose en commun. Ils sont tous les deux du côté des faibles et des opprimés. La veuve, parce qu’elle en fait partie, Moïse parce qu’il appartient à un peuple d’opprimés. Et Dieu écoute toujours la prière de ces petits.
Il est possible que, dans cette scène évangélique Jésus ait fait allusion à une situation concrète connue de ses auditeurs ; mais nous ne le savons pas, et tout ce que nous savons de cette veuve est ce que Jésus nous en dit dans cette parabole. De Moïse, nous savons plus. Il était un Hébreu, élevé dans la maison du Pharaon d’Égypte. Il aurait pu devenir une personne importante dans le gouvernement de l’Égypte. Mais un jour il retourna voir les siens et il vit comment ils étaient traités. Dans un acte spontané d’indignation il défendit l’un de ses frères, et cet acte provoqua un enchaînement de faits qui transformèrent toute sa vie. Il dut fuir au désert pour échapper à la colère du Pharaon. Et là, dans le désert, il rencontra Dieu. Là, dans la solitude du désert, la chose la plus ordinaire devint une question brûlante, le buisson le plus ordinaire devint un signe de la présence de Dieu. Moïse reçut la mission de conduire à la liberté un peuple qui continuait à aspirer à la sécurité de sa captivité. Il demeura fidèle à son peuple ; et lorsque Dieu, déçu par ce peuple, voulut l’exterminer et donner une nouvelle nation à Moïse, celui-ci dit : « Non. Si tu te débarrasses d’eux, débarrasse-toi aussi de moi ! »
Cette solidarité radicale de Moïse avec son peuple explique la lecture d’aujourd’hui, où nous avons cette belle image de Moïse priant sur la montagne les mains élevées, alors que le peuple combattait dans la plaine. La victoire dépendait de la persévérance de Moïse dans la prière.
Cette histoire a été traditionnellement utilisée et manipulée pour en faire le fondement de la distinction entre deux formes de vocations dans l’Église : la vie active et la vie contemplative. Il y a évidemment une part de vérité dans cette interprétation. Mais il serait dangereux de forcer cette distinction, car, d’une part, ceux qui sont engagés dans la transformation du monde pourraient penser qu’ils sont dispensés de l’obligation de prier, puisqu’il y a les moniales et les moines qui le font pour eux ; et, d’autre part, les moines et les moniales pourraient essayer de justifier un manque de préoccupation pour les besoins de leurs frères et soeurs dans le monde en se considérant comme des personnes importantes ayant comme unique devoir celui de prier pour les autres.
Une telle interprétation oublie une réalité importante : celle que le Christ est venu. Il est descendu dans la bataille avec toute l’humanité et il est même mort dans cette bataille. Mais il est ressuscité et est désormais toujours présent à la droite du Père intercédant pour nous. C’est Lui le nouveau Moïse, pas nous. Quant à nous, les soi-disant « actifs », comme les soi-disant « contemplatifs », nous sommes tous engagés dans la même lutte contre les forces du mal, jusqu’à ce que la pleine victoire du Christ soit réalisée en nous et par nous. La première leçon à tirer de l’histoire de Moïse est un appel à la solidarité avec les faibles et les opprimés.
Il n’y a qu’une bataille, dans laquelle nous nous retrouvons tous. L’égoïsme et la haine qui conduisent à l’oppression de classes sociales par d’autres classes sociales, à l’oppression et la domination de nations par d’autres nations, est le même égoïsme et la même haine que nous portons tous comme une continuelle tentation et une constante blessure de nos coeurs. Il y a des personnes appelées à guérir ces plaies de l’humanité en consacrant toute leur vie à travailler activement à la suppression des injustices sociales ; d’autres sont appelées à le faire avant tout en luttant dans leur propre coeur contre le même pouvoir du mal, permettant au royaume des cieux de se réaliser en l’humanité à travers la conversion de leur coeur.
Nous sommes tous engagés dans la même lutte eschatologique. N’oublions jamais notre solidarité avec ceux qui, dans des vocations différentes et des modes de vie variés, travaillent à la réalisation de la victoire déjà conquise par le Christ, dans l’existence concrète de l’humanité. Nous sommes tous unis parce que notre victoire commune vient du nouveau Moïse, qui se tient, les mains levées, à la droite du Père. Il nous invite à nous joindre à sa prière.
Armand VEILLEUX