Luc nous dit que le Pharisien et le Publicain montèrent tous les deux au Temple pour prier. Le Pharisien pria vraiment, et sa prière pourrait bien être considérée humble. Il est vrai qu’il est conscient de sa justice, mais il sait que celle-ci est un don de Dieu. Il remercie Dieu de la grâce qu’il a reçue d’être un homme juste : « Mon Dieu, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres hommes... Je jeûne deux fois par semaine et je verse le dixième de tout ce que je gagne. » En réalité son attitude n’est pas très différente de celle de Paul dans la lettre à Timothée : « J’ai combattu le bon combat, j’ai fini la course, j’ai gardé la foi... » Quant au Publicain, il n’ose même pas lever les yeux vers le ciel. Il dit simplement : « Mon Dieu, prends pitié du pécheur que je suis! »
Ils ont prié tous les deux. Le Publicain est sorti du Temple justifié, mais pas le Pharisien. Que s’est-il produit ? Quelle fut la différence entre les deux ? Était-ce simplement une différence entre humilité et orgueil ? Non ! La différence était qu’ils ne priaient pas le même dieu. Nous avons toujours tendance à faire Dieu à notre image et à notre dimension – un dieu selon nos désirs. Et c’était précisément là le point de rupture entre Jésus et les Pharisiens. Le dieu des Pharisiens était un dieu qui leur donnait toutes leurs vertus et les faisait meilleurs que le reste des hommes. Ce dieu n’existe pas ; c’est une idole. Ce n’était certainement pas le Dieu que Jésus annonçait. Le Pharisien de cet Évangile ne croyait pas en Dieu mais, comme le dit Luc, il croyait en sa propre justice.
Le Publicain, dans son humilité et sa pauvreté, n’a pas d’image de Dieu. Il n’a pas construit un dieu selon ses désirs. Il n’élève pas la voix vers Dieu. Il se regarde lui-même, voit son état de péché et donc son besoin de guérison et sa capacité de croître et de recevoir une nouvelle vie. « Prends pitié du pécheur que je suis », dit-il. Et il reçoit une vie nouvelle. Il a trouvé Dieu dans l’expérience de sa propre indignité.
Assez souvent, dans nos évangiles dominicaux, nous avons vu comment nous tendons facilement à interpréter comme un enseignement moral ce que Jésus avait présenté comme un enseignement au sujet de son Père. En d’autres mots, nous transformons un enseignement au sujet de Dieu en enseignement au sujet de nous-mêmes ! Et cette façon d’infléchir le sens original d’une parabole est, en certain cas, aussi ancienne que les écrits mêmes du Nouveau Testament qui étaient, au point de départ, des collections de paroles de Jésus. Chaque évangéliste nous a transmis non seulement les paroles de Jésus, mais sa propre interprétation de ces paroles – une interprétation qui se manifeste souvent simplement par le contexte dans lequel un récit ou une parabole est resitué.
En plaçant cette parabole avec une parole de Jésus sur la prière (qui était notre Évangile de dimanche dernier), Luc la présente comme un enseignement sur la prière. Puis, Luc lui-même ou plus probablement quelqu’un d’autre y a joint une parole bien connue de Jésus « Qui s'élève sera abaissé; qui s'abaisse sera élevé. » Il l’introduit aussi par les mots : « Jésus dit une parabole pour certains hommes qui étaient convaincus d'être justes et qui méprisaient tous les autres. » Tout cela est bon et fort intéressant. Mais si nous considérons la parabole elle-même, en dehors de cette introduction et de cette conclusion, elle est, comme presque toutes les paraboles de Jésus, un enseignement au sujet de Dieu.
Le Dieu des Pharisiens était un Dieu qui avait établi un certain nombre de règles et de préceptes. Si vous connaissiez la recette et si vous mettiez tous les bons ingrédients dans votre vie, les mélangiez comme il faut et les cuisiez bien, votre salut était assuré. Vous aviez fait tout ce qui vous était commandé ; vous aviez donc droit à ce qui avait été promis. Le Dieu du Publicain, c’est-à-dire le Dieu de Jésus, n’est pas un Dieu qu’on peut acheter, même pas avec une vie vertueuse. C’est un Dieu de miséricorde. La justification et le salut qu’Il désire si ardemment nous donner sont fondées non pas dans nos bonnes actions et nos vertus, mais dans sa miséricorde. « Mon Dieu, prends pitié du pécheur que je suis! »
Pour nous, qui sommes si conscients et jaloux de nos droits, il est très déconcertant d’apprendre de Jésus que nous n’avons aucun droit à faire valoir auprès de Dieu. Tout ce qu’Il fait pour ses créatures est une manifestation gratuite de sa bienveillance. L’intervention de Dieu pour nous sauver du péché n’est pas une récompense pour nos mérites, mais une démonstration qu’Il est un Dieu de miséricorde, de tendresse et de pardon.
Armand VEILLEUX