Is 35,1-6a.10 ; Jc 5,7-10 ; Mt 11,2-11
Comme nous l’avons vu dans l’Évangile de dimanche dernier, Jean le Baptiste avait appelé ses contemporains à la conversion. Nourri spirituellement des écrits des grands prophètes d’Israël, il avait annoncé la venue de la colère divine, la venue d’un Messie qui jugerait les nations, séparerait les bons des méchants et exterminerait ces derniers : « Déjà la hache est prête à attaquer la racine des arbres ; tout arbre qui ne produit pas de bon fruit va être coupé et jeté au feu ».
Or, au moment même où Jean annonçait ce Messie, voici qu’un certain Jésus vient se faire baptiser au milieu de la foule. Jean a alors la claire révélation de l’Esprit-Saint, que ce Jésus est vraiment le Messie, l’Agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde. Au moment où elle lui avait été donnée, cette révélation lui paraissait si claire, si évidente, qu’elle lui semblait exprimer une vérité absolue. Or, voici que lui, Jean, qui a continué de remplir avec courage son rôle de prophète, jusqu’à reprocher à Hérode sa conduite, se retrouve en prison, et le Messie ne fait rien pour libérer son prophète. Bien plus, ce Messie n’agit pas comme Jean l’avait prévu et annoncé. Il ne condamne pas, il ne juge pas. Il se contente d’annoncer le Royaume de son Père. Est-il vraiment le Messie ? Faut-il en attendre un autre qui viendra finalement mettre de l’ordre dans la société et dans le Peuple de Dieu en exterminant les pécheurs ? Jean envoie donc ses disciples demander à Jésus : « Es-tu vraiment celui qui doit venir -- (celui que j’ai annoncé) -- ou devons-nous en attendre un autre ? »
On pourrait se demander si Jean passe réellement par une période de doute et d’incertitude ou s’il veut simplement que ses disciples deviennent les disciples de Jésus. Le texte de l’Évangile ne nous permet pas de donner une réponse certaine à cette interrogation. En réalité, cette réponse n’est pas importante, car ce qui est au cœur de ce récit, ce n’est pas Jean avec sa question mais bien Jésus avec sa réponse.
Nous avons ici l’une des plus belles pages de l’Évangile. La véritable question est celle-ci : « Lorsque Dieu entre dans l’histoire humaine, quels sont les signes authentiques de son action ? -- Si le Royaume de Dieu est arrivé, quelle en est la manifestation authentique ? »
Au temps de Jésus, de nombreuses manifestations religieuses pouvaient être considérées comme signes de la présence du règne de Dieu : il y avait le Temple ; avant tout, il y avait la Loi, les sacrifices, le culte officiel, les prières, le jeûne, les préceptes du sabbat, etc.
Ce qui est remarquable c’est que Jésus, dans sa réponse, ne mentionne aucun de ces signes traditionnels de la présence de Dieu, mais offre plutôt comme manifestations du royaume des faits qui n’ont apparemment aucune dimension religieuse, des événements profanes qui ne sont pas mentionnés dans les livres de théologie.
Considérons tout d’abord avec attention les premiers mots de Jésus : « Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez. » Qu’est-ce qu’ils entendent et voient ? – Que les personnes sont libérées des vieilles formes de servitude et que leur dignité humaine est restaurée. Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les morts ressuscitent et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres.
Où est donc le royaume ? Il faut être aveugle pour ne pas le voir. Lorsqu’une personne passe d’une condition moins humaine à une plus humaine, là se manifeste l’action de Dieu, là se trouve son royaume. Tout le reste est littérature. « Ce que vous entendez et voyez » dit Jésus. Si je veux savoir quel type de Chrétien je suis, je dois tout d’abord me demander non pas quelles sont les paroles que je dis, mais si mes actions aident les personnes qui m’entourent ou avec qui j’entre en contact, à se libérer graduellement et toujours plus de tout manque de liberté, soit intérieure soit extérieure – de toute forme d’oppression.
Comme Chrétiens, c’est-à-dire en tant que disciples du Christ, nous sommes appelés à proclamer la bonne nouvelle. Il n’y a pas de nouvelle qui soit vraie à moins qu’elle ne rapporte un fait réel. Une nouvelle qui ne correspond pas à un fait est un mensonge. Nous avons la responsabilité de rendre le Royaume de Dieu présent dans le monde d’aujourd’hui, là où nous sommes. Si nous proclamons sa présence en paroles sans le réaliser par nos actes, nous sommes des menteurs. C’est ce que Jésus veut dire lorsqu’il ajoute : « Bienheureux celui qui ne sera pas scandalisé à mon sujet ».
Il y a quelque chose de tragique dans la mission et la destinée de Jean-Baptiste. Il fut le plus grand des prophètes, il a annoncé la venue du Messie, il l’a reconnu lorsqu’il est venu, il lui a envoyé ses propres disciples, il a été fidèle jusqu’à la mort à sa mission d’appeler tout être à la conversion. Et pourtant il n’a pas perçu l’essentiel de ce que serait la mission de Jésus. Nous pouvons en retirer beaucoup de leçons. D’abord, celle qu’aucun prophète, si authentique soit-il, ne peut prétendre posséder toute la vérité ; aucun ne peut prétendre qu’on le suive aveuglément. En ce qui nous concerne personnellement, chacun de nous, si sûrs que nous soyons de notre foi et peut-être de nos expériences spirituelles ou même mystiques, si authentiques que celles-ci puissent être, il y aura toujours des pans entiers de la Vérité qui nous échapperont tant que nous serons encore en cette vie. Il nous faut avoir, comme Jean-Baptiste, le courage de « douter » et d’interroger Jésus.
Au niveau des peuples et de toute l’humanité comme au niveau de chaque individu, tous les fanatismes sont engendrés par une conviction démesurée de posséder la vérité ou d’être dans son droit. L’humanité connaît en ce moment une période dramatique de son histoire où une orgie de violence est engendrée par de tels fanatismes qui, quoique opposés, se nourrissent l’un à l’autre. Prions le Prince de la Paix d’arrêter notre pauvre humanité dans la voie suicidaire qu’elle a adoptée et de la guider sur la voie de la conversion, du dialogue et du pardon.