9 avril 2020 – Jeudi Saint
Ex 12, 1...14; 1 Co 11, 23-26; Jn 13, 1-15
H o m é l i e
Le Livre de l’Ancien Testament appelé le Deutéronome se termine par le récit de la mort de Moïse, tout juste avant l’entrée du peuple d’Israël dans la terre promise, où Moïse lui-même, d’ailleurs, n’entrera pas. Avant de mourir, Moïse récite un long cantique d’action de grâce et prononce une longue bénédiction sur les douze tribus d’Israël. Avant cela il rédige tout le texte de la Loi qui sera déposé auprès de l’Arche d’Alliance du Seigneur, laquelle accompagnera le peuple dans la terre promise. Et le récit du Deutéronome dit que Moïse rédigea ces articles de la Loi « jusqu’au bout », ou « jusqu’à la fin ».
Étant donné que le récit du dernier repas pris par Jésus avec ses disciples s’inspire visiblement sur plusieurs points de ce récit des derniers moments de Moïse, on peut certainement mettre en parallèle ce texte où il est dit que Moïse rédigea les articles de la Loi « jusqu’au bout », avec la première phrase du texte de saint Jean que nous venons d’entendre : « sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens... les aima jusqu’au bout. » Cet amour donc sera la nouvelle Écriture, la nouvelle Loi, que Jésus substituera à l’ancienne.
On sait comment saint Jean, qui est un grand mystique, aime souligner les aspects apparemment opposés mais complémentaires des mêmes réalités. Pour lui, le monde est à la fois le monde que Dieu aime et auquel il a envoyé son Fils et le monde qui a rejeté son Fils. Il dit à ses disciples qu’ils doivent être dans le monde et au service du monde, mais pas du monde. L’Évangile de Jean commence par l’affirmation que le Verbe s’est fait chair, qu’il est venu chez les siens et que les siens ne l’ont pas reçu. Ce même Évangile se termine par l’affirmation que Jésus, au moment de passer de ce monde à son Père, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. Les siens qu’il aime jusqu’au bout sont précisément ceux qui ne l’ont pas reçu, tout autant que ceux qui l’ont reçu. Cela est symbolisé par le fait que, parmi les disciples privilégiés avec qui il célèbre ce repas d’adieu, il y a non seulement les onze qui lui sont – ou en tout cas voudraient lui être – fidèles, mais aussi celui qui le trahira. C’est à eux tous que Jésus lave les pieds et eux tous qu’il reçoit à sa table.
Nous avons déjà là la révélation de l’aspect le plus profondément nouveau, le plus dérangeant de l’amour chrétien. C’est un amour qui s’étend – qui doit s’étendre – même aux ennemis ; sinon il n’est pas chrétien et n’est pas vrai.
Dans nos célébrations liturgiques, tout comme dans notre vie, nous tendons à donner une grande importance aux gestes symboliques, essayant même parfois de découvrir ou d’inventer de nouveaux symboles lorsque ceux qui sont traditionnels ne parlent plus. Or, Jésus dans l’Évangile ne fait jamais de gestes symboliques. Il fait plutôt constamment des gestes réels et concrets ayant une immense force symbolique. La mort de Jésus n’a pas été un sacrifice rituel ; il a été tout simplement assassiné. La dernière Cène n’a pas été un geste rituel. Ce fut un réel repas d’adieu. Le lavement des pieds n’a pas été pour Jésus un symbole. Se laver ou se faire laver les pieds par un serviteur avant de s’approcher de la table d’un banquet était, dans la Palestine du temps de Jésus, un geste concret nécessaire lorsqu’on venait de marcher dans la poussière ou dans la boue.
Pour Jésus, il n’y a pas de classes, ou de catégories, dans la communauté de ses disciples. Il y a simplement une variété de services. D’ailleurs il n’est pas dit dans quel ordre Jésus lave les pieds de ses disciples. Pierre ne semble d’ailleurs pas être le premier à qui il les lave, puisque le texte dit : « Lorsqu’il arrive à Pierre... » Quand lui, Jésus, qui remplit le service de Maître, se défait de son manteau, se ceint d’un tablier et se penche devant les pieds de ses disciples pour les laver ; et lorsqu’il leur dit « vous aussi, faites de même », il leur apprend que quiconque remplit un service à l’égard de ses frères, doit être disposé à se mettre les mains et même le nez dans la poussière et la boue de la vie quotidienne dans laquelle nous marchons tous. La supériorité n’est pas dans le titre ou la fonction, mais dans la qualité du service. Dans cet Évangile, Jésus nous appelle à nous mettre au service de tous nos frères et sœurs, c’est-à-dire de tous les humains.
Armand Veilleux