15 août 2020 -- Solennité de l'Assomption de Marie
Apoc 11,19; 12, 1...10; 1 Cor 15, 20-26; Luc 1, 39-56
 

Homélie 

          Ce récit de l’Évangile que nous venons d’entendre est empreint d’une fraîcheur qu’il fait bon de retrouver après avoir entendu le tableau plutôt violent de la vision de l’Apocalypse que nous communiquait la première lecture, ainsi que le texte de saint Paul nous décrivant le Christ écrasant de ses pieds tous ses ennemis, même si le dernier ennemi qu’il détruit est la mort.

 

          Saint Luc nous montre une toute jeune fille d’Israël, à peine enceinte, courir par les monts de Judée pour venir saluer sa vieille cousine, elle-même enceinte dans son âge avancé. Il est facile de reconnaître dans ce récit de Luc toute l’imagerie du transport de l’Arche d’Alliance décrite au chapitre 6 du 2ème Livre de Samuel.  Marie est la nouvelle Arche d’Alliance, où réside le Seigneur des Seigneurs ; et tout comme la première Arche avait été transportée à travers les montagnes de Juda jusqu’à la maison de Obed-edom de Gath, où elle avait été une source de bénédictions, de même Marie traverse à la course les montagnes de Juda, portant en elle le Fils de Dieu et apporte joies et grâces à la maison d’Élizabeth, sa cousine. Et les mouvements de joie de Jean-Baptiste dans le sein de sa mère reproduisent la danse de David devant l’Arche.

          Toutefois ne nous laissons pas charmer trop facilement par cette fraicheur.  Car dès que Marie entonne son chant de louange, cette louange prend déjà des tons presque guerriers, comme le récit de l’Apocalypse.  Il disperse les superbes. Il renverse les puissants de leurs trônes… renvoie les riches les mains vides. Et cela nous ramène au récit de l’Apocalypse.

          Au moment où Jean, le voyant de Patmos, écrivait son Apocalypse, l’Église était en proie à la persécution.  Beaucoup de Chrétiens étaient mis à mort parce qu’ils osaient confesser publiquement leur foi et refusaient de renier le Christ lorsqu’on voulait les y forcer.  Les « signes » du Dragon et de la Femme vêtue de soleil, la lune sous ses pieds et la tête couronnée de douze étoiles, représentaient, d’une part, l’Église et, d’autre part, le pouvoir oppresseur et persécuteur.  L’Apocalypse était à tout point de vue un écrit subversif. Ainsi l’était le Magnificat de Marie, qui proclamait la victoire finale des petits, des faibles et des opprimés. Mais attention ! Il ne s’agit pas dans ce Magnificat de la victoire d’une violence sur une autre violence, mais de de la victoire de l’amour de Dieu sur la violence des hommes.  Son amour s’étend d’âge en âge.  Un amour maternel, auquel le Nouveau Testament donne souvent le nom de miséricorde, traduisant une racine araméenne (rekhem) qui désigne le sein maternel.  Depuis ce chant de Marie, nous savons de façon très claire de quel côté est Dieu chaque fois que des humains, ses fils et ses filles, sont victimes de la violence.

          Tout comme l’auteur de l’Apocalypse fait une lecture des évènements de son temps à la lumière de cette révélation, ainsi devons-nous faire. Au cours des premiers siècles, c’était l’Empire romain qui menait une guerre sainte, au nom de la religion de l’État, contre les « sectes » nouvelles – et le christianisme était perçu comme l’une d’elles – qui étaient vues comme ennemies de la « religion ».  Aujourd’hui, sauf en de rares coins de la planète, les Chrétiens ne sont pas persécutés parce qu’ils confessent Dieu.  Mais, à l’échelle universelle, et peut-être d’une façon plus massive que jamais auparavant, les faibles et les petits sont écrasés par les grands et les puissants. Les témoins de la foi ne manquent pas. Mais lorsqu’ils sont éliminés, c’est en général pour avoir pris la défense des petits et des opprimés, et pour s’être identifiés à eux.

          Le dernier demi-siècle a connu plusieurs régimes totalitaires dont les puissants de ce monde se sont bien accommodés jusqu’au jour où il a semblé opportun de les renverser par la violence.  Mais à côtés de ces régimes totalitaires s’en est développé un autre, à l’échelle mondiale : le rouleau compresseur d’une forme d´économie mondiale qui n’a cessé d’engendrer la pauvreté des masses pour permettre l’enrichissement d’une minorité. Et, comble de tout, ce sont les masses les plus pauvres qui doivent porter le poids des remèdes aux crises engendrées par ce système économique lui-même, désormais déboussolé. 

           Devant cette situation, il est plus urgent que jamais que nous soit rappelé le message du Magnificat qui est celui de la victoire de l’amour sur la violence.  Si le témoignage de nos frères de Tibhirine continue d’avoir un tel impact partout dans le monde, c’est qu’ils ont incarné ce message : coincés entre deux violences ils ont refusé de choisir entre les deux.  Ils ont plutôt choisi de montrer le même amour à toutes les personnes, qu’elles se trouvent d’un côté ou de l’autre de ce fossé.  Ils l’ont payé de leur vie.  La même chose était arrivée à Jésus de Nazareth.

          La Femme de l’Apocalypse s’est retirée au désert.  Nous avons fait de même en venant au monastère.  Lorsque les premiers moines se retiraient au désert, ce n’était pas d’abord pour y trouver une tranquille intimité avec Dieu, mais plutôt pour y continuer avec le Christ et sa Mère la lutte contre les forces du mal : ces forces que nous rencontrons présentes en chacun de nos cœurs dès que la grâce d’une certaine lucidité nous est donnée.  Avec Marie poursuivons cette lutte afin d’être « assumés » nous aussi comme elle et avec elle dans la gloire et la béatitude de son Fils, le Premier Né.  Alors, comme Jean-Baptiste dans le sein de sa mère, nous tressaillirons de joie et comme Marie nous chanterons un éternel « Magnificat ».

 

Armand VEILLEUX