28 mars 2021, Dimanche des Rameaux
Is 50, 4-7 ; Ph 2,6-11 ; Mc 14,1-15,47
Homélie
Quel gaspillage !
Réussir sa vie est pour toute personne une chose importante. Certains sont plus soucieux que d’autres de percer dans leur milieu de travail ou dans leur environnement social, et, en tout cas, de développer leurs talents. Or, selon nos normes humaines d'appréciation, la vie de Jésus a été une vie gaspillée. Tout d'abord trente années de vie bien ordinaire à Nazareth, dans l'atelier de son père, durant lesquelles il ne semble avoir rien fait qui ait retenu l'attention de ses concitoyens, si bien que lorsqu'il commencera à parler en public on dira : « D'où a-t-il appris tout cela ? N'est-il pas le fils du charpentier ? » Et puis, durant ses trois années de vie publique, il a eu l'art de se mettre à dos toutes les personnes influentes du monde religieux, économique et politique. Et cela le conduira à la mort. Quel gaspillage ! si l'on s'en tient au jugement des hommes ambitieux de succès et de gloire.
C'est sans doute pourquoi le récit des derniers jours de sa vie commence par une scène de gaspillage. La scène se situe à Béthanie, non pas chez ses amis – Marthe, Marie et Lazare – mais chez un certain Simon le lépreux, qui n'est mentionné nulle part ailleurs dans l'Évangile. Il s’agit évidemment d’un nom symbolique. S’il avait été un vrai lépreux, cet homme n’aurait pas pu recevoir ni Jésus ni d’autres convives chez lui. Et, évidemment, il aurait demandé à Jésus de le guérir. Ce « Simon le lépreux » représente symboliquement tous les exclus, tous les malades, tous les pauvres. C’est vers eux que Jésus vient, pendant que tout le monde monte vers Jérusalem pour y pratiquer des rites religieux.
Et pendant que Jésus prend un repas chez ce marginal, une femme entre. Elle n’était pas dans la maison ; elle n’était donc pas invitée. Elle entre tout simplement, portant un flacon d'albâtre rempli d'un parfum très pur. Le nom de cette femme n’est pas mentionné et elle ne dit aucun mot durant toute la scène. Elle vient pour oindre Jésus de son parfum, en silence. Elle ne se limite pas à l'oindre avec le bout de ses doigts ni même à lui verser un peu de parfum sur le corps. Elle brise le flacon d'albâtre – qui a lui-même une grande valeur -- et lui verse tout le contenu sur la tête dans un geste fou comme peuvent l'être les gestes d'amour.
Quel gaspillage ! C'est justement ce que disent alors certaines des personnes présentes. Évidemment, comme ils le font remarquer, la femme aurait pu en faire tout simplement don à Jésus qui, n'en ayant vraiment pas besoin, aurait pu vendre ce vase et ce parfum et donner l'argent aux pauvres, qui sont d'ailleurs ses amis privilégiés. En défendant la femme contre ces critiques, Jésus indique bien que ce gaspillage est un symbole de sa propre mort. Quel gâchis, du point de vue humain ! Mais c'est par ce gâchis que nous avons reçu la vie en plénitude.
Dans cette onction de la tête de Jésus, on peut voir une allusion à l’onction de David par Samuel ( 1 Sm 10,1) et donc une reconnaissance de la royauté de Jésus, qui sera proclamée sur la croix. Les vrais disciples de Jésus, la communauté idéale de Jésus, représentée par cette femme, acceptent de voir leur roi en Jésus crucifié. Un amour qui répond à l’amour de Jésus se donnant totalement sur la croix.
Parmi ceux qui se scandalisaient de ce « gaspillage », il y avait Juda Iscariote, qui apparaît dans l'Évangile de Marc pour la première fois depuis la simple mention de son nom dans la liste des Douze. Juda, quoiqu’appelé par Jésus, a de tout autres valeurs. Non seulement l'argent a de l'importance pour lui, mais il veut réussir sa vie. II pensait la réussir en se joignant à ce jeune rabbi ou ce jeune prophète ; mais dès que le vent tourne, il tourne sa veste et se met du côté opposé.
La mort de Jésus apparaît clairement dans tout ce récit de Marc comme le résultat d'un complot bien orchestré. Par son parti pris pour les plus démunis, les plus faibles, les plus nécessiteux du peuple, et par son appel à la justice et au respect des droits de tous, Jésus a déstabilisé l'establishment religieux, politique et économique de l'Israël d'alors. Ils se sont débarrassés de Lui, même en utilisant la trahison de l'un des siens.
Parmi les nombreux enseignements que nous pouvons tirer de ce long récit il y a celui-ci : Nous sommes tous appelés, si nous voulons être fidèles à son exemple, à choisir entre les valeurs de pure efficacité matérielle, d'achèvement personnel, de réussite, d'une part ; et, d'autre part, les valeurs d'amour, d'amitié, de partage et de détachement. C’est un appel au « gaspillage » dans le sens où le dit Jésus : « Celui qui perd sa vie pour moi la trouve » -- en plénitude, dès ici-bas et dans l'éternité.
Armand Veilleux