5 septembre 2021 -- 23ème dimanche "B"
Is 35,4-7a; Jc 2,1-5; Mc 7,31-37
H O M É L I E
Les Évangiles nous montrent rarement Jésus en dehors du territoire d’Israël. Dans le passage qui précède immédiatement celui que nous venons de lire, dans l’Évangile de Marc, Jésus était allé dans la région de Tyr, au nord du Lac de Galilée. C’était une région limitrophe, avec une population mélangée, de religion surtout païenne. C’est là qu’il avait guéri la fille de la Syro-phénicienne. Et, au début du texte d’aujourd’hui, nous le voyons quitter Tyr, passer par Sidon, en direction du Lac de Galilée et aller directement en terre païenne, dans la fédération de dix villes qu’on appelait la Décapole.
Que fait Jésus en terre païenne, c’est-à-dire non juive ? Il ne prêche pas. Il n’essaie pas de convertir les habitants au judaïsme. Il ne leur parle même pas du Royaume, comme il le fait aux Juifs. Il fait plutôt advenir le Royaume. Il fait simplement une guérison. Et ce récit est une introduction à celui de la deuxième multiplication des pains.
Ce récit de guérison, qui est propre à Marc, est plein de détails lourds de symboles. On dit que le malade était sourd et muet. Or, l’adjectif grec (mogilalon) qu’on traduit ici par muet, et qui signifie plutôt quelqu’un qui parle difficilement, n’existait pas dans le grec classique et ne se trouve qu’une fois, ici, dans le NT et une fois dans l’AT, précisément dans la prophétie d’Isaïe que nous avions comme première lecture. Le texte de Marc renvoie donc explicitement à la prophétie d’Isaïe : Les yeux des aveugles s’ouvriront, les sourds entendront et la bouche de ceux qui ont de la difficulté à parler criera de joie.
Isaïe est le prophète de la consolation. Le peuple était encore écrasé par la douleur engendrée par l’exil à Babylone, et avait besoin d’un message d’encouragement et d’espérance, que lui donne Isaïe. Celui-ci évoque le souvenir de la terre de Palestine qui les attend après l’exil : une terre fertile et spacieuse, avec sa richesse naturelle, ses sources et ses torrents, un véritable paradis terrestre. C’est dans cette même terre que se trouve Jésus dans le récit de Marc.
On lui amène donc un sourd-muet. Celui-ci pourrait bien représenter, dans la pensée de Marc, les disciples qui, dans le texte précédent (=l’Évangile de dimanche dernier), n’avaient pas compris l’enseignement de Jésus (sur ce qui sort du coeur de l’homme), et ne pouvaient donc pas encore transmettre correctement le message de Jésus. On amène à Jésus ce malade ; il ne vient pas de lui-même, et il n’est pas dit qui l’amène. On supplie Jésus (on ne lui « demande » pas simplement ; on le « supplie ») – non pas de le guérir, mais de lui imposer les mains, et donc de lui transmettre sa force vitale.
Jésus lève les yeux au ciel, dans un geste de prière à son père, en soupirant – ce qui souligne l’importance du moment, et exprime probablement sa tristesse à cause de la lenteur de ses disciples à comprendre. Après avoir touché les oreilles et la langue du malade il dit à celui-ci : « Ouvre-toi ». Le mot « effata » est un mot araméen, un impératif à la deuxième personne du singulier. Jésus ne dit pas aux oreilles et à la langue « ouvrez-vous ». Il dit au malade, à la personne : « ouvre-toi ». Lorsque la personne s’ouvre à la grâce et à la personne de Jésus, elle peut parler et entendre. Elle est libérée de ses obstacles.
Revenons sur le contexte dans lequel Jésus accomplit ce miracle. C’est l’une des rares fois où Il pénètre en terre païenne. À ces non-Juifs Il ne parlera pas en utilisant le langage des prophètes d’Israël. Il n’essaiera évidemment pas d’en faire des Juifs. Il les évangélisera -- non pas en leur apportant un contenu intellectuel, en leur parlant du salut, mais simplement en réalisant le salut au milieu d’eux, en leur apportant ce salut sous forme de guérison.
En certains pays, de nos jours, il n’est pas possible d’annoncer l’Évangile en paroles, ce qu’on appelle « prosélytisme » étant interdit. En Algérie, par exemple. En ces pays, de petites communautés de Chrétiens évangélisent simplement en vivant la charité au milieu des gens. Comme l’ont fait nos frères de Tibhirine avec un résultat si évident et si surprenant.
Même nos sociétés européennes, qui, du point de vue matériel, sont des terres fertiles comme la Décapole du temps de Jésus, ont largement perdu le contact avec les expressions orales du message chrétien. Certains d’entre nous sont sans doute appelés à prêcher ce message en paroles. Mais ce n’est possible ni partout ni toujours. Ce qui est toujours possible, à nous tous et en tout temps, c’est de vivre le royaume, d’incarner l’amour chrétien dans des gestes de charité et de communion comme ceux de Jésus touchant de ses doigts les oreilles du sourd et touchant sa langue avec sa salive.
Le Règne de Dieu est dans les gestes avant d’être dans les paroles.
Armand VEILLEUX