30 juin 2019 – 13ème dimanche ordinaire "C" - 1 R 19, 16...21; Ga 5, 1...18; Lc 9, 51-62 - Abbaye de Cîteaux, France
H O M É L I E
La montée de Jésus vers Jérusalem est l’un des grands thèmes de l’Évangile de Luc. À tous les dimanches, à partir d'aujourd'hui et jusqu'à la fin de l'année liturgique, nous lirons une longue section de son Évangile racontant cette lente et souvent dramatique montée.
L'Évangile d'aujourd'hui commence par ces mots : "Comme s’accomplissait le temps où il allait être enlevé au ciel, Jésus, le visage déterminé, prit la route de Jérusalem. » Cette petite phrase, qui semble une entrée en matière élégante et innocente, est en réalité d'une intensité à faire frémir, si on la décortique un peu. Il faut dire que les traducteurs, dans quelque langue que ce soit, ont eu de la difficulté à rendre toute la force prégnante des expressions grecques employées par Luc. " Comme s’accomplissait le temps… » dit notre traduction. Luc dit, littéralement, "Comme les jours allaient être accomplis..." C’est la même expression que Luc avait utilisée dans son récit de la naissance de Jésus, "Comme les temps étaient accomplis où elle (Marie) devait enfanter..." On est donc arrivé à un moment décisif, à la fin des temps, à la naissance définitive de Jésus. Et cette naissance définitive, cette fin des temps, ce sera sa mort. Notre traducion dit : "Comme s’accomplissait le temps où il allait être enlevé au ciel, Jésus, le visage déterminé, prit la route de Jérusalem. » Cette belle paraphrase traduit assez bien le sens de la phrase grecque. Mais une traduction littérale serait beaucoup plus brutale. Il faudrait traduire : "Comme le temps approchait où il allait être éliminé".
Quelle est l'attitude de Jésus face à cette fin brutale de son ministère, qui déjà se dessine. Non seulement il en est conscient, mais il la regarde en face, et il se dirige résolument vers le but. « Le visage déterminé (il) prit la route de Jérusalem ». Ici de même, si l'on traduisait littéralement on dirait : "il durcit sa face pour prendre la route de Jérusalem", ou bien, selon une autre traduction qui rend assez bien le sens, "il prit irrévocablement la route de Jérusalem".
La mission de Jésus sur terre s'achèvera dans un échec retentissant, appelé la Croix. Très tôt il en est conscient. Cela ne l'empêche pas d'être totalement fidèle à sa mission, et d'accepter résolument l'échec. En cela il nous enseigne beaucoup. Même dans l'ordre purement naturel, la vie humaine n'est pas normalement une longue suite de succès. Elle est faite, à tous les niveaux, d'une alternance de réussites et d'échecs. La personne qui mûrit et grandit, tout au long de sa vie n'est pas celle qui nie ses échecs, mais celle qui sait les gérer, c'est-à-dire les accepter clairement pour ce qu'ils sont, en tirer les leçons, mettre un point final à un chapitre, puis tourner sereinement la page et commencer un autre chapitre. La tentation ne manque jamais, soit de ne pas reconnaître l'échec pour ce qu'il est et de feindre de le prendre pour un succès, soit de s'y complaire d'une façon masochiste. L'attitude de Jésus est tout autre : Il a entrepris un chemin et il ne déviera pas de sa route même s'il sait que Jérusalem tuera le dernier des prophètes comme elle en a tué bien d'autres.
Jésus doit, en cours de route, former à la fois la communauté de disciples qui l'accompagnent et ceux qui se présentent à Lui. Il doit aussi traverser la Samarie. Or, on sait qu'il y avait une grande tension et de l'animosité entre les Juifs dont la capitale religieuse était Jérusalem et les Samaritains, dont la capitale religieuse était Samarie. Il envoie ses disciples préparer sa venue chez les Samaritains, et c'est aussi pour eux un insuccès, car ils ont sans doute annoncé l'arrivée du grand prophète qui montait vers Jérusalem pour y être couronné roi-messie ! Ils n'avaient encore rien compris. Leur mission est un échec et non seulement ils en blâment les Samaritains, mais ils veulent se venger d'eux en faisant descendre sur eux le feu du ciel ! – Combien de fois ne blâmons-nous pas les autres de nos échecs personnels et ne voulons-nous pas les en punir ?
Sur la route – sans doute encore dans le pays des Samaritains – se présentent à Jésus deux personnes qui veulent le suivre et, entre les deux il y en a une que Jésus invite Lui-même à le suivre. Ces personnes ne sont pas nommées, comme le sont normalement les disciples que Jésus appelle. Il s'agit donc de figures types. Il s’agit de chacun de nous, selon les circonstances de nos vies.
Au premier, qui dit : "Je te suivrai partout où tu iras", Jésus ne répond pas quelque chose comme: "Bravo, bienvenu dans mon groupe !". Il ne lui pose même pas une seule question. Il lui trace seulement les exigences de ce qu'il veut entreprendre ; et il le fait en décrivant simplement ce qu'il vit lui-même : "Le Fils de Dieu n'a pas où reposer la tête." À l'autre qui lui dit: "Je te suivrai... mais laisse-moi d'abord faire mes adieux aux gens de ma maison", il répond: "Celui qui met la main à la charrue et regarde en arrière n'est pas fait pour le royaume des cieux..."
Mais il y a l'autre, celui que Jésus appelle Lui-même. Comme dans toutes les autres vocations semblables, Jésus dit simplement : "Suis-moi". Il ne dit pas comme font souvent les supérieurs de nos jours : "Tu sais, j'ai pensé que peut-être tu pourrais considérer la possibilité d'accepter telle responsabilité... peut-être voudras-tu y penser durant quelques semaines." Jésus dit tout simplement "Suis-moi"; et le sens de ce "Suis-moi" est éclairé par tout le contexte de cette montée vers Jérusalem. Il monte vers Jérusalem pour y mourir. Cela donne un poids énorme à l’expression « Suis-moi ».
Chacun de nous a reçu un appel personnel. Notre cheminement sera normalement fait d'un mélange de réussites et d'échecs, de satisfactions personnelles et de déceptions. Nous grandirons vers la plénitude de la Vie à travers ce cheminement, dans la mesure où, comme Jésus, notre regard et notre visage seront décidément et irrévocablement tournés vers le but, advienne que pourra.
Armand VEILLEUX