Chers Frères, en débutant ce Carême, lors de l’homélie du Mercredi des Cendres, nous avions évoqué l’hypocrisie, la dualité plus ou moins prononcée qui habite chacun de nous. Et nous étions invités, pendant ces 40 jours, à nous en affranchir, à nous libérer du regard sur soi, du regard de l’autre, à faire grandir la personne que nous sommes et non pas le personnage, en regardant Celui dont l’amour ne peut nous manquer. L’hypocrisie, disions-nous, était finalement l’expression de cette peur de ne pas être aimé, et elle était aussi une entrave à la foi puisqu’elle ne s’appuyait pas sur Dieu, le reléguant à la seconde place, le rejetant en dehors de la ville.

 

Et bien les deux textes d’évangile que nous avons entendus en ce dimanche des Rameaux et de la Passion nous montrent une nouvelle fois, d’une part, l’hypocrisie à l’œuvre à travers les grands prêtres, Judas ou encore Simon-Pierre, et d’autre part, comment Jésus a, lui, pleinement assumé qui il est, en aimant et en se sachant aimé, en donnant de sa personne au point de se donner tout entier, et en nous ouvrant le chemin de la vie, chemin fait de simplicité, de vérité et finalement de réalité.

Celui qui est acclamé en entrant dans Jérusalem, par cette foule hypocrite qui ne sait pas encore qu’elle se retournera contre lui, est « monté sur une ânesse… plein de douceur » ou encore, selon d’autres traductions, humble, modeste. Jésus ne se gargarise par des louanges, car son regard est tourné vers le Père et sa volonté : « non pas comme moi, je veux, mais comme toi, tu veux. » (26,39). Et pour cela, comme nous le dit Matthieu, « Il vient vers toi ». En cette Semaine Sainte qui commence, une nouvelle fois, Jésus vient vers nous parce qu’il cherche sans cesse à briser ce qui nous empêche de l’accueillir, quel que soit notre refus. Et cette volonté du Père qui lui tient tant à cœur, c’est en nous qu’il veut l’accomplir. Et c’est dans la prière qu’il trouve la force de faire cette volonté, alors que dans le même temps les apôtres, et nous avec eux, nous dormons, l’abandonnant déjà. Et pourtant, ici encore, c’est dans sa propre prière, dans sa propre relation au Père, qu’il nous invite à construire notre vie, à traverser nos épreuves.

Le roi des juifs plein de douceur sur son âne est aussi, est déjà, le roi des Nations, c’est-à-dire le salut apporté à tous. Après sa condamnation, alors même qu’il est moqué par la cohorte romaine, qu’on lui donne un roseau en guise de sceptre et qu’on le lui arrache des mains pour le frapper ; alors qu’il s’enfonce dans la solitude et la souffrance humaine, rejoignant toutes nos solitudes et nos souffrances, il avance confiant vers le Père, assurant son Royaume et sa Gloire. Et ces soldats, qui l’ont pourtant mis à nu, ne savent pas le voir comme il faudrait le voir, comme les juifs n’ont pas su l’entendre. Ils ne savent pas, nous dit Jean-Louis Ska, que « La scène du couronnement d’épines est… en réalité, contre toute apparence, l’acte d’intronisation de Jésus comme notre roi. » Voilà ici encore, comment Jésus vient à nous, humble, modeste, rejeté, ignoré, et surtout, jusqu’où il vient à nous.

Face à ce spectacle du juste supplicié, face au spectacle des souffrances de notre monde, comme nous le rappelle aujourd’hui la crise du coronavirus, nous ne pouvons pas rester spectateurs. Simon-Pierre, assis, voulait « voir comment cela finirait » (26,58), croyant finalement que tout cela ne le toucherait pas dans sa vie, dans sa peau. Mais l’interpellation d’une simple servante l’a sorti de sa torpeur, ou plus exactement lui a montré comment il n’était pas prêt à affronter l’épreuve, lui qui affirmait en se comparant aux autres, qu’il ne renierait pas ; lui qui n’a « pas eu la force de veiller seulement une heure » (26,40) ; lui qui « ne connai(t) pas cet homme » (26,72) au moment même où « cet homme » se révèle. Lui qui est en réalité moi, vous, nous. L’humilité de notre Dieu, sa kénose, ne sont en réalité que les révélateurs de notre propre petitesse, petitesse qu’il nous faut reconnaître et accepter.

Il y a en nous tout ce qui nous empêche de voir l’œuvre de la vie, sa grandeur, et de croire en sa victoire. Et puis il y a, à l’instar de ces « nombreuses femmes qui observaient de loin. Elles (qui l’) avaient suivi depuis la Galilée pour le servir » (27,55), comme une petite lumière qui semble se deviner. Ces femmes nous ouvrent à l’espérance du matin de Pâques car déjà, de façon mystérieuse, comme nous travaille la Parole, la prière et l’amour, comme nous travaille cette vie monastique quotidienne que nous menons ensemble, « se formait en elles le message qu’elles auraient à annoncer » (Ska). Qu’en cette Semaine Sainte, qu’en ce temps d’épreuve pour notre monde, nous puissions nous aussi découvrir combien Dieu est présent dans toutes nos profondeurs – qu’elles soient lumière ou ténèbres - et choisir de le suivre sur le chemin du don et de la confiance, de la simplicité et de la réalité.