Mercredi des Cendres

(Mt 6,1-6.16-18)

Mars 2022

Frères et Sœurs, dans sa Règle, saint Benoît ne cesse de nous mettre en garde contre la volonté propre, cette volonté qui fait de notre personne le point d’attention, la référence, le cœur de la vie et du monde. Ce penchant égocentré, si naturel, Benoît sait qu’il est difficile de le combattre et de le convertir, mais la vie qu’il nous propose au monastère est organisée pour rendre possible ce détachement de soi dans un attachement à Dieu et aux frères. Lucide, là encore, il sait que, sur ce chemin, nous ne pouvons pas sans cesse avancer à un rythme soutenu, car nous finirons toujours par nous relâcher. C’est pourquoi il se réjouit pour nous de ce temps du Carême qui commence. Je le cite : « La vie d’un moine devrait être, en tout temps, aussi observante que durant le Carême. Mais, comme il en est peu qui possèdent cette perfection, nous exhortons tous les frères à vivre en toute pureté pendant le Carême, et à effacer, en ces jours sacrés, toutes les négligences des autres temps. » (RB 49,1-3). Alors, certes, peut-être ne faut-il pas mettre la barre trop haute, et se rappeler dès maintenant que 40 jours, ça peut être long, et que nous y connaîtrons encore des chutes. Mais néanmoins, nous sommes invités à considérer et à découvrir ce temps comme un cadeau qui nous est fait, comme de multiples occasions qui nous sont données pour poser quelques gestes de conversion ou tout simplement de prise de conscience qu’un autre chemin est possible, qu’une autre manière d’être soi et d’être en relation est non seulement faisable, mais encore nécessaire parce qu’elle ouvre à la vie.

L’aumône, la prière et le jeûne, dont nous parle l’évangile, participent de ce chemin de libération. Et c’est pourquoi nous ne devons pas percevoir le Carême comme un mauvais moment à passer, comme une obligation annuelle, où nous aurions, comme le dit Matthieu, « un air abattu » ou « une mine défaite » (6,16). Au contraire, il faut nous réjouir, nous parfumer la tête, dit encore Matthieu, parce que ce temps nous ouvre à la relation comme une promesse, une « récompense » (6,16).

L’aumône, c’est le partage, la vie avec l’autre. Alors certes, nous pouvons partager nos biens, mais, reconnaissons-le, nous donnons souvent de notre superflu, rarement guère plus. Alors, par exemple, nous pouvons aussi partager ce qui, dans notre monde, semble de plus en plus précieux et rare : notre temps. Et ça, c’est souvent plus difficile, et pourtant nous savons, après coup, que ça en vaut la peine, puisque la vie est dans la relation à l’autre. Et puis, en inversant la perspective, nous pourrions être attentifs à ce que les autres nous donnent, l’aumône qu’ils nous font face à nos pauvretés. C’est en se découvrant aimé que nous percevons notre valeur, et non pas en faisant « sonner la trompette devant (soi) […] pour obtenir la gloire qui vient des hommes. » Le Carême est ce temps où il nous est possible de démasquer l’illusion et la fuite.

La prière aussi nous offre un décentrement salutaire. Elle nous tourne vers Celui dont nous apprenons à dépendre ; vers Celui qui nous envoie vers les autres pour retrouver notre chemin vers Lui et découvrir enfin qui nous sommes. Comme le disait Monseigneur Claverie : « Prier c’est se rendre capable de recevoir ». Le Carême est un temps pour nous « rendre capable de recevoir », recevoir la vie du Ressuscité, Celui dont tous ensemble nous sommes les membres.

Le jeûne, lui, nous interroge sur notre rapport aux choses, à la matérialité, que ce soit la nourriture ou la boisson, ou encore, par exemple, internet ou les bavardages. C’est prendre du recul par rapport à ce que nous ingurgitons au quotidien, pour voir ce qui nourrit ou non, ce qui construit ou disperse. Et, dans cette abondance ou dans ce manque, nous pouvons découvrir quelle est la place de Dieu, celle des autres, et finalement la nôtre. Le Carême, c’est se retirer « dans (la) pièce la plus retirée, ferme(r) la porte » (6,6), pour s’ouvrir le chemin vers l’autre.

Frères et Sœurs, Matthieu nous dit qu’il y a une récompense qui nous attend, mais elle n’est pas à prendre, elle est à recevoir. Elle n’est rien de matériel, de maîtrisable, mais elle est relation, présence, intimité : « Ton Père qui voit dans le secret te le rendra. » Mais plus encore, l’aumône, la prière et le jeûne, ne sont pas tant des voies d’accès au Père, que les manifestations de cette relation avec Lui. C’est lui qui est la source de notre être et qui veut engendrer au quotidien nos gestes d’amour. C’est parce que nous sommes aimés de Lui, habités par Lui « qui est présent dans le secret » (6,6), qu’il y a en nous cette force et cette grâce de l’aumône, de la prière et du jeûne.

Alors, en cette eucharistie, demandons d’entrer dans ce Carême, en suivant le Christ, en nous enfonçant avec lui dans le désert, en prenant résolument la route de Jérusalem, et croyons qu’avec lui, qu’avec les frères qu’ils nous donnent, nous pouvons nous laisser nourrir et façonner à son image.