Rameaux 2022

(Luc 22-23)

Avril 2022

Frères et sœurs, si nous gardons souvenir de notre enfance, de ces premières fois où nous avons entendu ce récit, nous nous rappelons notre étonnement face à cet incompréhensible retournement de situation où l’on passe d’un accueil enthousiaste, lorsque Jésus arrive à Jérusalem, à une foule hostile, sans pitié. Étonnement face à cette violence et cette volonté de tuer Jésus ; face au sang, aux larmes et à la mort ; face à un monde qui s’effondre. L’enfant que nous étions ne s’était pas trompé. S’il lui était probablement difficile de comprendre que c’était le Fils de Dieu qui était ici en croix, il avait perçu – mais peut-être était-ce la même chose – que c’était un innocent que l’on était en train d’humilier, de persécuter et de tuer.

Cette violence, ce meurtre de l’innocent, s’il n’a jamais cessé de hanter notre monde, se fait plus proche, aujourd’hui. Depuis maintenant un mois et demi, ce qui se passe en Ukraine nous remet sous les yeux et la violence, et l’innocence. Et en ce jour où nous réentendons la Passion du Christ, nous savons que cette parole dit quelque chose du drame qui se vit, et qu’elle dit quelque chose à celles et ceux qui le vivent, comme à celles et ceux qui le voient et l’entendent.

Si nous suivons attentivement le procès de Jésus, nous découvrirons sans difficulté qu’il est innocent. Devant Pilate, Jésus est accusé de vouloir se faire roi et de vouloir soulever le peuple. Pilate a la certitude qu’il n’a rien à craindre d’un tel roi quand Hérode le lui renvoie affublé « d’un manteau de couleur éclatante » (23,12). Et comment pourrait-il croire qu’il soulèverait le peuple quand ce même peuple demande sa mort ? Ainsi Luc nous montre les contradictions de ce procès qui mettent en évidence l’innocence de Jésus, mais aussi, mais surtout, ce qui est à l’œuvre, ce qui est à la source de l’injustice et du meurtre : le pouvoir, le mensonge, la violence, la peur, l’égoïsme, la lâcheté, etc. Tout cela habite notre monde, habite cette guerre, et habite notre intérieur, nos pensées, nos profondeurs.

Il y a deux semaines, nous fêtions l’Annonciation. Dans l’homélie que je donnais, en lien avec cette guerre en Ukraine, je citais Maurice Zundel : « Ce ne sont plus des foules en marche, ce ne sont plus des armées prêtes à l’invasion, ni des migrations innombrables […] qui vont décider de l’avenir du monde. C’est maintenant un dialogue secret de Dieu avec une jeune fille », Marie. Oui, plus que nous le croyons, le sort du monde repose dans ce dialogue entre Dieu et chacun d’entre nous, repose sur ce qui se joue à l’intérieur de nous-mêmes. Et la Passion, à l’image de la trahison de Judas, du reniement de Pierre, de la lâcheté de Pilate, nous dévoile ce qui se joue en nous, nous dit notre faiblesse, notre bassesse, voire nos cruautés. Dans la chaleur du Cénacle, Pierre affirmait ne pas renier son Seigneur, s’appuyant uniquement sur sa force, alors que « aujourd’hui[-même], par trois fois », il le renia (22,34).

Quand Dieu se fait homme, quand il s’abaisse jusqu’à l’humiliation de la croix, quand il descend dans le tombeau, c’est pour assumer et relever nos faiblesses. Nous ne lutterons pas contre la guerre par notre bonne volonté, notre révolte, nos émotions, parce que cette guerre et toutes les autres, disent notre incapacité à vivre par nous-mêmes dans l’amour. A la source de ces guerres, il y a toutes celles que nous nous livrons les uns aux autres au quotidien par cet amour que nous nous refusons, ces attentions que nous ne nous donnons pas, ces indifférences et égoïsmes. Et c’est là que Jésus veut venir, c’est là qu’il vient mettre ce que seul lui est capable de puiser, c’est-à-dire ce qu’il a montré dans toute sa vie et qui s’est vérifié dans sa passion : l’amour des ennemis, le pardon, la non-violence, le service, etc. Et cette force de l’amour, il ne la cherche pas en lui-même, comme s’il était un super-héros, comme si nous devions devenir des super-héros à l’instar de ce que Pierre a tenté de faire. Non, cette force il l’a trouvée dans son dialogue, le seul à seul, la prière en toute confiance, avec le Père. C’est dans cette remise entre ses mains qu’il a vécue au quotidien, bien avant d’expirer sur la croix, qu’il a été habité par la force d’aimer et de pardonner, qu’il a été poussé par l’Esprit.  Et c’est cette force qu’il veut nous donner ; c’est ce chemin de la vie en Dieu qu’il veut nous ouvrir.

Frères et Sœurs, Jésus, par sa vie et par sa mort, n’a rien ébranlé des structures politiques et religieuses de son temps. Mais, à l’image de ce centurion, il a pénétré et retourné des cœurs – un par un - où désormais il habite, où désormais il change le cours du monde, le cours des guerres. Alors en ces temps qui sont les nôtres, en cette Semaine Sainte qui s’ouvre pour nous, reconnaissons nos faiblesses et refusons de nous appuyer sur nos propres forces comme si elles étaient notre armée, et ouvrons nos cœurs à Celui-là seul qui veut et qui peut en faire germer la paix et la vie.