Rameaux 2019
Frères et sœurs, la célébration d’aujourd’hui a une dimension paradoxale, soufflant en quelque sorte le chaud et le froid. Nous l’avons commencée par la lecture de l’évangile de l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem, et nous-mêmes, nous nous sommes mis en route, dans une procession qui, malgré sa gravité, se veut joyeuse.
Et puis, à peine installés dans l’église, nous avons entendu les lectures, le psaume et la Passion selon saint Luc, où cette fois la joie s’obscurcit, se cache comme le soleil de « la sixième… jusqu’à la neuvième heure » (23,44), au point que non seulement nous ne marchons plus, mais après être longuement restés debout, nous tombons symboliquement sur nos genoux. Si je souligne ce paradoxe, c’est pour attirer notre attention sur d’autres paradoxes, d’autres contradictions, qui jalonnent l’évangile que nous venons d’entendre.
Nous pouvons par exemple évoquer l’attitude de Judas qui livre Jésus par un baiser, mêlant ainsi amour et trahison. Ou encore l’apôtre Pierre qui, soulignons-le, suit Jésus emmené par les gardes ; Pierre donc qui suit encore Jésus, mais « à distance ». Et Pierre, bien-sûr, qui le renie, lui qui disait être prêt à le suivre jusqu’à la mort. Ces 2 attitudes, ces 2 disfonctionnements rejoignent celui de la foule qui, après avoir accueilli triomphalement Jésus, demandera sa crucifixion. Et ces contradictions sont aussi présentes du côté des grands prêtres : ils arrêtent Jésus de nuit, comme un bandit, alors que, comme il le leur dit : « chaque jour, j’étais avec vous dans le Temple – avec vous -, et vous n’avez pas porté la main sur moi » (22,53). Et surtout, cette attitude double, fausse, du Sanhédrin qui demande à Jésus s’il est le Christ, le Fils de Dieu, mais non pour le reconnaître, non pour lui rendre gloire, mais pour le condamner.
Tous ces paradoxes nous rappellent que la Passion n’est pas seulement un lieu où Dieu se révèle, mais aussi un lieu où l’homme se dévoile. Alors même que nous dépouillons Jésus de ses vêtements pour le flageller et le mettre en croix, c’est l’homme, c’est nous, qui sommes dépouillés, mis à nus, révélés dans notre faiblesse, dans nos contradictions, mais aussi, mais surtout dans notre besoin de Salut. Il y a en nous une division, une incapacité à s’unifier, à être pleinement et librement soi-même. Et là encore, l’évangile met en lumière notre faiblesse. Alors que le Christ, de ses bras étendus sur la croix, vient pour rassembler tous les hommes, mais aussi tout l’homme, les grands prêtres l’accuse devant Pilate, « de semer le trouble dans notre nation » (23,2). Jésus est accusé de diviser, de mettre en péril, ce que Dieu a créé, rassemblé, libéré quand il fendit en deux la Mer Rouge. Il diviserait et paradoxalement il rassemblerait et fortifierait le mal, à l’image de Pilate et de Hérode qui « ce jour-là devinrent des amis, alors qu’auparavant il y avait de l’hostilité entre eux. » (23,12). Et l’on retrouve la même unité dans les moqueries et les injures des chefs des prêtres et des soldats.
Et il y a enfin la dernière division, celle des « deux malfaiteurs, l’un à droite et l’autre à gauche » (23,33), l’un qui l’injurie et l’autre qui le défend ; deux hommes nus sur une croix qui se découvrent tels qu’ils sont, incapables de se donner le salut, mais l’un d’eux capable de reconnaître celui à qui il peut le demander. Alors oui, Jésus sème le trouble, la division dans la nation, mais dans la nation des menteurs et des malfaiteurs, car c’est pour ouvrir à chacun un nouveau chemin, une nouvelle Mer Rouge à l’image du « Rideau du Sanctuaire (qui) se déchira par le milieu » (23,45). Oui, Jésus sème la division, mais c’est pour abolir toute division, pour qu’« aujourd’hui, avec moi, tu (sois) dans le Paradis » (23,43). Jésus a assumé toutes nos divisions, toutes nos contradictions, afin de nous ouvrir à autre chose, ne pas nous enfermer, nous emprisonner en elles : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. » (23,34).
Alors, suivons-le, regardons-le sur les chemins de la Galilée ou sur la croix, attachons-nous à lui, lui seul qui peut nous libérer de nos divisions, contradictions, de tout ce qui nous entraîne à la mort. « Le Rideau du Sanctuaire se déchira par le milieu (et) Jésus poussa un grand cri » (23,45-46) : il se donne à nous de toutes ses forces, de tout son être ; il se déchire pour nous. Il est à la fois celui qui ouvre la Mer, celui qui la passe et celui qui nous la fait passer avec lui. Et cette mer ouverte de part et d’autre ressemble à ces deux mains du Père entre lesquelles Jésus remet son esprit. Frères et Sœurs, aujourd’hui, cette semaine, toute notre vie, nous sommes appelés, les yeux fixés sur le Christ, à vivre ce passage dans les mains du Père pour entrer dans la vie que Dieu nous donne, dans la vie que Dieu veut pour nous. En cette eucharistie, demandons-lui de vivre ces jours saints dans cette foi et cette espérance.