Mercredi des Cendres
(Mt 6,1-6.16-18)
Février 2023
Frères et sœurs, ces quatre derniers dimanches, nous avons écouté le début du sermon sur la montagne de saint Matthieu. Aujourd’hui, c’est exactement la suite de ce sermon qui ouvre le temps du Carême. Dimanche dernier, comme la semaine précédente, nous en étions arrivés à ce que l’on appelle les antithèses où Jésus dit à ses auditeurs : « Vous avez appris qu’il a été dit […] Eh bien ! moi, je vous dis ». Jésus nous invitait à vivre la Loi de l’intérieur et non, comme il nous le dit encore aujourd’hui, comme un conformisme purement extérieur : « Ce que vous faites pour devenir des justes, dit-il, évitez de l’accomplir devant les hommes pour vous faire remarquer. » Ce qui est à la base de notre action, de notre vie – et pour nous, de notre vie monastique ; ce qui est au fondement de ce Carême qui commence, c’est notre relation à Dieu, la vérité de cette relation. Nous ne pouvons pas jouer ; nous devons nous laisser démasquer, devant lui – qui voit tout – et devant les hommes. D’ailleurs, comment pourrions-nous suivre le Christ durant ce temps liturgique ; comment pourrions-nous le suivre jusqu’à la croix, sans le trahir, le renier, l’abandonner ; comment pourrions-nous être, dès avant l’aube, au tombeau, si cette relation avec lui n’orientait pas toute notre vie, toutes nos actions, tout notre désir ? Notre vie repose sur le fait que nous sommes voulus par Dieu, que nous sommes aimés de lui. C’est lui qui nous crée, qui nous engendre, nous qui, sans lui, ne sommes rien. « Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière » (Gn 3,19), dit l’une des deux formules d’imposition des cendres. En entrant dans ce Carême, il s’agit pour nous de reprendre conscience, de creuser davantage, cette relation vitale qui nous lie à Dieu. Voulons-nous vivre avec lui, pour lui, à partir de lui, ou voulons-nous vivre sans lui, par nous ? C’est bien de cela dont il s’agit dans l’évangile, en Carême, en toute notre vie. « Devenir des justes », comme nous le dit Jésus, c’est-à-dire, nous ajuster à Dieu, être au diapason avec lui, tourner et garder tourné notre regard vers lui. Dieu finalement comme seul critère, seule échelle, seul repère sur le chemin qui est le nôtre – chemin personnel et communautaire. Et il est clair donc que Benoît ne nous égare pas quand il dit que « la vie d’un moine devrait être, en tout temps, aussi observante que durant le Carême » (RB 49,1).
Mais ce chemin, s’il demande nos pieds, nos jambes, notre vie toute entière, est pourtant, en même temps, à recevoir. Si nous vivons des efforts en ce Carême, une ascèse, c’est moins pour accélérer la marche que pour se mettre davantage en capacité d’accueillir, d’entendre, de désirer ce qui est donné, ce qui est déjà là. Dans la deuxième lecture, Paul nous dit que c’est par le Christ « identifié au péché » que « nous deven(ons) justes de la justice même de Dieu. » (2 Co 5,21). C’est lui qui nous veut juste et qui nous ajuste à lui. Et Paul nous exhorte ainsi « à ne pas laisser sans effet la grâce reçue de lui » (6,1). Voilà notre feuille de route pour ce Carême : accueillir la grâce, reconnaître que nous avons besoin de sa grâce, ne pas la laisser sans effet.
Cette grâce, justement, nous pouvons la vivre, la découvrir dans l’aumône, la prière et le jeûne, dont nous parle Jésus. L’aumône, c’est ce que nous pouvons nous offrir les uns aux autres. Choisir, pour ces jours et ces semaines qui viennent, d’être davantage dans l’offrande de soi, dans l’accueil de l’autre. Une charité qui, comme nous l’entendions dimanche aux vigiles dans une lettre de saint Augustin, (une charité qui) nous enrichit plus nous en faisons usage. Une charité, une aumône qui est alors bien une grâce.
La grâce de la prière aussi. Alors que sur le conseil de Jésus nous nous retirons « dans [notre] pièce la plus retirée [et] ferm[ons] la porte », nous nous ouvrons, par cette prière, un espace, nous le multiplions, nous sortons de nous-mêmes, de nos enfermements. Dieu nous ouvre infiniment, et toute rencontre, quand elle est donnée, quand elle est don de soi, nous ouvre à plus grand, à meilleur. Le Carême n’est donc pas ce temps sombre du replie, mais celui du passage vers les grands espaces, vers la vie.
Et c’est bien là aussi la grâce du jeûne qui nous désencombre et qui là encore nous ouvre un au-delà, une résurrection.
En ce Carême, comme nous l’avons chanté avec le psaume 50, Dieu veut créer en nous « un cœur pur […], renouvelle(r) et raffermi(r) au fond de [nous notre] esprit » (12). Dieu le veut, et il s’agit pour nous de « ne pas laisser sans effet la grâce reçue de lui » ; il s’agit de le vouloir au quotidien, de le vouloir de nouveau après chaque chute, chaque échec ; de le vouloir patiemment. Ainsi, comme le dit encore le psalmiste, nous sommes appelés à retrouver « la joie d'être sauvé » (14), à vivre du salut et de la joie du salut. Alors marchons confiants, ensemble, sur ce chemin.