Jeudi saint 2023
(Jn 13,1-15)
Avril 2023
Frère Célestin, l’un des moines de Tibhirine, disait : « Ce n’est pas rien d’avoir pour frère aîné ce Jésus lavant les pieds de ces pauvres hommes de son équipe. » Et quand il écrivait cela, il parlait en connaissance de cause, puisqu’il s’occupait d’un foyer où se retrouvaient des personnes sortant de prison, où des bagarres éclataient parfois et où, de temps à autre, il prenait lui aussi des coups. Comment alors ne pas réentendre les derniers mots de Jésus dans l’évangile : « C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous » (15). Le frère Célestin nous redit ici combien suivre le Christ nous appelle à engager toute notre vie, et même jusqu’à tout notre corps. Et nous savons que les dernières années de la vie de ce moine témoigneront particulièrement de cet engagement dans les pas de son Seigneur, puisqu’il sera assassiné en 1996 avec ses frères. Résonnent alors pour nous, d’une façon singulière, les mots de Jésus dans la deuxième lecture : « Ceci est mon corps, qui est pour vous. Faites cela en mémoire de moi » (1 Co 11,24). Jésus, après avoir pris notre condition, nous a encore donné son corps, sa vie. Les moines de Tibhirine et tant d’autres martyrs, par fidélité à celui qui les a appelés et qui leur a fait don de son corps et de sa vie, ont eux aussi donné leur corps et leur vie, pour lui, pour leurs frères, pour nous.
Le Christ a donc donné sa vie et l’Eglise parle de sacrifice. Non pas un sacrifice imposé à la volonté, mais un don de soi au Père et aux hommes, qui, dans les circonstances, est allé jusqu’à la croix, « jusqu’au bout » (1), nous dit saint Jean. L’Eglise dit aussi que c’est l’Unique Sacrifice, le don vers quoi tout converge et d’où tout découle. Ce que nous offrons à Dieu sur cet autel, ce n’est rien de moins que le don du Fils à son Père, don qui ne se répète pas, mais qui ne cesse de se réaliser. Le Fils ne cesse « de passer […] à son Père, [… de] s’en [aller] vers Dieu » (1.3). Ainsi, quand nous célébrons l’Eucharistie, nous sommes invités, convoqués à nous inscrire dans ce mouvement : adhérer au Fils, nous associer à lui, pour passer, aller au Père, pour nous recevoir de lui, pour être fils dans le Fils. C’est lui le Grand Prêtre qui nous rassemble, nous pétrit pour nous offrir, pour que nous nous offrions à Dieu et aux hommes.
A l’instar du don du Christ, ou de celui des moines de Tibhirine, le don de nous-mêmes dans la célébration eucharistique ne peut être déconnecté de notre vie quotidienne. Ce don, nous dit Jésus dans l’évangile, est service, et notre modèle, c’est le Christ aux pieds de ses disciples. Nous l’avons dit, « c’est un exemple » qu’il nous a donné afin que nous fassions comme il l’a fait pour nous. Servir, et servir dans l’humilité, comme, une fois encore, ce Dieu aux pieds de ses disciples. « Le lavement des pieds est le sacrement de l’autorité chrétienne », disait un exégète : quel retournement ! Et le Père Cantalamessa ajoutait que « l’humilité est vraiment la manière royale de ressembler à Dieu et d’imiter l’Eucharistie dans notre vie. » Or, le premier pas d’humilité que nous avons à vivre, c’est celui pour lequel nous célébrons l’Eucharistie, c’est-à-dire la reconnaissance que nous avons besoin de Dieu pour trouver le chemin de la vie, le passage de la mort à la vie. Un autre pas dans l’humilité, toujours dans cette idée que nous ne pouvons y arriver tout seul, c’est que nous ne sommes pas seuls justement, que les autres sont là à nos côtés et que nous avons besoin d’eux. Besoin non pour nous servir d’eux mais, parce que Dieu veut nous rassembler, pour nous lier avec eux, nous « laver les pieds les uns aux autres » (14). Ainsi, nous pouvons découvrir que, dans le Christ, donner sa vie est certes un acte personnel, mais c’est aussi un acte communautaire. Et là encore, la fragile communauté de Tibhirine nous en a donné un exemple éloquent. C’est tous ensemble, chacun sa personnalité, mais pas les uns sans les autres, qu’ils ont été témoins, martyrs de la présence eucharistique du Christ dans leur vie quotidienne, dans celle de leurs voisins, celle de l’Algérie des années 90. Et leur témoignage ne cesse de porter du fruit.
Frères et Sœurs, en ce jour où nous faisons le mémorial de l’offrande de son corps et de sa vie, notre frère aîné nous rapproche et de lui, et du Père, et de nous, tous ensemble, pour nous former, nous conformer en communauté de témoins de son amour, de témoins qui vivent et se nourrissent de son amour. Que notre offrande soit bien celle de nos vies et de la vie de notre monde ; qu’elle soit espérance et confiance en Dieu ; qu’elle soit signe, semence et fruit de notre charité. Amen.