Mercredi des Cendres

(Mt 6,1-6.16-18)

Février 2024

Frères et Sœurs, par trois fois dans cet évangile, nous avons entendu ces mots : « ton Père qui voit dans le secret te le rendra » (4.6.18). Et si c’était ça le Carême : Dieu qui voit dans le secret ; et Dieu, qui rend, qui veut donner, qui veut se donner ?

Dieu qui voit dans le secret, non pas comme un juge omniprésent, despotique, qui oblige, qui contraint et qui châtie. Ce Carême, c’est librement qu’il nous est demandé de le vivre. En quelque sorte, c’est à nous d’en faire quelque chose ou de n’en rien faire. Mais plus profondément, si Dieu voit dans le secret, c’est qu’il est là, présent, au cœur de notre vie et de notre être. La bonne nouvelle de cet évangile et la bonne nouvelle de ce temps qui s’ouvre devant nous, c’est ce rappel de la présence de Dieu dans notre vie et dans celle de notre monde blessé. Nous ne sommes ni orphelins, ni abandonnés à nous-mêmes. Alors, durant ce Carême, il s’agit de rejoindre ce Dieu présent, d’avoir conscience de sa présence, et surtout de vivre de cette présence, de cette rencontre. Le Carême n’est donc pas d’abord un temps de pénitence, de sacrifice, mais un temps de retour à l’essentiel, à ce qui nourrit vraiment, à ce qui seul peut faire vivre. Un temps de retour à Dieu, comme nous le disait le prophète Joël dans la première lecture et comme nous le demande saint Benoît : « Revenez à moi de tout votre cœur » (2,12). Dieu nous dit : « Viens… Reviens », et cet appel il nous faut l’entendre, l’écouter, le goûter.

Trois moyens nous sont ici donnés pour faire et refaire ce chemin vers Dieu : l’aumône, la prière et le jeûne. Au centre, bien sûr, la prière, la relation à Dieu, vécue « dans la pièce la plus retirée » (6), la porte fermée. C’est-à-dire, renoncer à essayer de contrôler, de maîtriser ce qui nous arrive, ce que nous avons à faire et comment nous voudrions le faire, pour d’abord, en quelque sorte, le déposer devant un autre, et mieux, le recevoir de lui, avec lui. Il nous l’a dit : il « est présent » (6) et agissant. Pendant ce Carême, consentir à s’en remettre à Dieu et à ne pas agir comme si nous étions seuls. La prière comme véritable relation.

L’aumône, c’est la relation à l’autre, aux autres ; le partage, autre mot pour dire ce que devrait être la relation. L’aumône ne règlera jamais tous les problèmes de pauvreté du monde, mais elle fera de nous des frères et des sœurs ; elle nous enrichira, nous décloisonnera.

Et puis, en dernier, le jeûne, c’est-à-dire, moi-même. Le jeûne me rend à moi-même en me libérant de ce qui m’encombre : nourriture, peut-être ; plus généralement confort, sécurité ; mais aussi bavardages, pensées, mauvaises-pensées ; le jeûne de son faux-moi, de sa volonté propre. Finalement le jeûne, c’est découvrir que ce Dieu qui voit dans le secret m’aime comme je suis, m’aime précisément lorsque je suis nu, pauvre, sans artifice. Et ainsi le jeûne, c’est consentir à s’aimer soi-même, à se voir soi-même comme Dieu m’aime. Et alors, à mon tour, être capable de reconnaître en l’autre celui qui est aimé de Dieu, être capable de l’aimer comme Dieu l’aime. Il y a une chasteté dans le jeûne qui s’approche des choses et des autres en les respectant pour ce qu’ils sont vraiment.

Et cette chasteté, c’est l’attitude qui nous est demandée dans cet évangile. Il s’agit peut-être moins de nous préconiser des moyens – à travers l’aumône, le jeûne et la prière – que de nous inviter à les vivre comme il se doit, c’est-à-dire sans hypocrisie, sans vouloir les « accomplir devant les hommes pour [n]ous faire remarquer » (1). Et cela est vrai pour tout ce que nous faisons, et notamment nous les moines. Notre façon de prier, de servir, de jeûner n’a pas pour but de nous faire remarquer de nos frères ou de nos hôtes, mais bien de rencontrer le Seigneur, et davantage, de nous laisser engendrer par lui. Et là est la « récompense » (1.2.5.16) dont nous parle Jésus dans l’Evangile : « ton Père qui voit au plus secret te le rendra ». Notre récompense, c’est la vie en Dieu ; c’est de croître en filiation ; c’est de grandir en fraternité. Si c’est notre intérêt égoïste que nous cherchons dans ce que nous vivons, alors nous errons dans le désert sans trouver ce que nous cherchons. Mais si nous consentons à descendre dans le secret de nos vies, dans le silence de notre être, dans sa nudité, pour y rencontrer Celui qui donne la vie, qui met sur le chemin de la vie, le chemin du retour, alors nous trouverons la vie. Nos actions, nos résolutions de Carême ne sont pas, en soi, capables de nous rendre meilleures. Par contre, elles peuvent nous donner d’aller à la rencontre de Celui qui nous rend meilleur, de Celui qui œuvre en nous, depuis toujours, dans un secret qu’il veut nous révéler. Que cette Eucharistie et que ce temps de Carême nous donnent la grâce de cette rencontre.