Jeudi saint
(Jn 13,1-15)
Mars 2024
Frères et sœurs, un jour, un moine âgé, qui n’est pas de cette communauté, m’a dit : « Jusqu’à mes 50 ans, j’ai fait ! J’ai fait, parce qu’on nous disait que vivre c’était faire. Et puis, on nous a dit qu’il fallait être avant de faire ! Alors j’ai essayé d’être. Et un jour j’ai compris, sur le tard, qu’il ne fallait ni être, ni faire, ou plus exactement pour être et faire, il suffisait de déposer sa vie. » Déposer sa vie, ne pas vouloir la maîtriser, la programmer, la retenir ; l’abandonner dans les mains d’un autre, faire confiance à la vie elle-même parce qu’elle nous est donnée, voulue par Dieu ; parce qu’elle est la vie de Dieu. Déposer sa vie, comme Jésus « dépose son vêtement » ; comme Jésus se donne tout entier à son Père, à son amour, à son écoute ; comme Jésus, aux pieds de ses disciples, qui se donne à eux sans rien se refuser. Et pour ce moine, déposer sa vie, c’était alors oser la rencontre avec l’autre, sans calcul, ni peur ; aller vers lui avec tout ce que nous sommes, même ce que nous ne connaissons pas encore, et qui se donnera justement dans cette rencontre. Et donner à cet autre, lui tendre, lui offrir ce qui ne nous appartient pas parce que donné gratuitement, gracieusement autant à lui qu’à nous.
Jésus donne et se donne. Il faut l’imaginer lavant les pieds de ses disciples, Lui, « le Seigneur et le Maître » (14). Mais surtout, il faut avoir conscience que ce sont aussi nos pieds qu’il lave, c’est à nos pieds qu’il est là, maintenant. Avant d’être élevé sur la croix, dans le même mouvement d’amour, il est là, abaissé, à genoux, devant chacun d’entre nous, et, depuis toujours, durant toute notre vie, il lave nos pieds qui se sont tantôt dirigés vers le bien et tantôt vers le mal. Où qu’ils aient traînés, où que nous les ayons entraînés, le Seigneur les prends dans ses mains, nous prend dans ses mains, nous aime et nous pardonne.
A chaque eucharistie ce mystère du don est à l’œuvre. Don où, dans le même mouvement, Jésus se donne à son Père et à nous, nous configure à lui et nous donne au Père. Et c’est cela que nous sommes invités à accueillir, à reconnaître, à incarner, pour le dire et le donner à notre tour, dans nos vies, par nos vies, qui, à l’exemple de la sienne, à sa suite, doivent être données : « C’est un exemple que je vous ai donné, dit-il, afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous » (15).
Dieu est un Dieu donné, et c’est là tout le mystère de la Trinité. Mais nous aussi, créés à son image, nous sommes des êtres donnés, appelés à se donner. Donnés d’abord à nous-mêmes par la vie que nous avons reçue. Mais surtout donnés aux autres, appelés à nous donner en suivant le Christ « jusqu’au bout » (1), jusqu’aux pieds de ses disciples, jusqu’aux pieds de nos frères.
En se donnant - dans le pain et le vin, dans celui qui se fait serviteur, ou encore sur la croix - Jésus nous dit qui il est et qui nous sommes. En chaque eucharistie, nous entendons ce message, cette parole, qui vient frapper à notre cœur, à notre vie, et qui nous donne de devenir ce que nous recevons. Alors même « que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père » en aimant « les siens […] jusqu’au bout » (1), en mourant sur la croix, Jésus nous dit ce que c’est que de vivre et nous donne de le vivre : nous « laver les pieds les uns aux autres » (14) ; nous donner, nous servir, nous aimer les uns les autres.
Et, franchement, ce n’est pas simple… Combien de replis sur soi, d’égoïsmes, de refus ! Et pourtant, le pire esclavage n’est pas de laver les pieds des autres, de les servir, mais de ne vouloir servir que soi, d’abord soi ; esclavage le plus commun dont Jésus veut nous libérer. « Laisse sortir mon peuple afin qu’il me serve » (Ex 7,16), dit Dieu à Pharaon, dit Jésus en ce soir de la Cène aux petits pharaons que nous sommes tous. Et il le dit non pas en ouvrant la Mer Rouge devant nous, mais en se donnant lui-même. C’est sa personne, seulement sa personne, qui ouvre un véritable passage, une Pâque devant nous.
Certains l’ont bien compris, même s’ils l’ont payé de leur vie. Et pourtant, paradoxalement, ces morts nous semblent bien vivants. Je pense une nouvelle fois aux martyrs de Tibhirine, là aussi comme exemple qui nous est donné. Frère Christian disait que « nous avons deux vies à donner : celle du Christ et la nôtre. Impossible d’offrir l’une sans l’autre ». Et ailleurs, il écrivait qu’« on reconnaît le Christ à la ‘fraction’ des siens ». Et les siens, aujourd’hui, c’est nous. Et Frère Christophe qui nous ouvre un véritable chemin par ces quelques mots : « Le don : voilà le vrai mouvement capable de faire aller ma vie… Il me reste à Lui obéir ».
Frères et sœurs, en cette Sainte Cène, demandons la grâce de vivre du don. Vivre du don en l’accueillant ; vivre du don en en faisant le gouvernail de notre vie, sa dynamique, son souffle. Avec confiance et gratitude, déposons donc notre vie sur cet autel pour qu’elle participe du don de Dieu pour le salut du monde.